C'est du pur slapstick ce qui constitue une régression par rapport au précédent film de Chaplin (The Tramp- Charlot Vagabond) mais au moins c'est sans temps mort. Le septième film de Chaplin pour la Essanay a été tourné sur la plage de Malibu alors beaucoup moins fréquentée que de nos jours. Et si la pantomime gesticulante des personnages qui se bagarrent et se réconcilient à tour de bras fait craindre la lassitude celle-ci est évitée grâce à des gags bien trouvés (la glace tarte à la crème, les fils attachant les chapeaux qui s'emmêlent, le banc qui se renverse, le crochet de la canne qui permet à Charlot de se rapprocher d'Edna etc.), une mise en scène bien rythmée et un jeu toujours aussi étourdissant de Chaplin utilisant son corps et celui de son adversaire de façon virtuose.
"La parole est d'argent, le silence est d'or". C'était par peur de se dévaluer, de se diluer dans la médiocrité que Chaplin a résisté au parlant plus de dix ans après sa généralisation dans la production cinématographique. C'est pourquoi son premier film parlant est une si formidable réflexion sur la parole en politique en même temps qu'un acte engagé d'un incroyable courage. On ne mesure peut-être pas aujourd'hui en effet le courage qu'il a fallu à Chaplin pour réaliser ce film, quasiment seul contre tous. En 1939-40 les USA avaient alors un positionnement isolationniste vis à vis de l'Europe et donc une attitude de neutralité vis à vis de l'Allemagne nazie. Cette neutralité voulue par la majorité de l'opinion publique était aussi un moyen pour de nombreuses entreprises (y compris à Hollywood) de faire de bonnes affaires avec les nazis. C'est pourquoi Chaplin subit toutes sortes de pressions et de menaces pour qu'il renonce à son projet d'alerter les USA et le reste du monde sur le danger du nazisme. Seule son indépendance artistique et financière acquise depuis 1919 lui permit d'aller jusqu'au bout.
Dans le Dictateur, Chaplin ouvre donc la bouche pour la première fois mais c'est pour prendre ses responsabilités. Face à un leader charismatique ayant mis le peuple allemand à sa botte et aveuglé le reste du monde, Chaplin joue à fond son rôle de miroir réfléchissant. Tout le monde a souligné la ressemblance entre Hitler et le réalisateur-acteur de l'année de naissance jusqu'à la fameuse petite moustache. Mais on a pas assez souligné la responsabilité du deuxième en tant que guide du peuple. Depuis l'affaire Dreyfus à la fin du XIX°, les intellectuels et les artistes ont un rôle à jouer dans la sphère publique, celui de mettre leur intelligence, leur talent et leur culture au service du plus grand nombre. C'est exactement ce que fait Chaplin dans le Dictateur. Tout en soulignant la ressemblance entre le barbier juif et Hynkel (traduction: tous les hommes sont de la même espèce et le racisme est une absurdité), il oppose deux manières de s'exprimer, deux manières de prendre la parole. Hynkel se caractérise par un sabir proche de l'éructation et de l'aboiement et dont la traduction fait ressortir l'absolue vacuité. Hynkel parle pour ne rien dire. L'homme en lui a capitulé et laissé la place à une bête assoiffée de haine et de désir de vengeance, capable de susciter les réactions pavloviennes de la foule hypnotisée et de ses collaborateurs aux noms évocateurs (Herring-Hareng pour Göring et Garbitsch-Ordure pour Goebbels). Par contraste le petit barbier juif amnésique a très peu de dialogues. La plupart du temps il se tait ou s'exprime très discrètement. Sauf à la fin lorsqu'il doit prendre la place de Hynkel (= ses responsabilités) et parler au peuple pour lui redonner de l'espoir. Son discours de six minutes d'un vibrant humanisme, les yeux dans les yeux de son public (et surtout par delà l'écran avec les spectateurs de chaque nouvelle génération qui découvrent le film) est si fort qu'il reste d'actualité près de 80 ans plus tard à l'heure du retour en force des nationalismes et de l'échec visible des progrès techniques à rapprocher les hommes.
Le comique de transposition est devenu une spécialité de Chaplin dès sa période Keystone. 9 ans avant la chaussure bouillie et les lacets spaghettis de La ruée vers l'or, le voilà qui prend un réveil pour une boîte de conserves. Il l'incise avec un ouvre-boîte, en hume l'odeur, en sort les éléments comme si tout cela était parfaitement naturel. Cette séquence est la plus célèbre du film Charlot et l'usurier qui fait également étalage de ses talents de danseur et d'acrobate.
Néanmoins l'ensemble est en deçà de ses meilleurs films à la Mutual. Il y a des séquences slapstick répétitives, le personnage d'Edna Purviance est assez inutile et certains passages sentent le réchauffé. Par exemple celle où il se dispute avec son collègue en lui lançant de la pâte à pain au visage ou en arborant un boudin de pâte autour du cou fait penser à un copier-coller de Charlot Mitron.
Charlot machiniste, 7eme film pour la Mutual se situe dans la continuité de plusieurs films tournés pour la Keystone deux ans plus tôt: A film Johnnie (Charlot fait du cinéma) et Charlot grande coquette (The masquerader) pour la mise en abyme du monde du cinéma et Charlot Mitron (Dough and dynamite) pour les ouvriers qui se mettent en grève et veulent faire sauter à la dynamite leur lieu de travail. Sauf que cette continuité est en trompe-l'oeil: Chaplin s'amuse en réalité à parodier les films stéréotypés de la Keystone et notamment les fameux lancer de tarte à la crème dans une scène particulièrement effrénée. Il joue également beaucoup au jeu du "passer à la trappe". Il multiplie les détournements visuels du réel avec son jeu sur les objets. En empilant les chaises, il se transforme en porc-épic géant, en nettoyant une peau d'ours il se transforme en coiffeur. En soulevant d'une main ou d'un doigt des objets lourds (piano, statue, colonne) il en souligne le côté factice. Enfin il joue sur l'ambiguïté sexuelle des protagonistes. En embrassant Edna Purviance travestie, il provoque chez Eric Campbell un comportement efféminé qui évoque l'homosexualité ce qui constituait une provocation vis à vis du puritanisme anglo-saxon.
Charlot Pompier, deuxième film réalisé pour la Mutual a été tourné en partie dans une véritable caserne de pompiers. Deux maisons condamnées à la démolition furent brûlées pour donner plus d'authenticité au film. On peut également relever l'utilisation de trucages.
Mais en dépit de ses gros moyens, le film n'est pas meilleur que ceux de la Essanay. Les gags sont moins inventifs que ceux de son premier film à la Mutual Charlot chef de rayon et se situent dans la plus pure tradition slapstick de la Keystone. Peut-être parce que Chaplin avait peur de dérouter ou décevoir son public. Mais un jour, il reçut une lettre d'un admirateur qui avait vu Charlot pompier et qui lui fit part de sa déception. Mais ce n'était pas celle qu'il imaginait: "J’ai remarqué dans votre dernier film une manque de spontanéité. Même si le film fait mouche à tous les coups et déclenche le rire sans cesse, ce rire n’est pas si entier et généreux que pour vos films précédents. Je crains que vous ne deveniez l’esclave de votre public, alors que pour la plupart de vos films, c’est au contraire le public votre esclave. Les spectateurs, Charlie, aiment être esclaves." Ce spectateur rendit un grand service à Chaplin en l'aidant à libérer son talent. Les effets s'en firent ressentir dès le film suivant, Charlot musicien.
Ce film de 30 minutes est le premier des 12 courts-métrages que Chaplin a réalisé pour la Mutual entre 1916 et 1917. Il ouvre en beauté une des périodes les plus fastes de sa carrière. En lui laissant carte blanche et en lui donnant un copieux salaire, la Mutual lui permit de développer la qualité et la créativité de ses œuvres dans des proportions très supérieures à tout ce qu'il avait pu faire jusque là.
Le thème principal du film qui résonne de façon troublante avec notre actualité est le vol sous toutes ses formes. Du sans-le-sou pique-assiette jusqu'au directeur (Eric Campbell) et son chef de rayon (Lloyd Bacon) qui cherchent à se faire la malle avec la caisse du magasin en passant par les clients propres sur eux qui volent à l'étalage, la malhonnêteté est partout. Une allusion au choix des studios Essanay pour lequel il avait travaillé avant de partir à la Mutual de remonter et rallonger un de ses films (Charlot joue Carmen) sans son accord.
Outre cette thématique traitée de façon assez féroce, le film offre un festival de créativité burlesque qui préfigure des œuvres ultérieures. Les gags dans l'escalator seront partiellement réutilisés dans Charlot rentre tard. On assiste également à l'embryon de la célèbre scène du miroir de Sept ans de malheur (Max Linder) et de La soupe aux canards (Marx Brothers). Quand Charlot rencontre son sosie Lloyd Bacon, il croit être devant une glace car tous deux font exactement les mêmes mouvements.
La fin du film est assez abrupte car il manque les dernières secondes de pellicule où les dirigeants malhonnêtes sont arrêtés. Charlot est félicité et en profite pour commencer à draguer la secrétaire (Edna Purviance).
Le roman comique de Charlot et Lolotte a le goût des premières fois. Il est en effet souvent présenté comme la première comédie de long-métrage produite à Hollywood (cela dépend des critères de durée qui délimitent moyen et long métrage, variables d'un pays à l'autre). Ce sera d'ailleurs le seul essai de la Keystone dans ce domaine. Le personnage principal, Tillie (Lolotte en VF) était inspiré de l'opérette de 1910 Tillie's nightmare (de A. Baldwin et Edgar Sloane), gros succès de Broadway qui mettait en vedette Marie Dressler.
Dans le film qui fut également un gros succès populaire, elle est cependant éclipsée par Chaplin qui dans un second rôle est tellement brillant que le public et la critique n'eut d'yeux que pour lui. Presque tous les producteurs de cinéma le sollicitèrent ensuite pour lui faire signer des contrats. Sa performance est d'autant plus remarquable qu'il joue un rôle antipathique d'escroc arrogant, violent et malhonnête. Mais il est néanmoins irrésistible. A côté de lui les autres acteurs font pâle figure. Marie Dressler notamment en fait trop ce qui enlève tout aspect pathétique à son personnage de femme abusée et le tire au contraire vers la grosse farce. D'autre part le film peine à trouver son rythme. De nombreuses scènes piétinent laborieusement et seule la course-poursuite de la fin retrouve l'esprit burlesque des films de la Keystone.
Le film de 6 bobines fut restauré en 2004 car au fil du temps il avait subit de nombreuses coupes, remontages et des effets sonores avaient été rajoutés.
A thief catcher est une comédie de Ford Sterling dans laquelle Chaplin fait une brève apparition en Keystone Cop.
Dans les années 20 et 30, le film apparaissait encore dans les filmographies consacrées à Chaplin. Mais lorsque H.D Waley, directeur technique du FBI fit en 1951 la filmographie de Chaplin qui fait aujourd'hui autorité, le titre disparut, probablement à cause d'une possible confusion avec un autre film perdu de Chaplin, Her friend the Bandit, réédité sous le titre quasi-homonyme The Thief catcher. Par miracle, une copie 16mm incomplète de A thief catcher fut découverte chez un antiquaire par le collectionneur américain Paul E. Gierucki en juin 2010. Elle portait le titre "His regular job" et la copie datait de 1918 mais le collectionneur parvient à l'identifier correctement.
Chaplin a tourné en tout 36 films pour la Keystone. 34 nous sont parvenus en intégralité. Grâce à la découverte de Paul E. Gierucki, A thief catcher a partiellement refait surface (incluant le passage où apparaît Chaplin ce qui est le plus important). On peut le regarder dans les bonus du coffret 4 DVD Lobster de 2010 qui réunit l'intégralité des films Chaplin à la Keystone sauf Her Friend the Bandit qui reste à l'heure actuelle la seule comédie Chaplin de ce studio qui semble à jamais perdue. Mais comme celui-ci en a signé le scénario, on en retrouvera la trame dans d'autres films (Charlot garçon de café, Charlot et le comte, Charlot patine, Charlot et le masque de fer).
Ne surtout pas se fier au titre en VF qui assimile le nudisme aux peaux de bête de la période préhistorique sans doute dans un but racoleur. His Prehistoric Past est la dernière comédie de deux bobines de Chaplin pour la Keystone (tournée avant Charlot et Mabel en promenade mais sorti après). Il est structuré par un procédé de rêve issu des sketchs de Chaplin pour le théâtre de music-hall de Fred Karno et qu'il réutilisera dans d'autres films (Charlot soldat, Une Idylle aux champs, The Kid, Les Temps modernes...) Le thème de la préhistoire s'est imposé car il était à la mode avec de nombreuses découvertes paléontologiques. D.W Griffith tourna en 1912 un drame d'une bobine Man's Genesis qui exploitait cet intérêt du public pour la Préhistoire et qui fut rapidement parodié. Même si le résultat n'est pas transcendant, le film de Chaplin contient des gags savoureux comme celui où il utilise des poils d'ours pour remplir sa pipe et frotte un silex contre sa jambe pour l'allumer. On le voit également disputer avec succès un harem de filles au roi local joué par Mack Swain lequel se transforme en un policier joué par Sydney Chaplin qui l'arrache à son rêve...
Charlot et Mabel en promenade est le dernier court-métrage réalisé par Chaplin pour la Keystone en novembre 1914. Il s'agit d'une sorte de vaudeville en plein air où les jeunes membres de deux couples mal assortis (Charlot et Mabel) échappent à leurs vieux conjoints respectifs (la mégère Phyllis Allen et le barbon Mack Swain) pour aller flirter. Même si elle n'est pas spécialement originale par rapport à d'autres comédies antérieures se déroulant dans un parc, elle est mieux structurée et réalisée. Chaplin suggère clairement la lubricité de son personnage (sa canne qui accroche et relève "par mégarde" la jupe de Mabel, son regard qui se fixe quelques instants sur les fesses d'une jeune femme blonde penchée devant lui) et fait du policier l'agent du retour à l'ordre conjugal conservateur. D'autre part il évite tous les effets faciles de la Keystone: il n'y a ni jets de briques, ni tarte à la crème, ni final dans un lac. Ouf!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.