Bien que "Daydreams" soit tronqué d'une bonne dizaine de minutes et soit constitué comme beaucoup de courts-métrages de Buster KEATON de sketches reliés par un fil conducteur ténu, l'ensemble fait sens et contient quelques séquences spectaculaires, surtout dans son final qui fait penser à une variation sur "Cops" (1922).
Rien de tel en effet que ce court-métrage pour réaliser à quel point Buster KEATON est l'anti Harold LLOYD. Là où le second, assoiffé de reconnaissance cherche à s'élever dans la société, le premier est un indécrottable inadapté qui s'enfonce toujours plus profondément dans l'échec et l'humiliation. Alors que sa fiancée à qui il doit prouver sa valeur (marchande) pour que son père consente à leur union l'imagine en chirurgien, en magnat de la bourse ou en grand acteur, il occupe des emplois toujours plus minables qu'il ne parvient même pas à garder. Il est alors ravalé du statut d'homme à animal (un hamster qui tourne en rond dans sa roue), puis d'animal à objet (appât à poisson puis colis postal). Il finit en lambeaux et comme cet autre perdant magnifique qu'est Cyrano, il peut conclure sur ce constat implacable "J'aurais tout raté, même ma mort".
"Malec Forgeron" n'est pas un grand court-métrage de Buster KEATON. Il s'agit davantage d'une succession de sketches avec une unité de lieu qu'un vrai film mais il se laisse voir avec plaisir en raison de la diversité et de l'inventivité des gags. Le film existe en plusieurs versions car des montages alternatifs avec des séquences inédites ont été retrouvés récemment. Cette instabilité du contenu s'accorde bien avec l'époque où le film a été tourné. Certes en 1922, les USA étaient devenus un géant de l'automobile mais celle-ci ne s'était pas encore tout à fait généralisée, de nombreux américains n'ayant pas les moyens de s'offrir la première voiture standardisée produite à la chaîne, la Ford T. Buster KEATON dépeint donc un monde en transition où son forgeron qui est aussi mécanicien répare ou plutôt "customise" involontairement et indifféremment les chevaux et les voitures. Certains gags ont un caractère subversif, en particulier la scène de la destruction méthodique de la Rolls Royce, un sacrilège au temps des "Roaring Twenties". Il y a quelque chose de l'ordre d'une liberté artistique qui se défend dans la manière dont Buster KEATON macule, brûle, casse ou détourne de leur fonctionnalité première les objets qui sont mis à sa disposition.
Ce court-métrage de Buster KEATON n'est certes pas d'une originalité folle mais il a le mérite de la cohérence. Basé sur des quiproquos linguistico-ethniques, il marie Buster Keaton par erreur avec une famille de brutes épaisses d'origine irlandaise qui en veut à son (fictif) portefeuille bien garni. Dire que Buster KEATON n'y trouve pas sa place est un euphémisme comme le montre la séquence très éloquente de la photo de famille où il est sans cesse repoussé hors du cadre par l'un ou l'autre de ses membres. Il doit alors se coucher pour figurer sur la photo. Le film déroule un concentré de situations du quotidien (le repas, le coucher) qui montrent que le plus faible se fait écraser (au sens propre!) par le plus fort et que pour survivre, il doit développer sa ruse et son agilité. On peut souligner que Buster KEATON nous livre une vision très pessimiste du melting-pot américain auquel il ne croit visiblement pas. Il montre au contraire un darwinisme social qui fait rage jusqu'au sein des familles. Cette histoire d'avorton brutalisé par des colosses a-t-elle quelque chose d'autobiographique? On peut s'autant se poser la question que quelques années plus tard, Buster KEATON reprendra ce thème pour son long métrage "Cadet d eau douce" (1928). Toujours est-il que la fin du film très slapstick fait penser aux films de Roscoe ARBUCKLE. L'excès de levure qui entraîne l'invasion de l'écran par la mousse permet à Buster KEATON d'échapper à sa famille de prédateurs pour recommencer une vie ailleurs. Mieux vaut être seul que mal accompagné.
Difficile de suivre "La guigne de Malec" tant son intrigue est décousue. Et la reconstitution de ce film qui fut longtemps perdu n'arrange rien: elle accentue au contraire l'impression que l'on regarde de petits morceaux disparates mis péniblement bout à bout. Mieux vaut donc le considérer comme une succession de sketches inégaux: "les tentatives de suicide de Malec", "Malec à la pêche", "Malec à la chasse", "Malec contre les bandits". Chacune de ces sections offre son lot de gags inventifs, ceux qui se fondent sur des illusions d'optique s'avérant particulièrement savoureux.
Cependant, il y a quand même quelques fils conducteurs. Malec (Buster KEATON) est souvent confronté au règne animal dans ce film, l'un des gags consistant à substituer à l'animal domestique un animal sauvage ou indomptable sans que Malec s'en aperçoive au premier abord. D'autre part la vision de l'existence qui s'en dégage est assez sombre. Malec qui crève la dalle et ne parvient pas à remonter à la surface veut se suicider mais n'y parvient pas (comme le dit Cyrano "J'aurais tout raté, même ma mort"). Lorsqu'il pêche, il utilise sa prise comme appât dans l'espoir d'en avoir une plus grosse car "les gros mangent les petits". Et son plongeon final "crève la dalle" au sens propre, le faisant sortir du cadre pour l'entraîner à l'autre bout du monde. Personnage isolé et inadapté tout au long du film, Malec ne trouve son salut que dans l'exil.
Quatrième film de Takeshi KITANO, "Sonatine, mélodie mortelle" est le premier à avoir été distribué en France. Il est une bonne introduction à son style, décalé voire déconcertant. La quintessence du cinéma kitanien peut être résumée en quelques traits:
- Une dynamique filmique fondée sur le principe d'opposition, de paradoxe, de contradiction. "Sonatine" alterne ainsi de longues plages contemplatives bercées par la musique de Joe HISAISHI et de fulgurantes explosions de violence sèche, l'un se nourrissant de l'autre. L'opposition réside aussi dans toute une série de contrastes: entre le jour et la nuit, la ville et la campagne, la paix et la guerre, l'eau et le feu, le jeu et la mort, le fixe et le mobile, le champ et le hors-champ.
- Des plans fixes composés comme des tableaux sur lesquels Takeshi KITANO s'attarde longuement. Certains de ces plans fonctionnent comme des arrêts sur image: on y voit un ou plusieurs personnages immobiles qui regardent fixement la caméra. D'autres sont animés au ralenti comme ces trois personnages mitraillés qui s'écroulent l'un après l'autre. D'autres enfin ressemblent à des vues Lumière, enregistrant les mouvements au naturel à l'intérieur d'un cadre fixe. La première image du film est d'ailleurs un tableau: on y voit un poisson bleu embroché par un harpon sur fond rouge. C'est une image-programme, elle résume la situation de ces yakuzas exilés sur une île où le temps d'une parenthèse enchantée ils s'amusent comme des gamins avant que la mort ne les rattrape.
- Des personnages indéchiffrables dont le visage ressemble à un masque. Le visage neutre fait partie intégrante de la culture japonaise aussi bien dans la culture de l'estampe qu'au théâtre. Chez Takeshi KITANO, les personnages sont particulièrement peu expressifs et quand ils le sont, leurs expressions restent énigmatiques. Il en va ainsi du personnage de Murakawa joué par Takeshi KITANO dont les sourires sont plutôt annonciateurs de mort que de joie.
- Le caractère énigmatique des personnages est renforcé par la rareté de leur parole. Takeshi KITANO est un représentant d'une culture japonaise qui sait admirablement mettre en relief le poids dramatique du silence. Il n'est guère étonnant qu'il y ait des séquences burlesques dans les films de Takeshi KITANO, ce genre étant associé au muet.
- Des personnages aux prises avec un monde qui se défait. Dans "Sonatine", le fils a tué le père si bien que le milieu n'a plus de règle. Le monde devient lui-même absurde, indéchiffrable. Murakawa et ses hommes préfèrent prendre la tangente, profiter des instants qui leur reste en renouant avec leur enfance avant de disparaître (voir les plans post-générique qui filment les paysages vidés de toute présence). Car la mort est toujours au bout du chemin.
Buster, le surnom de Joseph Keaton junior signifie casse-cou. Tout au long de sa carrière, il s'est distingué par des prouesses physiques dont ce court-métrage offre un assortiment spectaculaire. Le dispositif scénique de "La voisine de Malec" est particulièrement efficace, offrant un spectacle aussi drôle que rythmé. En bas, une palissade sépare la cour d'un immeuble en deux parties. D'un côté vivent les parents de Malec (Buster KEATON) et de l'autre, ceux de sa voisine (Virginia FOX) dont il est amoureux. Mais la querelle de voisinage des parents qui se traduit par la palissade compromet leur union. Keaton en fait un lieu d'échanges romantiques puis de de quiproquos comiques qui annoncent le ballet à venir. Car pour surmonter l'obstacle, rien de mieux que la voie des airs! La corde à linge devient une tyrolienne et la rampe d'escalier un toboggan permettant à Malec de jouer les passe-muraille. Enfin devant l'obstination du père de mariée à faire échouer leur mariage, il s'associe à un tandem d'acrobates, les "Flying Escalantes" pour former une échelle humaine qui transporte sa fiancée d'une fenêtre à l'autre au nez et à la barbe du père fouettard.
Tout semble bien ordonné dans la petite ville (fictive) de River Junction. Plutôt qu'une ville, il s'agit d'une basse-cour fluviale avec son inévitable combat de coqs bateliers. D'un côté le propriétaire du steamer flambant neuf King, un homme d'affaires du même nom très sûr de sa supériorité. De l'autre le vieux loup du fleuve, William Canfield propriétaire du Stonewall Jackson, un bateau qui n'est plus de la première jeunesse non plus. Les deux rivaux ont cependant le même talon d'Achille : ils n'ont pas d'héritier. Ou plutôt si, ils en ont un sous leur nez qui pourrait prendre la relève et rétablir la paix entre eux mais ils n'en veulent ni l'un, ni l'autre. Car William Canfield junior (Buster KEATON) est l'antithèse de l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes. Petit, gringalet, pacifique, romantique, doté d'un accoutrement d'artiste improbable entre le bonnet du peintre et le yukulélé du musicien, il suscite les moqueries de J.J. King qui veut un gendre à sa hauteur (supposée) et blesse l'ego de son père biologique qui essaye en vain de le remodeler à son image (supposée également). Mais le coup de vent qui emporte le chapeau qu'il vient juste de lui acheter annonce l'ouragan dévastateur et clarificateur qui emportera tous les faux-semblants sur son passage, ne laissant derrière lui que la vérité.
Le dernier quart-d'heure du film est un moment d'anthologie qui prend aux tripes de par ses enjeux symboliques, sa virtuosité technique et l'investissement qu'il a demandé à Buster KEATON. Celui-ci a pris des risques, notamment lorsqu'il passe à travers la fenêtre d'une façade qui tombe sur lui. Un gag déjà expérimenté pour "La Maison démontable" mais ici en version XXL avec une façade autrement plus lourde et dangereuse. La mise en scène aujourd'hui encore soulève l'admiration, notamment par l'utilisation de la profondeur de champ qui redouble l'aspect spectaculaire de cette ville qui s'écroule maison après maison, le seul à plier sans rompre étant Buster KEATON, incarnation vivante de la morale de la fable du chêne et du roseau.
Le titre en VF n'est pas des plus judicieux. Non seulement le golf n'occupe qu'une petite place dans l'histoire mais Buster KEATON (Malec en VF) n'a rien d'un champion. C'est justement pour échapper à son statut de loser qu'il s'évade dans la peau d'autres personnages (d'abord un bagnard, le "Convict 13" du titre original, puis un gardien) mais la guigne le poursuit. L'environnement changeant dans un film qui épouse la forme surréaliste du rêve fait penser à "Sherlock Junior (1923)" dont "Convict 13" constitue un embryon. Risée des golfeurs, promis à la potence, victime d'une mutinerie menée par un gros malabar, Buster KEATON est toujours à côté de la plaque et c'est ce décalage qui est source de comique. La pirouette finale donne un semblant de cohérence à l'ensemble qui peut paraître décousu au premier abord.
L'un des moins connus des longs-métrages de Buster KEATON parce que l'un des moins appréciés. Certains le considèrent même comme le vilain petit canard de sa filmographie. Sauf qu'ils ne voient pas le cygne caché derrière et c'est bien dommage. "Ma vache et moi" n'est pas son film le plus drôle ni le plus spectaculaire. Il est au contraire aride et dépouillé jusqu'à l'os, aussi minéral que le visage de son protagoniste, malmené et balloté mais qui même sous la menace se refuse à esquisser le moindre sourire. Un refus de cautionner un monde de brutes épaisses qui se vérifie à la fin du film quand Roscoe ARBUCKLE, banni de l'industrie hollywoodienne pour un crime qu'il n'a pas commis fait une brève apparition travesti. Buster KEATON est en effet d'un des rares artistes à ne lui avoir pas tourné le dos.
Si je fais par ailleurs référence au conte d'Andersen, c'est parce que le film de Buster KEATON en est une sorte de libre adaptation. Le rapport qu'il entretient avec les animaux est un reflet humoristique de son incapacité à se fondre dans la masse et à s'adapter aux codes sociaux. "Friendless" (sans ami) est non seulement un solitaire mais il agit comme un aimant qui repousse l'instinct grégaire. Il est piétiné par la foule et fait fuir un chien, un cheval, des troupeaux mais aussi le personnel du ranch où il est employé en tant que cow-boy. Plusieurs scènes le montrent arrivant à contretemps lors des repas et dormant seul à l'étable avec une autre brebis galeuse, "Brown Eyes" ("Brunette" en VF), la vache sans cornes elle aussi rejetée hors du troupeau. Il faut dire que le personnage de Friendless est l'antithèse du cow-boy classique. Sa maladresse et sa délicatesse donnent lieu à des gags très amusants (l'échelle pour monter à cheval, le chiffon pour faire rentrer le troupeau, le rasoir pour marquer la vache etc.)
Buster KEATON dresse un parallèle entre la sauvagerie des villes et celle du Far West. Le morceau de bravoure où il lance un troupeau déchaîné sur Los Angeles suscitant désordre et panique est assez jubilatoire même si Keaton n'était pas satisfait du résultat. A mon avis, c'est surtout la conclusion qui n'est pas très satisfaisante car en porte-à-faux avec le reste du film. Le personnage féminin est par ailleurs redondant avec la vache même s'il s'agit de montrer la solidarité des faibles dans la jungle où la loi du plus fort est la seule règle.
A première vue, ce court-métrage ressemble aux autres films de Roscoe ARBUCKLE. Le scénario est décousu au point de faire l'effet d'un alignement de sketches slapstick avec les petits cousins des Keystone cops. Fatty s'y travestit et envoie Al St JOHN au tapis ainsi que Buster KEATON pour les beaux yeux d'une fille particulièrement volage.
"Coney Island" se distingue pourtant des autres courts-métrages burlesques de cette époque par son aspect documentaire. Tourné en extérieurs dans le Luna Park de Coney Island (d'où le titre en VO), il montre que les attractions de 1917 étaient destinées aux kamikazes, la sécurité étant une terra incognita à cette époque. Le premier personnage à faire son entrée est Buster KEATON ce qui préfigure son importance à venir dans le cinéma burlesque. Il y accomplit des acrobaties spectaculaires comme dans ses films ultérieurs, en revanche il n'a pas encore revêtu le masque de l'homme qui ne sourit jamais si bien qu'on a du mal à le reconnaître tant son visage est mobile et exprime d'émotions. Enfin ce film fonctionne comme une régression. Face à une épouse acâriatre, Fatty se réfugie dans le jeu, la fête et la séduction (en se travestissant, Fatty rappelle que c'est son essence féminine qui le rend irrésistible). Et il joue aussi avec la caméra, abattant le quatrième mur pour lui demander paradoxalement de préserver son intimité !
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.