Sixième ou septième court-métrage de Chaplin pour la Keystone (selon que l'on compte ou non A Thief Catcher où il fait une courte apparition non créditée), Charlot danseur marque la première apparition au cinéma de l'autre rôle récurrent de Chaplin, celui du dandy ivre. En prime, il ne porte pas encore la moustache dans ce rôle ce qui nous permet de voir qu'il est très jeune. D'autre part même si en dépit du titre en VO on ne le voit pas vraiment danser le tango, on sait qu'il était un danseur très doué et on peut également apprécier ses talents d'acrobate. Enfin c'est le premier film ou il joue sous la direction de Mack Sennett qui réunit les acteurs les plus importants de la Keystone: outre Chaplin, on y trouve Ford Sterling, Roscoe Arbuckle et Chester Conklin. Comme souvent, il s'agit d'une improvisation où trois hommes amoureux de la même fille vont mettre la pagaille sur la piste de danse du dancing de Venice. Le délire atteint même une certaine irrévérence. On voit Ford Sterling embrasser fougueusement Chaplin sur la bouche et les deux hommes esquissent même un striptease. Il faut dire que c'est leur dernier film ensemble alors ils se sont lâchés!
Le sujet du film Charlot et le parapluie a été inspiré par les pluies torrentielles qui s'abattirent sur Los Angeles en février 1914, formant d'énormes flaques d'eau qui furent judicieusement exploitées dans le court-métrage. Peu importe qu'aujourd'hui les comédies slapstick de la Keystone soient datées et stéréotypées avec des courses-poursuites, des pugilats, des chutes (dont une dans un lac, le film se déroulant en extérieurs et plus précisément dans un parc public de Los Angeles). Voir Chaplin inventer le personnage du Vagabond (Charlot en VF) de film en film est un vrai bonheur. Dans ce cinquième opus, on commence à voir se dessiner la gestuelle du personnage: le haussement d'épaules, le virage négocié en tournant brusquement et dérapant un pied en l'air, la main couvrant la bouche lorsqu'il éclate de rire, le pied de nez aux forces de l'ordre etc.
D'autre part c'est le dernier film de Chaplin réalisé par Henry Lehrman car les deux hommes ne s'entendaient pas. Lehrman était vraisemblablement jaloux de Chaplin (ou bien il était borné et considérait son jeu non conforme au style maison) et sabotait ou supprimait systématiquement ses meilleurs effets comiques. C'est particulièrement évident ici. Lehrman fait la part belle à Ford Sterling, le rival de Chaplin dans le film et star de la Keystone dont le jeu est fondé sur des codes datés et limités (gestes, mimiques de la pantomime) alors que celui de Chaplin est beaucoup plus intérieur et expressif, donc immédiatement compréhensible par tous, sans frontières géographiques ni temporelles. Ceci explique pourquoi les comédies Keystone auraient sombré dans l'oubli si le style Chaplin ne s'y était pas aventuré et pourquoi celui-ci connut un succès quasi instantané et dès 1915, mondial. Un succès tel et si durable qu'il explique que sa filmographie soit parvenue jusqu'à nous en quasi intégralité alors que 90% des films muets ont disparu à jamais.
Sixième court-métrage de Chaplin pour la Keystone, Charlot fait du cinéma est le premier film de Chaplin réalisé par George Nichols. Hélas, celui-ci ne s'avéra pas plus clairvoyant que son prédécesseur Henry Lehrman et fut incapable de saisir le potentiel comique du comédien. Selon Chaplin, il ne disposait que d'un seul gag celui de "prendre un acteur par le cou et de le trimbaler d'une scène à l'autre. J'ai essayé de suggérer des gags plus subtils, mais il ne voulait rien entendre. "Nous n'avons pas le temps, pas le temps!" criait-il. Tout ce qu'il voulait, c'était une imitation de Ford Sterling." Ford Sterling était l'acteur star de la Keystone et son jeu stéréotypé allait de pair avec les slapstick formatés du studio. En s'écartant de ce modèle, Chaplin suscitait l'incompréhension voire l'hostilité des réalisateurs maison car il dérangeait leur canevas.
Malgré ce bémol, le film est intéressant à plus d'un titre. Tout d'abord on assiste pour la première fois à l'utilisation du comique de transposition: Chaplin détourne un pistolet de son usage habituel pour s'en servir comme cure-dent. Ensuite, il offre un témoignage fascinant, quasi-documentaire sur les conditions de tournage dans les premières années d'Hollywood. On croise les stars du studio de cette époque (Mabel Normand, Ford Sterling, Henry Lehrman, Edgar Kennedy, Roscoe Arbuckle...), on voit les équipes techniques au travail et on découvre comment un événement concomitant pouvait être intégré de façon opportuniste dans le film (un incendie ici mais dans les précédents courts-métrages il s'agissait d'une course de baby-cart et d'inondations).
Ce petit court-métrage de Georges Méliès marque une date importante dans l'histoire du cinéma français. C'est en effet le premier film qui utilise un trucage qui deviendra la spécialité de ce cinéaste issu du milieu de la prestidigitation et de l'illusionnisme. En 1888, il devient le propriétaire et directeur du théâtre Robert Houdin (un illusionniste célèbre du XIX° fondateur du théâtre) grâce à une donation de son père. En 1985, il découvre avec émerveillement les premiers films des frères Lumière mais comme ceux-ci refusent de lui vendre le brevet de leur cinématographe, il se tourne vers un cinéaste britannique Robert W. Paul qui lui fournit une machine équivalente. Escamotage d'une Dame au théâtre Robert Houdin est son deuxième film. La légende voudrait qu'il ait découvert son premier trucage, l'arrêt caméra un jour où il filmait un omnibus. La manivelle s'enraya et lorsqu'il reprit le tournage il découvrit à la projection que l'omnibus était devenu un corbillard. En réalité il est plus probable qu'il ait découvert cette technique en visionnant un film américain de deux collaborateurs d'Edison, l'exécution de Mary, reine des écossais (1895). C'est ce trucage qui est utilisé pour l'escamotage de la dame, numéro d'illusionnisme cinématographique inspiré de celui de Buatier de Kolta sur scène. Pour ce numéro, Méliès utilise l'arrêt caméra trois fois: pour la disparition de la dame, l'apparition du squelette, la réapparition de la dame. A chaque fois, il faut éliminer les images surexposées provoquées par l'arrêt et le redémarrage de la caméra, d'où un effet collage très perceptible au visionnage. Méliès obtint un franc succès en mélangeant spectacle vivant et projection sur grand écran dans son théâtre.
L'étrange aventure de Mabel tourné et sorti entre janvier et février 1914 marque la deuxième apparition de Charlot à l'écran. C'est pour ce film que Chaplin inventa le costume du vagabond. Un costume tout en contrastes: gilet étriqué et pantalon trop large, grandes chaussures et petit chapeau melon, cravate et col sale pour signifier qu'il s'agit d'un clochard qui se donne des airs de gentleman. Là-dessus se rajoute la petite moustache dont l'utilité est de le vieillir (il avait seulement 25 ans). Il teste son personnage pour la première fois en public lors d'une course de mini-voitures qui donnera Charlot content de lui sorti deux jours avant l'étrange aventure de Mabel.
Cependant même si le personnage est né, il n'a pas acquis sa physionomie ni sa personnalité définitive. Dans ses premiers films, il se comporte de façon grossière, antipathique et son visage déjà marqué pour un homme aussi jeune (d'autant qu'il a accentué ses rides d'expression avec du maquillage pour faire plus vieux) est animé par des sourires mauvais du genre canaille. On sent bien que Chaplin sort du caniveau et a pas mal d'heures de vol derrière lui. Par la suite, Chaplin atténuera à l'inverse la dureté de son visage sous une épaisse couche de maquillage qui donnera à Charlot cette aura d'innocence qui ne le quittera plus. En quelque sorte il se refera une virginité à travers son personnage (un trait commun avec d'autres stars du burlesque).
Au départ, Chaplin (rajouté au casting à la dernière minute sur une intuition de Sennett) ne devait faire qu'une courte apparition mais il était déjà si bon avec son jeu précis et ses talents d'acrobate que son rôle fut étendu, notamment la première scène qui dure 1 minute (durée inhabituelle chez Keystone où tout doit aller très vite.) Il faut dire qu'il est déjà très drôle, complètement ivre et draguant tous les jupons qui passent à sa portée, se prenant au final râteau sur râteau (en fait de râteau, c'est sa canne qu'il finit par se prendre dans la figure!) C'est sa prestation survitaminée et irrésistible qui sauve le film de l'oubli. Celui-ci est en effet un vaudeville des plus convenus avec pseudo-maîtresse sous le lit et dispute entre époux et si le pyjama de Mabel pouvait choquer en 1914, il est plus que daté aujourd'hui.
"En filmant cet événement, un personnage étrange découvrit que l'on tournait et il devint impossible de le tenir à l'écart." Ce personnage qui tente de voler la vedette à la course de voiturettes pour enfants (la Pushmobile Parade dont la deuxième édition se tint à Venice en Californie le dimanche 11 janvier 1914) ne cesse d'entrer dans le champ de la caméra et de se planter devant l'objectif malgré les tentatives des techniciens pour le chasser, c'est Charlot dont c'est la première apparition à l'écran. Physiquement, il est déjà parfaitement défini de la petite moustache au pantalon trop grand et gilet trop étroit en passant par la canne et le chapeau melon. Le film est improvisé pendant la course et se situe entre le happening et le hold-up cinématographique ce qui le rend savoureux et même d'une certaine façon avant-gardiste (au lieu de faire comme si elle n'existait pas on a un maximum de regards caméra en 7 minutes sous le regard d'un public d'abord interloqué puis amusé). Donc si le court-métrage peut paraître anecdotique, il ne faut pas le louper car "a star is born".
Les Fiancés du pont Mac-Donald est un court-métrage muet de style burlesque inséré au milieu du long-métrage Cléo de 5 à 7. Tous deux ont été réalisés en 1961 par Agnès Varda avec une musique de Michel Legrand. Le court-métrage agit comme un miroir grossissant du long-métrage, emblématique de son oeuvre à la fois lumineuse et hantée par la mort. "La lumière ne se comprend que par l'ombre et la vérité suppose l'erreur. Ce sont ces contraires qui peuplent notre vie, lui donnent saveur et enivrement. Nous n'existons qu'en fonction de ce conflit dans la zone où se heurtent le blanc et le noir alors que le blanc ou le noir relèvent de la mort." (Agnès Varda)
Les Fiancés du pont Mac-Donald illustre cette question de l'union des contraires au pied de la lettre. Il est tourné en noir et blanc, son sous-titre est "méfiez-vous des lunettes noires" et il met en scène le couple vedette de la Nouvelle vague: Jean-Luc Godard et Anna Karina. Agnès Varda joue sur les lunettes de soleil de Godard qui lorsqu'il les met lui font voir les choses "en négatif" et lorsqu'il les ôte, il les voit en "positif" de part et d'autre des escaliers symétriques du pont. Godard jeune sans lunettes a d'ailleurs des faux airs de Buster Keaton ce qui colle parfaitement à l'esprit burlesque du court-métrage.
Henri Lehrmann, acteur pour D.W Griffith est aujourd'hui un réalisateur tombé dans l'oubli. Si ce court-métrage slapstick Keystone très brouillon a un quelconque intérêt pour le cinéphile aujourd'hui, c'est parce que c'est le premier film où apparaît Charles CHAPLIN. Son énergie phénoménale crève l'écran et efface tous ses partenaires. Il n'est pas encore Charlot mais on le reconnaît déjà à certains gestes, attitudes et gags. Et aussi au fait qu'il joue le rôle d'un imposteur, un clochard qui se déguise en gentleman, séduit la fiancée d'un autre avant de lui piquer son emploi de journaliste en lui volant son reportage.
Chaplin détestait ce film et considérait qu'Henri Lehrmann avait coupé ses meilleures scènes au montage parce qu'il trouvait qu'il lui faisait de l'ombre (non sans blague!) ce qui est amusant quand on pense qu'ils sont justement rivaux dans le film. On sent bien que Chaplin ne supportera pas longtemps d'être dirigé et qu'il voudra prendre le contrôle de la réalisation des films dans lesquels il joue.
Le Pélerin est le dernier court-métrage de Chaplin. Il n'est pas sans rappeler le dernier film réalisé pour la Mutual, l'Evadé. Mais le Pélerin est plus développé (il dure 40 minutes), moins slapstick et plus mordant dans la critique sociale. Même s'il y a des moments hilarants (les mauvais tours du sale gosse, le sermon sur David et Goliath remarquablement mimé), la bigoterie de l'Amérique profonde est visée. L'usurpation en soi est lourde de sens. Un voleur échappé du bagne se fait passer pour un pasteur et la crédulité des villageois est totale. On pense d'autant plus à Tartuffe que ce film provoqua une levée de boucliers auprès des religieux et fut interdit dans certains comtés. Pire, Chaplin dut faire face par la suite à la haine de tous ceux dont il se moquait qui le couvrirent de calomnies jusqu'à avoir sa peau au temps du Maccarthysme.
Mais le pèlerin comporte aussi un espoir de rédemption qui se heurte à la difficulté de trouver sa place. La fin du film est claire: un pied de chaque côté de la frontière, le Vagabond n'est ni d'ici ni d'ailleurs.
Premier film tourné pour la First National et dans son propre studio californien, Une vie de chien marque un nouveau tournant dans la carrière de Chaplin. Il a signé pour 8 nouveaux courts-métrages mais on sent que le passage au long-métrage est imminent. De fait Une vie de chien préfigure le Kid et est déjà en soi un pur petit chef-d'oeuvre mêlant harmonieusement gags burlesques, satire sociale et tendresse pour les exclus.
Le monde dépeint dans Une vie de chien est âpre. La loi du plus fort y règne et les policiers veillent à enfoncer encore plus la tête sous l'eau des "salauds de pauvres". Dans la rue c'est chacun pour soi. On est en plein darwinisme social lorsque l'on voit lors d'une séquence magistrale Charlot se faire doubler à l'agence pour l'emploi par une meute de chômeurs enragés...la métaphore animale est limpide lorsque la scène est rejouée à l'identique autour d'un bout de viande par des molosses s'en prenant à un petit chien bâtard. Mais Charlot refuse cet ordre du monde et son humanité sauve le malheureux des griffes de ses adversaires. Non seulement il rejette ainsi le féroce individualisme du capitalisme libéral mais sans le savoir il nous offre déjà la rigoureuse antithèse du nazisme qu'il combattra dans Le Dictateur. Les nazis imprégnés de spencérisme (darwinisme social) projetaient sans arrêt des films de combats animaliers se terminant par la mise à mort du plus faible, "la lutte pour la vie" ou l'on mange pour ne pas être mangé. A contrario Une vie de chien est imprégné d'humanisme. Une solidarité se créé entre Charlot, son chien et Edna une autre victime du système. Sans parler de Sydney Chaplin qui dans sa baraque à saucisses a toujours le dos tourné au bon moment pour laisser Charlot et Scraps chaparder sur le comptoir. Et la chance qui s'en mêle lorsque Scraps trouve un portefeuille plein de billets dans le terrain vague où ils dorment. Portefeuille auparavant dérobé par des voleurs mais qui finit par leur échapper. Ajoutons que le gag où Chaplin joue au marionnettiste avec un des deux voleurs est brillantissime.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.