Mae WEST était une personnalité hors-norme. Une femme puissante doublée d'une bombe sexuelle qui sut utiliser le scandale à son avantage pour électriser la scène de Broadway et le cinéma américain pré-code tant par son physique plantureux, sa démarche chaloupée, son accent de Brooklyn, ses regards équivoques tout comme ses dialogues remplis de doubles-sens. Scénariste, productrice, actrice, découvreuse de talents (elle imposa notamment Cary GRANT), Mae WEST était issue du burlesque, entre revue et music-hall grivois avec des femmes peu vêtues. Elle écrivit des pièces pour Broadway telles que "Sex" en 1926 sur les rapports entre sexe et argent et "The Drag" en 1927 avec des travestis de Greenwich village. Cet avant-gardisme qui lui valu de faire un petit séjour en prison pour outrage mais qui lui fit aussi une énorme publicité se retrouve bien évidemment lors de son basculement vers le grand écran: "La vertu, c'est louable mais ça ne remplit pas les caisses des cinémas". On l'y voit jouant les vamps salaces jusqu'à ce que le code Hays en 1934 l'oblige à ruser avec le système puis à se réinventer dans des shows culturistes à Las Vegas. Si l'on ajoute qu'elle mit en avant autant qu'elle le put les talents de la communauté afro-américaine, on voit se dessiner un portrait d'une grande cohérence. Celui d'une femme capable de déjouer toutes les entraves pour imposer sa vision du monde, celui dessiné par des femmes fortes et libres, assumant leurs formes et leurs désirs et complices des minorités invisibilisées et opprimées.
Attention, moment historique!! "Alice Guy tourne une phonoscène" est le premier making-of de l'histoire du cinéma. Un précieux instantané de cette époque dite du "cinéma premier" encore expérimentale où les femmes occupaient les postes-clés. L'effet produit est d'ailleurs le même que celui du carton d'archives des années 10 et 20 de la cérémonie des Oscars ouverte à l'occasion du documentaire des soeurs Kuperberg, "Et la femme crea Hollywood" (2015) où l'on découvre une foultitude de femmes tenant les rênes du pouvoir. La phonoscène tournée par Alice GUY date d'avant son départ pour les USA, à l'époque où elle travaillait pour Gaumont. Il s'agit de tester un dispositif rudimentaire d'enregistrement du son en synchronisation avec l'image. Outre l'aspect pionnier de cette technique (comme d'autres dans la carrière de Alice GUY) on est impressionné par la machinerie du tournage en studio: lampes électriques, réflecteurs, caméra et phonographe à deux pavillons, appareil photo. Et Alice GUY dirigeant l'ensemble, aidée par des assistants. On estime à plus d'une centaine les courts-métrages musicaux qu'elle a tourné avec les techniques et dans les studios Gaumont. Ce film de tournage dont on ne connaît pas l'auteur immortalise le bal des Capulets au début de l'Opéra de Roméo et Juliette de Charles Gounod et nous en dévoile les coulisses.
Peter LORRE avait un physique atypique avec son visage lunaire, ses yeux globuleux et sa silhouette trapue. Il est aussi un acteur à jamais associé à un rôle, celui de M dans "M le Maudit" (1931) de Fritz LANG. Il a d'ailleurs à la fin de sa carrière plusieurs fois joué avec un autre acteur hors-norme associé à un rôle de monstre à visage humain: Boris KARLOFF. Cependant ce qui frappe lorsqu'on regarde le documentaire qui lui est consacré, c'est le parallèle que l'on peut faire entre la personnalité tourmentée de l'acteur et un parcours qui ne l'est pas moins. La carrière de Peter LORRE comme celle de ses contemporains austro-hongrois épouse en effet les soubresauts de l'histoire. Né dans un Empire englouti à la fin de la première guerre mondiale, il part faire carrière dans le théâtre à Berlin au cours des années 20 avant de jouer dans le film de Fritz LANG qui le rendit célèbre dans le monde entier. Contraint à l'exil après l'arrivée au pouvoir de Hitler qui ne l'avait pourtant pas identifié au départ comme juif (ce qu'il était, son véritable nom étant Laszlo Löwenstein), il entame une deuxième carrière au Royaume-Uni puis aux USA où il excelle dans des seconds rôles de classiques tels que la première version de "L'Homme qui en savait trop" (1934), "Arsenic et vieilles dentelles" (1941) ",Le Faucon maltais" (1941) ou encore "Casablanca" (1942). Néanmoins, il est cantonné dans des rôles de méchant et ne parvient pas à s'affranchir de l'image de monstre qui lui colle à la peau. C'est peut-être pour exorciser ses démons (externes mais aussi internes, l'homme étant enclin aux addictions et instable) qu'il retourna en Allemagne réaliser son seul film, au titre profondément évocateur, "Un homme perdu" (1951). Son échec le contraignit à revenir aux USA et à des films fantastiques de série B où l'on constate la dégradation de son apparence avant une mort prématurée en 1964.
Le 21 mars 1896, un an après leur premier film, les frères Lumière filment le lancement du voilier Persévérance à sa sortie des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer. Dérogeant pour une fois à la composition du cadre selon une diagonale, ils installent leur caméra frontalement, de façon à saisir trois lignes du premier au dernier plan: une rangée de spectateurs endimanchés, la coque du navire en train de passer devant eux et derrière le quai, une autre rangée de spectateurs avec en toile de fond le chantier naval. On remarque que certains d'entre eux au premier plan paniquent au passage du navire et s'écartent. Il faut dire qu'ils paraissent minuscules à côté de la masse d'acier qui semble les frôler. L'impression rendue est celle d'un panneau coulissant qui révèle progressivement la profondeur du champ, comme sur une scène de théâtre. Le Persévérance finira sa carrière coulé par les allemands en 1917. Quant au film, il bénéficie aujourd'hui comme d'autres vues Lumière d'une version colorisée.
Une personnalité riche pour un documentaire qui ne l'est pas moins. "Citizen Jane, l'Amérique selon Fonda" revient sur la carrière de celle qui au départ n'était qu'une "fille de" destinée à faire fantasmer les hommes avec des rôles stéréotypés de pom-pom girl. Comme elle l'explique dans "Sois belle et tais-toi" (1976), si elle a réussi à échapper à la chirurgie esthétique, elle a dû porter pendant les dix premières années de sa carrière de faux cils, des cheveux teints en blond et de faux seins, lui donnant de faux airs de Brigitte BARDOT en rejoignant la "collection" de Roger VADIM. Jusqu'à ce que comme sa consoeur féministe française, Delphine SEYRIG, elle ne se rebelle au début des années 70 après avoir tourné son premier film en prise avec le réel "On acheve bien les chevaux" (1969), notamment au travers de combats politiques (contre la guerre du Vietnam notamment) qui lui valurent de nombreux ennuis avec le gouvernement Nixon et l'Amérique conservatrice mais aussi une carrière remarquable au sein du nouvel Hollywood. Quant à sa réinvention en reine de l'aérobic dans les années 80, elle est expliquée comme un moyen de se réapproprier son corps et de vaincre ses troubles alimentaires, face au star system mais aussi face à son père qui la dévaluait constamment, la trouvant trop grosse. De fait, Jane FONDA apparaît comme une guerrière capable de surmonter traumatismes (suicide de sa mère, viol dans l'enfance, trois divorces) et maladies (plusieurs cancers), à la manière d'une Pam GRIER. Une dure à cuire que l'on a encore pu voir à l'oeuvre dans un moment d'anthologie du film "Youth" (2015) de Paolo SORRENTINO.
L'idée de départ du film était prometteuse: en finir avec la reproduction d'un traumatisme familial se transmettant de génération en génération au moyen d'une enquête approfondie se basant sur les archives pléthoriques laissées par la mère et la grand-mère de la réalisatrice, Mona ACHACHE: livres, carnets, photographies, enregistrements d'émissions de radio et de télévision etc. Mais aussi en faisant incarner Carole Achache, la mère de Mona par une actrice professionnelle, Marion COTILLARD. Disons-le tout de suite, sa prestation est incroyable et devrait être montrée à tous les détracteurs de cette actrice tant elle est aux antipodes des rôles dans lesquels on est habitué à la voir. Marion COTILLARD est une formidable actrice de composition, ce qu'elle avait brillamment démontré dans "La Mome" (2007) qui lui avait ouvert les portes de Hollywood mais depuis, ce talent avait été sous-exploité. Hélas, la réalisatrice n'a pas réussi à tricoter les matériaux hétéroclites qu'elle avait à disposition en un ensemble qui puisse tenir la route. Le film est extrêmement brouillon si bien que rapidement, on ne sait plus ce qui appartient à Monique (la grand-mère), à Carole (la mère) et à Mona (la fille). C'est sans doute voulu pour montrer la malédiction de la répétition du même schéma familial mais cela finit par nous faire décrocher. Plus embêtant, la sophistication du procédé retenu et la saturation du cadre par les archives, notamment les milliers de photos représentant Carole créé un effet de distanciation et de saturation narcissique qui tue dans l'oeuf toute émotion. Il y a quelque chose de poseur dans ce film, de complaisant. On se lasse de voir le même visage, le même corps (souvent dénudé), la même voix dupliquée des centaines de fois nous racontant ses expériences de jeune bourgeoise cherchant à s'encanailler. Ca se regarde et s'écoute beaucoup trop parler et à force d'ambivalences, cela jette un doute sur la volonté même de vouloir vraiment en finir avec la culture du viol. Jean Genet est par exemple décrit comme une ordure mais aussi comme quelqu'un de bien qui a quand même "formé" Carole. Ne pas avoir su ou pu en finir avec ce discours du "en même temps" laisse planer un grand doute sur l'effet de réparation recherché par la fille envers elle-même et envers sa mère, à l'inverse d'une Christine ANGOT et de sa fille Eléonore qui ne montrent aucune espèce de fascination pour le milieu qui a causé leurs maux.
Harvey Keitel est le seul acteur scorsesien auquel je suis vraiment sensible. Et grâce au documentaire de Stéphane Benhamou et Erwan le Gac, j'ai compris pourquoi. Celui-ci est en effet particulièrement précis et perspicace. La carrière riche et tourmentée de Harvey Keitel commence par un faux départ. Il a tout pour devenir une immense star, même le mentor puisqu'il prend son premier cours de comédie sans le savoir auprès de Lee Strasberg et rencontre un jeune réalisateur qui le fait jouer dans tous ses premiers films, Martin Scorsese. Harvey Keitel est alors à Martin Scorsese ce que Peter Falk est à John Cassavetes et à Ben Gazzara: un alter ego grandi non à little Italy mais à "little Odessa" alias Brighton Beach, le quartier juif ukrainien de Brooklyn. Mais Harvey Keitel refuse d'entrer dans la lumière en déclinant le premier rôle de "Taxi Driver" au profit de Robert de Niro. Les raisons de cet auto-sabotage ne sont pas explicitées, sinon peut-être par le fait qu'il n'était pas prêt à endosser un personnage aussi proche de ses propres abysses. Par la suite, se brouillant avec Coppola sur le tournage de "Apocalypse Now", il devient infréquentable et sa carrière semble terminée avant même d'avoir réellement décollée. Les années 80 ressemblent à un purgatoire, même si le cinéma européen lui tend la main, en particulier Bertrand Tavernier à qui il rendra un hommage vibrant. Quant à Scorsese, il faut attendre 1988 pour qu'il rejoue dans un de ses films, "La dernière tentation du Christ" où il interprète Judas. Faut-il y voir un message? Enfin les années 90 sont celles de sa renaissance et de sa consécration. Après avoir purgé ses démons dans le "Bad Lieutenant" de Abel Ferrara, il se lance dans la production avec les premiers films de Paul Auster et Quentin Tarantino et le succès que l'on sait. Son nouveau rôle de mentor respecté, y compris dans le milieu hollywoodien ne l'empêche pas de se brouiller à nouveau avec un grand réalisateur, Stanley Kubrick sur le tournage de "Eyes wide shut" ni de participer à des films d'autres nationalités dont le sublime "La leçon de piano" de Jane Campion où il décroche un magnifique rôle à contre-emploi. Au final, même si la carrière de Harvey Keitel a été en dent de scies, elle s'avère passionnante par sa diversité et sa richesse. Il a été l'homme des premiers pas de réalisateurs parmi les plus importants de ces cinquante dernières années, il s'est épanoui dans le cinéma d'auteur européen et a trouvé l'un de ses plus beaux rôles dans un film au féminin. Fascinant.
Vu dans une version restaurée en noir et blanc, le résultat est si bluffant qu'on a l'impression que le film a été réalisé hier. Il existe aussi dans une version colorisée tout aussi saisissante. On voit des enfants munis d'épuisettes pêcher des crevettes dans un chenal sur une plage d'Angleterre sous l'oeil attentif de leurs parents. Comme une sorte de "Mort a Venise" (1971) documentaire, les enfants peuvent se mouvoir avec naturel, les filles portant leurs jupes relevées, les garçons, des shorts ou des pantalons courts et tous ou presque étant pieds et jambes nus, à l'inverse des parents, habillés de pied en cap. La diagonale choisie pour le cadre du tableau animé permet de voir au loin. C'est le chef opérateur de Louis LUMIERE, Alexandre PROMIO qui a réalisé le film. Une merveille.
"L'histoire écrite par les vainqueurs", cela vaut aussi pour les femmes, tombées dans les oubliettes de l'histoire du cinéma hollywoodien dès que celui-ci commença à transmettre par écrit la légende de son premier âge d'or autour des années 30-40. Sauf qu'il y avait eu déjà un premier âge d'or au sein des studios californiens dans les années 10 et 20. Il tenait dans un carton d'archives de la cérémonie des Oscars de ces années là. O surprise: des photos de femmes à tous les postes: réalisatrices, scénaristes, monteuses, productrices, directrices de studios. Des photos sans nom, des visages oubliés, quel que soit leur succès et leur reconnaissance de leur vivant comme Frances MARION, autrice de 300 scénarios dont beaucoup pour Mary PICKFORD et titulaire de deux Oscars ou encore Lois WEBER, à la tête du premier studio portant son nom.
La raison de cette concentration féminine dans les premières années d'existence du cinéma est très simple à comprendre. Il s'agissait alors d'une forme de divertissement expérimental auquel n'était attaché ni prestige social, ni fortune. Il était donc méprisé par les hommes et investi par les femmes. Dès que le cinéma devint un business dans l'entre-deux-guerres, surtout avec l'arrivée du parlant, les hommes prirent les commandes et renvoyèrent les femmes dans l'ombre, sauf en tant qu'actrices, seul domaine où elles pouvaient encore exercer un pouvoir leur permettant rarement d'atteindre d'autres fonctions. Le rôle des syndicats corporatistes dans cette mutation est souligné car les femmes en étaient exclues. Conséquence, alors qu'il existait une centaine de réalisatrices avant 1930, il n'y en avait plus que deux après cette date, Dorothy ARZNER et Ida LUPINO. Quant aux pionnières, elles tombèrent dans l'oubli, les soeurs Kuperberg soulignant que durant leurs études de cinéma, elles n'en avait jamais entendu parler. La transmission sélective de l'histoire de cet art comme celui des autres d'ailleurs fait que l'on met Charles CHAPLIN dans la lumière en laissant Mabel NORMAND qui l'a pourtant dirigé dans l'ombre. Et il en va de même bien entendu pour Georges MELIES et Alice GUY. Non seulement le film rend à cette pionnière du cinéma la primauté du premier film narratif de l'histoire du cinéma mais également du premier film sonore, dès 1906. Quant à Mae WEST, le film rappelle qu'elle scénarisait ses films et qu'elle avait casté pour le rôle masculin de l'un d'entre eux un parfait inconnu qui n'allait pas le rester longtemps, Cary GRANT.
Il faut quand même souligner que depuis 10 ans et la sortie du film, la situation a tout de même évolué, tant en ce qui concerne la place des femmes dans le cinéma hollywoodien de nos jours que dans la transmission de leur héritage, même s'il reste du chemin à parcourir. Aux côtés de Kathryn BIGELOW, il y a maintenant Chloe ZHAO et Jane CAMPION (la pionnière des prix!) sans parler du prix du scénario remis à Justine TRIET alors que les pionnières sortent de l'ombre, une à une.
"La Loi de Téhéran", grosse claque cinématographique de 2021 méritait bien un making-of retraçant sa genèse. Et de fait, le documentaire de Pierre-Olivier FRANCOIS qui s'inscrit dans la collection "Un film et son époque" est particulièrement fouillé. Il faut dire que la conseillère artistique du film est Asal Bagheri, enseignante-chercheuse et spécialiste du cinéma iranien dont j'ai pu apprécier la qualité des interventions lors d'une conférence consacrée à la censure dans le cinéma iranien. Elle intervient à plusieurs reprises dans le documentaire, tout comme Saeed ROUSTAEE, Payman MAADI et d'autres membres de l'équipe du film. Le documentaire, qui rappelle l'importance du cinéma en Iran, y compris depuis la révolution islamique de 1979 souligne la singularité de "La Loi de Téhéran" au sein de la production cinématographique nationale. En effet, à l'inverse du film d'auteur intimiste d'un Abbas KIAROSTAMI ou Asghar FARHADI fait pour concourir à Cannes, "La Loi de Téhéran" s'apparente à un blockbuster et reprend nombre de codes du cinéma américain grand public. Il a d'ailleurs été adoubé par William FRIEDKIN comme une sorte de "French Connection" (1971) iranien. C'est sans doute l'une des clés de son succès international. Mais il fait également un triomphe en Iran, de par son traitement réaliste et humain du fléau de la drogue gangrenant la société des Mollahs. Le documentaire fait d'ailleurs le point sur l'importance du trafic et de la consommation dans le pays qui partage une frontière avec l'Afghanistan, principal producteur mondial d'opium et d'héroïne. Le film dans lequel ont tourné de véritables drogués fait la lumière sur un phénomène ne cessant de prendre de l'ampleur en dépit de la répression du régime qui condamne à mort trafiquants et consommateurs en possession de plus de 30 grammes de drogue. C'est pourquoi le flic intègre joué par Payman MAADI ne peut tirer aucune gloire de ses succès. Quant au trafiquant, joué par Navid MOHAMMADZADEH qui a connu avec ce film une notoriété internationale méritée, il accède à une profondeur qui en fait un authentique personnage tragique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.