Après le triomphe des Parapluies de Cherbourg, Demy a pu réaliser son rêve de transposition d'un musical de Broadway en France et en décors réels. Le générique du film qui montre les forains dansant sur un pont transbordeur illustre le passage d'un monde à l'autre pendant que la musique égrène les thèmes majeurs du films. Les références cinématographiques abondent (Les hommes préfèrent les blondes, un américain à Paris, Un jour à New-York, West Side Story... Et les Enfants du Paradis qui n'est pas une comédie musicale mais se situe dans le monde du spectacle, de rue notamment) Quant à la présence de stars du genre au casting (George CHAKIRIS et surtout Gene Kelly) elle ajoute encore du piment à ce mélange des genres.
Les Demoiselles de Rochefort peut être considéré comme la mélodie du bonheur de Jacques Demy. C'est un spectacle total, festival de poésie, de chansons, de musiques entraînantes, de couleurs éclatantes et de mouvements gracieux. La ville portuaire de Rochefort repeinte pour l'occasion dans les tons pastels a d'ailleurs été choisie parce qu'elle offre une architecture et un urbanisme militaire propice au déploiement de la géométrie des ballets.
Si tout est fait pour que le film enchante et rende euphorique, il n'en reste pas moins qu'il est tenaillé par des émotions contradictoires. Les personnages de l'histoire sont tous à la recherche du bonheur et rêvent tous de partir ailleurs (à Paris pour les soeurs Garnier, sur la côte ouest des USA pour leur mère, au Mexique pour Simon...). Mais ils sont comme retenus par un fil invisible à l'image du café entièrement vitré d'Yvonne Garnier qui s'y sent séquestrée comme dans un aquarium (un hommage à l'Aurore de Murnau où l'on retrouve ce même café.) En effet ils craignent de passer à côté de leur vie et de rater le grand amour. Demy orchestre durant tout le film de multiples chassés-croisés où les personnages se frôlent et se ratent sous les yeux d'un spectateur tenu en haleine jusqu'à la fin. Demy a d'ailleurs beaucoup hésité sur cette fin (un grand classique chez lui). Devait-il terminer sur un happy-end à l'image de l'emballage chatoyant du film ou bien sur une tragédie collant à ses angoisses profondes? Il a opté pour le happy-end et une solution intermédiaire pour le couple Maxence-Delphine. Maxence ne se fait plus écraser sous le camion mais il rencontre Delphine en hors-champ dans ce même camion.
L'amour, le film le décline de toutes les façons possible qu'il soit idéalisé et romantique (Maxence et Delphine), lié à un coup de foudre (Solange et Andy), fondé sur la séparation et les regrets (Yvonne et Simon), frivole (Etienne, Bill et leurs copines), matérialiste et cynique (Guillaume Lancien et Delphine), passionnel et criminel (Subtil Dutroux et Lola-Lola) etc.
Les Demoiselles de Rochefort est devenu un film-phare du cinéma français pour toute une génération de réalisateurs qui ont tenté (sans jamais y parvenir) de retrouver la formule magique forme aérienne/sujet grave. Ducastel/Martineau (Jeanne et le garçon formidable avec Mathieu Demy le fils de Jacques Demy), Donzelli (La guerre est déclarée), Honoré (Les chansons d'amour avec Chiara Mastroianni la fille de Deneuve), Ozon (8 femmes avec Deneuve et Darrieux deux des stars des Demoiselles...)
Peau d'âne, mi-princesse mi-souillon, mi-humaine mi-animal tout comme sa marraine "un peu poule un peu fleur" est à l'image de la personnalité et de l'oeuvre de Jacques Demy: hybride.
D'une part Peau-d'âne est étroitement lié à son enfance durant laquelle il assistait à des spectacles de marionnettes où le conte l'avait enchanté. Plus tard il découvrit la magie du cinéma et Blanche-Neige dont il a repris l'image du cercueil de verre pour les funérailles de la mère de Peau d'âne. D'autre part le thème de l'inceste, central dans Peau d'âne, est récurrent dans son oeuvre jusqu'à être consommé dans son dernier film 3 places pour le 26.
Sur le plan des références aussi Peau d'âne est hybride. Tradition et poésie d'un côté avec le Moyen-Age (la barbe fleurie), la Renaissance (coiffures), les contes de Perrault du XVII°, le XVIIl° (robes de princesse) mais aussi Cocteau et la Belle et la Bête à qui Demy rend hommage en lui empruntant Jean Marais dans le rôle du roi et en reprenant certaines de ses idées de mise en scène ou de trucages. Modernité voire avant-gardisme de l'autre avec des allusions (la fumette) et des éléments visuels empruntés au pop art et au psychédélisme. Jacques Demy a réalisé Peau d'âne peu après son retour de Los Angeles où il a notamment fréquenté la Factory d'Andy Warhol et s'est fait un ami en la personne de Jim Morrison le leader des Doors qui est venu assister au tournage de l'une des dernières séquences du film tournée à Chambord.
Le résultat de tous ces mélanges est d'une splendeur visuelle et poétique rarement égalée dans le cinéma français sans parler des chansons de Michel Legrand toutes passées à la postérité. Pas étonnant que les époques se télescopent si harmonieusement dans le film avec une marraine au look de Jean Harlow rapportant des poésies mais aussi un hélicoptère du futur!
Comme le disent les Inrockuptibles "Pour aimer Parking, il faut passer par-dessus beaucoup de choses" à commencer par une esthétique visuelle et musicale eighties qui n'est pas du meilleur goût (sauf celle des Enfers très réussie avec un contraste noir/blanc/rouge et reflets bleus-verts) sans parler de la voix catastrophique de Francis Huster censé représenter une rock-star qui déplace les foules et déchaîne l'hystérie (quoiqu'au second degré, ça peut être très drôle de l'écouter, il existe un montage assez hilarant sur Youtube d'ailleurs).
Blague à part le film vaut quand même la peine d'être vu car il constitue en quelque sorte la descente aux enfers de Demy. En proie à des difficultés aussi bien professionnelles que personnelles depuis plusieurs années, Demy touche en effet le fond avec ce film laid, glauque et torturé qui reprend une trame orphique qui lui est chère: outre Orphée et Eurydice, on retrouve Caron, le Styx et l'Enfer déjà aperçus dans son deuxième film La baie des anges. Le tout transposé dans les années quatre-vingt où plane l'ombre de la drogue et du sida (dont on sait aujourd'hui que c'est la maladie dont est mort Demy en 1990).
Néanmoins comme tous les Demy, Parking est hybride. D'un côté donc le contexte très lourd des années quatre-vingt dans lequel il s'enfonce irrémédiablement, de l'autre, l'héritage du mythe et de Cocteau. Si Peau d'Ane était la fille (certes bigarrée de Flower Power, de Pop Art...) de La Belle et la Bête, Parking est le fils (certes un peu raté...) d'Orphée et du Testament d'Orphée. Avec dans les deux cas la présence de Jean Marais qui joue dans Parking le rôle d'Hadès le dieu des Enfers, marié à sa nièce "Claude" Perséphone. A l'inceste s'ajoute donc l'androgynie des couples Hadès/Perséphone et Orphée/Eurydice: hommes efféminés et femmes masculinisées. C'est bien évidemment pour cette raison qu'il avait pensé dans un premier temps au couple Bernard Giraudeau/Annie Duperey.
"Chez Demy ce n'est pas la mort qui sépare Orphée et Eurydice mais plutôt la différence des sexes." Orphée et Eurydice sont en effet bisexuels mais cette bisexualité à résonance autobiographique est empreinte d'une lourde culpabilité: juste au moment où il embrasse enfin Calaïs (son ingénieur du son), Eurydice s'injecte une dose mortelle d'héroïne (reçue des mains de Bacchantes lesbiennes bien résolues à récupérer leur brebis égarée!)
L'ambivalence sexuelle d'Orphée-Demy trouve son aboutissement dans la chanson "Entre vous deux mon cœur balance" que Francis Huster interprète dans Parking. La chanson fait d'ailleurs allusion au signe astrologique de Demy comme dans la chanson des jumelles de Rochefort ("toi la vierge de mon cœur, toi mon gémeau venu d'ailleurs, vous êtes mes deux enfants de l'amour, vous êtes ma nuit et mon jour, pourquoi choisir?) Bien évidemment c'est à Jim Morrison que Jacques Demy pensait en écrivant le rôle puis à John Lennon, puis à David Bowie. Mais le rêve s'est fracassé contre le mur de la réalité dans ce film définitivement désenchanté.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.