"Soul", le dernier-né des studios Pixar qui devait initialement sortir au cinéma le 19 juin 2020 se retrouve finalement sur la plateforme de streaming Disney + pour noël. Ce n'est pas forcément une bonne nouvelle car jusqu'à présent ce système sans doute trop individualiste a échoué à créer une mémoire collective. Or les films Pixar font partie d'un précieux patrimoine qu'il serait dommage de voir ainsi privatisé.
Cette réflexion faite, le film se situe dans la continuité des précédents opus de Pete DOCTER, "Monstres & Cie" (2002), "Là-haut" (2008) et surtout "Vice-versa" (2015). Très conceptuel et métaphysique, il m'a fait penser à la pièce de théâtre "L'Oiseau bleu" de Maurice Maeterlinck qui date du début du XX° siècle et a été plusieurs fois adapté au cinéma. Elle relate le voyage de deux enfants au pays des morts mais également au pays des "pas encore-nés". De fait l'histoire de "Soul" raconte la rencontre entre une âme neuve pas encore incarnée mais qui n'attend rien de la vie avant même de l'avoir commencée et d'un homme pas encore tout à fait mort qui s'y accroche désespérément parce qu'il pense ne pas encore avoir vraiment vécu. Pour enrichir encore ce canevas, le titre "soul" (âme) se réfère également à la musique jazz dont le héros qui est afro-américain (une première chez Pixar) est passionné.
Sur le plan formel, le film est comme "Vice-versa" (2015) novateur en trouvant des traductions graphiques de concepts ou d'expériences cérébrales, psychologiques ou sensorielles comme la déconnexion de soi (transe ou névroses), l'EMI et l'au-delà (pas d'enfer ni de paradis mais un grand tout cosmique dans lequel les âmes se fondent) sans parler d'un mélange de personnages métaphysiques en 2D qui font penser aux tableaux de Picasso en version stylisée et d'autres en 3D. Sur le plan narratif, c'est plus confus avec de nombreuses bonnes idées pas pleinement exploitées et des passages convenus. La fin en particulier est très politiquement correcte. Bref "Soul" est un chaudron bouillonnant mais pas un film pleinement abouti.
"Là-haut" possède une introduction si exceptionnelle qu'elle ternit le reste du film, beaucoup plus classique. En quelques minutes, on voit défiler 40 ans de la vie d'un couple aimant mais qui n'a pu s'accomplir pleinement. Carl et Ellie n'ont pas pu avoir d'enfant et les aléas de la vie les ont empêché à plusieurs reprises de faire des économies pour leur projet de grand voyage en Amérique du sud. Lorsque Carl parvient enfin à acheter les billets, c'est trop tard pour Ellie. Alors plutôt que de se laisser enfermer en maison de retraite et de voir les promoteurs détruire la maison où il a tous ses souvenirs, Carl décide de l'emporter jusqu'aux chutes du Paradis à l'aide de milliers de ballons gonflés à l'hélium. Une sorte de "mission suicide" pour "rejoindre sa femme au ciel" selon Peter Docter, le réalisateur du film (également réalisateur de "Monstres et Compagnie" et "Vice Versa").
Et voilà comment en quelques minutes, le spectateur se prend une grosse claque de la part d'un studio qui sait parler de la fuite du temps, de la perte, du deuil et de la mémoire mieux que personne. A cela s'ajoute une poésie visuelle digne du court-métrage que Terry Gilliam a réalisé pour "Le Sens de la vie", "The Crimson Permanent Assurance" où de vieux employés maltraités par les jeunes loups de la finance transformaient leur immeuble de bureaux en bateau pirate.
Malheureusement, la suite du film est plus conventionnelle. On se retrouve devant un récit d'aventures un peu trop balisé avec des animaux à protéger d'un méchant (le héros de jeunesse de Carl qui doit affronter une grosse désillusion) et un petit scout rondouillard en mal de père qui cherche à se faire adopter. C'est pour lui que Carl renonce à la mort (il abandonne la maison dans son désert du bout du monde) et retourne à la civilisation. Cette intrigue un peu téléphonée était sans doute un compromis nécessaire pour faire accepter un héros aussi atypique dans le cinéma d'animation.
La peur du monstre nocturne caché dans le placard ou sous le lit est une terreur enfantine universelle dont se nourrit Monstropolis pour s'alimenter en énergie. Mais dans le monde coloré de Pixar, ce sont moins les enfants qui ont peur des monstres que les monstres qui ont peur des enfants! Un renversement de situation particulièrement amusant. Mais le film, absolument génial, est bien plus que ça. Il parle avec beaucoup de tendresse de l'apprivoisement mutuel d'une petite fille surnommée "Bouh" et de Sully, "Terreur d'élite" à la fourrure soyeuse (un régal pour les yeux et un prodige technique de la firme) qu'elle appelle "Minou". Leur lien quasi-filial bouleverse l'ordre établi. Sully s'affranchit du rôle que la société veut lui faire jouer alors que son inséparable comparse, Bob, le petit cyclope vert malin mais chétif trouve sa place en découvrant que l'énergie comique est 10 fois plus puissante que celle de la peur.
"Monstres et Cie" est sans doute le film le plus chaplinesque des studios Pixar. On pense au "Kid" évidemment d'autant que "Bouh" est un personnage de pantomime qui ne s'exprime que par onomatopées. Mais le film est également proche des "Temps modernes". L'usine à cris qui emploie Sully et Bob menace de broyer Bouh dans ses engrenages et tous trois se retrouvent pris à la fin dans un roller coaster qui n'est autre qu'un rail de chaîne de montage!
Et puis il y a le symbole omniprésent de la porte qui est profondément ambivalent. Elle représente l'interface entre le monde des chambres d'enfant et celui de l'usine des monstres, la peur de l'inconnu mais aussi la nécessité de protéger son intimité face aux intrusions indésirables. La scène des toilettes est d'autant plus significative que Bouh est une petite fille. Celles-ci ont plus de difficultés que les garçons à se protéger pour se soulager dans l'espace public ce qui explique qu'elles sont beaucoup plus sujettes qu'eux aux infections urinaires.
Le film (qui n'est que le quatrième long-métrage de la firme) est bourré de clins d'œil aux œuvres passées mais aussi à venir. Dans la chambre de Bouh, on distingue le ballon de "Luxo Jr.", Jessie de "Toy Story 2" mais aussi Nemo, le poisson-clown qui succèdera à Bob et Sulli. Lorsqu'ils passent à travers les portes, on reconnaît le Mont Fuji et la tour Eiffel, allusion à l'amour que l'équipe Pixar porte au Japon et à la France, les deux autres géants de l'animation mondiale. On pense également à l'univers de "Ratatouille".
A l'origine, ce court-métrage devait être la dernière séquence de "Monstres et Cie." Mais elle fut coupée au montage et transformée en un irrésistible petit court-métrage burlesque. La qualité technique est identique au film (et pour cause) et au niveau du contenu, ce court se suffit très bien à lui-même. La voiture high-tech tout-terrain sert de catalyseur comique. En 4 minutes, Bob et Sulli expérimentent à peu près toutes les galères possibles et imaginables lié à cet engin dernier cri. On peut y lire en filigrane une critique de la bagnole XXL destinée à se la péter. On comprend en se bidonnant pourquoi les villes américaines sont sillonnées d'énormes engins tout-terrain bourrés d'électronique!
A noter qu'il s'agit du premier court-métrage des studios Pixar tiré de l'un de leurs long-métrages (mais pas le dernier!) C'est également leur premier court-métrage avec des dialogues. En VO, Bob s'appelle Mike ce qui explique le titre aux USA et au Québec.
Un film d'animation totalement original, réussissant à inventer un univers traduisant de façon compréhensible l'univers psychique d'une pré-adolescente confrontée à un bouleversement majeur.
Cet univers possède un QG gouverné par de petits toons colorés incarnant les 5 émotions primaires: la joie (jaune en forme d'étoile), la tristesse (bleue en forme de larme inversée), la colère (rouge en forme de brique pour taper sur tout ce qui bouge), la peur (violet en forme de nerf) et le dégoût (vert en forme de brocolis, le légume détesté par Riley).
Les souvenirs de l'héroïne se matérialisent sous la forme de boules colorées par l'émotion dominante ressentie. De sa naissance à ses 11 ans, l'émotion reine de Riley est celle de l'enfance heureuse c'est à dire la joie. Les souvenirs sont donc à dominante jaune et les plus importants occupent la mémoire centrale. Il s'agit des principales sources de joie de Riley et leurs rayons donnent vie aux îles de la personnalité, des pôles d'équilibre psychique: famille, amies, hockey (la passion de Riley), bêtises...
Mais ce bel équilibre s'effondre à la suite d'un déménagement qui se passe mal. Riley perd tous ses repères et se laisse gagner par la colère et le dégoût. Car pour faire plaisir à ses parents elle refoule sa tristesse qui tout comme la joie est expulsée du quartier général et envoyée dans des zones inconnues de son cerveau. On découvre le train de la pensée, la bibliothèque de la mémoire à long terme, le studio des rêves, l'inconscient... dans une atmosphère de plus en plus sombre. Joie découvre alors le rôle essentiel de Tristesse dans l'équilibre de la personnalité de Riley. Si elle ne peut l'exprimer, elle risque de perdre le contact avec toutes ses émotions et de sombrer dans la dépression.
D'une inventivité formelle remarquable pour donner corps à des concepts abstraits, le film se double d'une analyse subtile du passage de l'enfance à l'adolescence et de la difficulté de grandir. Il montre que la perte et le deuil sont indispensables (celle de l'ami imaginaire par exemple) pour que d'autres choses puissent renaître (de nouvelles îles de la personnalité plus ado comme celle des boys band!) Il montre aussi que toutes les émotions sont nécessaires à l'équilibre d'une personne y compris celles que l'on considère comme indésirables. La peur assure la sécurité, le dégoût est un anti-poison tout comme la tristesse qui permet d'expulser son chagrin ou la colère (un personnage hilarant) qui défend la justice. Inversement la joie sans mélange mène à une impasse. C'est pourquoi les émotions adolescentes et adultes deviennent hybrides (les souvenirs de la mémoire centrale deviennent bi ou tricolores). La joie n'est plus l'élément central comme on peut le voir avec les plongées dans l'esprit des parents.
Ne pas rater le générique de fin qui offre un supplément délectable!
Le film est transgénérationnel mais il est trop complexe pour les plus jeunes. Mieux vaut le découvrir vers 7-8 ans (mais c'est aussi l'âge indiqué pour la plupart des Harry Potter et d'autres oeuvres estampillées "jeunesse" qui sont aussi transgénérationnelles).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.