Jack LEMMON dans un western (ce sera d'ailleurs le seul de sa carrière), voilà qui surprend. Pourtant en réfléchissant un peu, ce n'est pas complètement absurde. Et ce pour deux raisons. D'abord parce que la comédie burlesque étant très physique, Jack LEMMON a les qualités lui permettant d'être crédible dans le far-west et ensuite parce que le film fonctionne comme une démythification du métier de cow-boy. Frank Harris (Jack LEMMON) est au début du film un réceptionniste d'hôtel qui pose un regard enfantin sur les cowboys durs à cuire qui viennent y prendre du repos. L'un d'eux, Reece (Glenn FORD, excellent) se charge de le ramener à la réalité, d'abord avec des paroles qui résonnent comme une douche froide puis avec des actes quand Frank Harris décide de s'engager à ses côtés pour convoyer du bétail. Le film qui commence comme une comédie devient alors un récit initiatique d'abord assez drôle (les déboires de Harris avec sa monture en particulier) puis le ton se durcit lorsque le réalisateur adopte un point de vue quasi-documentaire pour nous montrer l'étendue de la rudesse du métier de cowboy: la poussière, la chaleur, le confort plus que spartiate, les difficultés de la tâche consistant à convoyer un troupeau de milliers de bêtes, les multiples dangers (serpents, indiens voleurs de chevaux, emballement du troupeau). Mais le plus marquant reste l'état de deshumanisation voire de sauvagerie des cowboys qui adoptent des comportements individualistes révoltants voire dangereux. En dépit d'un final qui revient à la comédie de façon quelque peu artificielle lorsque Glenn FORD et Jack LEMMON deviennent amis en déteignant l'un sur l'autre, ce qu'on retient, c'est plutôt l'autodestruction de l'ex-shérif qui ne sait plus gérer les relations humaines autrement qu'avec un flingue. Peut-être aurait-il fallu davantage assumer ce ton sans concessions pour que le film atteigne sa pleine puissance au lieu de la désamorcer avec ce final conventionnel bien peu crédible. Il n'en reste pas moins que s'il n'est pas le meilleur western de Delmer DAVES, "Cow-boy" n'est pas non plus un film médiocre, il est rempli de scènes fortes et bien filmées (s'il y a si peu de films de convois de bétail c'est justement parce que c'est une gageure pour un cinéaste), pose un regard intéressant sur la réalité du métier de cow-boy et a un discours pertinent sur la question. Il n'est juste pas complètement abouti.
J'aime beaucoup la sensibilité de Delmer Daves, particulièrement dans ses western. "La Flèche brisée" est sans doute celui qui est le plus connu. Pour au moins deux raisons. D'abord parce qu'il s'agit d'un plaidoyer humaniste, anti-raciste et pacifiste s'intéressant véritablement aux indiens et à leur culture (ce qui était le cas du réalisateur). Ce n'est pas le premier western montrant les indiens comme des hommes égaux aux colons européens et non comme des barbares, John Ford avait déjà ouvert la voie. Il n'en reste pas moins que "La Flèche brisée" a fait date dans ce domaine. D'autre part c'est aussi avec ce film et "Winchester 73", le premier des cinq magnifiques western qu'il a tournés avec Anthony Mann que James Stewart inaugure la seconde partie de sa carrière avec des compositions nettement plus sombres et torturées que celles qu'il proposait dans les comédies des années 30. Le contact rugueux du Far West fait surgir chez lui les éclairs de folie, les pulsions meurtrières (et sexuelles) sous la grande douceur qui le caractérise.
Bien que s'inscrivant dans les conventions hollywoodiennes (et ayant l'honnêteté de l'annoncer puisque la voix-off précise dès les premières secondes que les indiens parleront anglais -indiens qui par ailleurs sont joués par des blancs grimés-), le film, outre ses qualités esthétiques (voir la science du cadre de l'image par laquelle j'ai choisi de l'illustrer) tient en haleine de bout en bout et propose un discours remarquablement nuancé sur la question interraciale. Tiré de faits réels, il montre que les hommes de paix que sont Cochise et Tom Jeffords loin d'être des pleutres se retrouvent au contraire dans une position particulièrement délicate, dangereuse et inconfortable. Au sein de leur communauté, ils doivent affronter les sceptiques et surtout les extrémistes prêts à tout pour continuer la guerre jusqu'à l'anéantissement de l'ennemi (on entend d'ailleurs leurs propos typiques "avec nous ou contre nous", "un bon indien/blanc est un indien/blanc mort" etc.) En dehors, il leur faut gagner la confiance du camp opposé et trouver les bons interlocuteurs (le général Howard, antithèse du général Custer). Si l'autorité de Cochise est contestée (notamment par Geronimo dont la suite de l'histoire a montré hélas qu'il n'avait pas tort), Jeffords risque sa vie tant auprès des indiens qu'auprès de sa communauté d'origine. Et c'est comme nombre de héros chez Delmer Daves un homme seul (les premières images et les dernières ont dû inspirer celles de la BD de Lucky Luke remplie de références aux classiques du genre) qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société. A "lonesome cowboy" désaffilié qui tombe amoureux d'une indienne mais leur amour est placé sous le signe de l'impossibilité. Aux USA, les couples mixtes sont particulièrement malmenés et encore aujourd'hui les statistiques ethniques catégorisent les individus selon leur "race" en niant les mélanges, résidus du passé raciste empreint de la phobie du métissage propre au pays.
"Les Passagers de la nuit" est le troisième (et avant-dernier) des quatre films dans lesquels le couple formé par Humphrey BOGART et Lauren BACALL a joué. Bien que Delmer DAVES soit moins connu que Howard HAWKS et John HUSTON, sa filmographie comporte plusieurs pépites dans le domaine du film noir (comme ici) ou celui du western (j'aime particulièrement "La Flèche brisée" (1949) et "La Colline des potences") (1958).
"Les Passagers de la nuit" est une assez mauvaise traduction du titre en VO, bien plus proche du sens du film. Celui-ci raconte en effet un voyage au bout de la nuit à travers l'itinéraire d'un faux coupable (thème cher à Alfred HITCHCOCK) qui doit changer de peau et d'identité, bref se réinventer pour espérer avoir un avenir. Film non-réaliste, "Les Passagers de la nuit" fonctionne comme un éprouvant cauchemar dans lequel le sol ne cesse de se dérober sous les pas du héros, Vincent Parry qui après avoir été injustement condamné et s'être évadé semble attirer sur lui la poisse sous toutes ses formes, chacun de ses mouvements lui valant d'avoir un fâcheux à ses trousses ou un nouveau mort sur les bras (dont il est accusé évidemment puisqu'on ne retrouve à chaque fois que ses seules empreintes près du corps). Quelques personnes en revanche agissent comme des anges gardiens, la plupart faisant office de deus ex machina. Ils apparaissent et disparaissent comme par enchantement tels le taxi qui lit l'histoire de la personne sur les visages et le chirurgien esthétique chargé de lui refaire le portrait. S'y ajoute Irène, autre genre de portraitiste (Lauren BACALL qui abrite le fugitif pendant sa métamorphose et la parachève en lui donnant un nouveau nom. Vincent Parry doit donc accepter (et le spectateur aussi) pendant la moitié du film d'être un fantôme privé de visage puis de voix. Le film est connu pour être un des premiers à avoir utilisé le procédé de la caméra subjective qui fait que le spectateur est mis à la place du héros dont il ne voit que les mains. Lorsque sa tête est recouverte de bandages et qu'il ne peut plus parler, on est carrément dans un mix de "L Homme invisible" (1933) et du "Le Fantôme de l opéra" (1925) en version muette. Le fait que la reconstruction du personnage ne puisse se faire que dans la clandestinité puis dans l'exil est un thème récurrent des films de Delmer DAVES qui dépeint souvent des hommes marginaux et vulnérables.
Léo McCarey est l'un des rares cinéastes à avoir fait un remake de l'un de ses propres films. Il s'agit de Love Affair (Elle et lui) qu'à la manière d'un Gus Van Sant il a décalqué plan par plan pour le technicoloriser en 1957 sous le nom d'An Affair to Remember (Elle et lui également en VF). Mais la version noir et blanc de 1939 est déjà un film totalement accompli. Il commence comme une screwball comédie avec la rencontre électrique sur un bateau entre Michel, un riche playboy et Terry, une jeune femme qui n'a pas sa langue dans sa poche. La mise en scène suggère la gémellité des deux personnages avec de nombreux effets de miroirs. Ce qui n'est au départ qu'un jeu de séduction se transforme complètement à la suite d'une séquence de 17 minutes devenue culte, celle de la visite chez la grand-mère de Michel lors d'une escale sur les hauteurs de Madère. Dans cet endroit magique, hors du temps le flirt léger se transforme en amour profond teinté de mysticisme. Parallèlement ces deux oisifs voient leurs talents artistiques respectifs s'exprimer au grand jour. En tous points cette séquence est celle de la "révélation" qui transforme la comédie en romance. Transfigurés, Michel et Terry revenus sur terre décident de se donner 6 mois pour changer de vie avant de se retrouver au sommet de l'Empire State building (choix d'un sommet, en souvenir de Madère). Mais Léo McCarey n'hésite pas à basculer dans le mélodrame en confrontant les amoureux à l'épreuve de la séparation, de la pauvreté et du handicap afin de tester la solidité de leur amour. Love Affair pratique donc avec aisance le mélange des genres, des lieux et des temporalités. Le récit est en effet à la fois très linéaire en apparence avec des repères temporels très marqués (8 jours 1/2 de traversée, 4h d'escale, 6 mois pour se retrouver, 6 mois supplémentaires de séparation) et en même temps il est cyclique, reliant passé, présent et futur par un système d'échos. La première apparition de Terry, filmée comme un portrait a lieu derrière un hublot ce qui annonce la plus belle peinture que réalisera Michel. De même lorsque Terry raconte à un petit garçon sur le point de faire une bêtise qu'elle est tombée et s'est cassé la jambe dans sa jeunesse elle pressent que cela risque de lui arriver de nouveau. Et l'idée de cycle trouve son accomplissement avec le remake de 1957 tout aussi réussi qui souligne l'universalité et l'intemporalité de cette histoire.
Gary Cooper est impérial dans ce western sorti seulement deux ans avant sa mort. Il interprète le rôle d'un médecin, le Dr Frail (fragile) qu'un drame personnel a rendu misanthrope et taciturne. Il s'installe à Skull Creek, une petite ville-champignon d'orpailleurs, non au milieu de ses congénères mais seul au sommet d'une colline. Il signifie ainsi autant son asociabilité que sa différence de classe avec les chercheurs d'or. L'ambivalence du personnage mi-ange mi-démon fascine. D'un côté il manifeste un dévouement et un désintéressement dans son métier qui ressemble à un sacerdoce (ou un besoin de se faire pardonner quelque chose). De l'autre, il se méfie tant de la nature humaine qu'il éprouve le besoin de contrôler tout son entourage. Le jeune voleur de pépites qu'il sauve est contraint de se mettre à son service. De même la jeune femme qu'il soigne après l'attaque de sa diligence est traitée par lui en recluse puis infantilisée, puis repoussée lorsqu'elle s'approche trop près de lui alors qu'il l'aide (et l'aime) en secret.
Ce personnage magnifique est confronté à ses démons c'est à dire sa propre violence face à un milieu dans lequel il ne parvient pas à s'intégrer et où les pulsions primitives des hommes se déchaînent. Le personnage de Frenchy (Karl Malden), l'antagonisme du docteur Frail, plus sympathique au premier abord, libidineux et cupide en réalité incarne les pires aspects de la nature humaine. Comme dans les Anthony Mann, Frail doit surmonter ses pulsions de mort pour revenir à la vie, réapprendre à faire confiance et à aimer.
Signalons enfin la beauté des paysages, de la composition du cadre (voir scène de fin) et une chanson titre "the hanging tree" qui reste dans les têtes.
Comme les lieux de l'action reflètent les états d'âme des deux protagonistes principaux faits de hauts et de bas, le remake de Léo Mc Carey se situe au carrefour de plusieurs époques et genres. Les premiers échanges de Nickie et Terry sur le bateau relèvent de la screwball comédie des années 30 (ping-pong verbal, femme à la forte personnalité capable de tenir tête au tombeur présumé qu'est Nickie, comédie du remariage puisque chacun est déjà engagé ailleurs etc.) Mais au fur et à mesure que les sentiments des protagonistes s'approfondissent, le film évolue vers le mélodrame flamboyant des années 50 façon Douglas Sirk. La traversée en bateau illustre cette mutation d'un monde à l'autre. Le mélodrame est par ailleurs empreint de mysticisme. La scène clé où Nickie présente à Terry sa grand-mère lors d'une escale sur les hauteurs de Villefranche, véritable pivot de l'histoire l'illustre parfaitement. La perception du personnage change du tout au tout car il nous révèle sa facette la plus intime. La grand-mère est une figure tutélaire quasi-religieuse qui reconnaît immédiatement en Terry l'âme sœur de son petit-fils. Elle lui révèle également son talent de peintre mais aussi le rapport compliqué qu'il entretient avec son art (à l'image de Mc Carey, très critique envers son œuvre) À partir de là, la transformation de Nickie est en marche. Au prix d'un véritable chemin de croix dont le sommet est l'Empire State Building, Nickie va transformer sa vie stérile en y introduisant l'amour et l'art jusqu'à ce qu'il retrouve Terry que son accident (envoyé par Dieu pour mettre les amants à l'épreuve?) à contraint à se tenir éloigné de lui.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.