Récemment, j'ai revu "Femmes au bord de la crise de nerfs" dont la parenté avec "La Voix humaine" m'a sauté aux yeux. Et pour cause, le célèbre long-métrage de Pedro Almodovar lui a été inspiré par la pièce en un acte de Jean Cocteau dont il propose à nouveau une adaptation, cette fois en court-métrage. Si Cocteau a mis en scène dans plusieurs de ses pièces la dépendance de femmes à des hommes absents (dans le même genre, "Le Bel Indifférent" (1957) a été adapté en court-métrage par Jacques Demy), Pedro Almodovar cherche lui à les en sortir. Et ce d'autant plus que "La Voix humaine" a été réalisé pendant le confinement ce qui redouble le thème de l'enfermement de l'héroïne qui circule à l'intérieur et à l'extérieur du décor sans pour autant sortir de sa voie (voix?) de garage, du moins jusqu'au moment de la délivrance finale. Les tenues plus colorées et extravagantes les unes que les autres portées par Tilda Swinton (actrice qui décidément transcende les frontières, de genre comme de culture) redoublent l'effet de théâtre dans le théâtre, même si sa conversation au téléphone est un monologue dont le seul spectateur est elle-même. Son personnage est enfermé dans un rôle aussi sûrement que l'était Madeleine dans "Vertigo", cité plusieurs fois. Ceci étant "La Voix humaine" est surtout un exercice de style que l'on contemple pour sa forme, somptueuse et inventive (l'utilisation des outils de bricolage qui tantôt deviennent des lettres, tantôt des armes et tantôt rappellent l'envers du décor).
" Mort et résurrection du poète. Frappé par une balle, le poète Jean Cocteau rebondit dans un autre temps. Vie et mort, présent et futur, monstres et imagination, angoisses et fantasmes, c'est le Testament du poète cinéaste, sa biographie sans aucun souci de chronologie." La fin de cette citation me fait sourire car dire que le film ne se soucie pas de la chronologie est une manière élégante d'évoquer son aspect complètement décousu dans lequel Jean Cocteau se met en scène au milieu des personnages de son film "Orphée" qui viennent l'aider à traverser les murs (Cégeste alias Edouard Dermit aux liens étroits avec le cinéaste) quand ils n'improvisent pas un procès abscons (La Princesse alias Maria Casarès et Heurtebise alias François Périer). Sauf que désormais Orphée, c'est lui-même, Jean Marais son "alter ego" étant devenu Oedipe. Et tant qu'à parler de mythologie grecque, on croise aussi Athéna et le Sphinx ainsi que quelques créatures hippocéphales. Cependant, Jean Cocteau au cours de cette promenade au sein de son propre imaginaire n'oublie pas l'époque dans laquelle il vit. Des amis artistes viennent lui faire un petit coucou (Pablo Picasso, Charles Aznavour, Daniel Gélin, Jean-Pierre Léaud, Yul Brynner). On retrouve aussi pas mal de ses obsessions formelles et esthétiques, des trucages artisanaux (le montage à l'envers, le ralenti) aux bellâtres s'ébattant dans tous les coins de l'image. Il est d'ailleurs révélateur que le seul personnage du film "Orphée" qui ne revienne pas soit Eurydice tant celle-ci était maltraitée dans "Orphée", celui-ci n'ayant qu'une idée en tête, s'en débarrasser. Et bien s'est chose faite! Dans tout autre contexte que celui du testament d'un homme qui se savait condamné, cet exercice de style aurait paru outrageusement narcissique. Mais en dépit de ses défauts, il faut reconnaître que c'est une manière élégante et poétique de tirer sa révérence.
« Nous avons tous travaillé, de l’opérateur au moindre machiniste, comme si nous ne formions qu’une seule personne ». Les bonnes fées se sont en effet penchées sur le berceau de "La Belle et la Bête", accouchant d'un chef-d'oeuvre intemporel d'une stupéfiante beauté qui a gardé intact son pouvoir de fascination*. Outre la poésie cinématographique de Jean COCTEAU qui filme comme s'il était en apesanteur un monde qu'il rend magique par ses effets de caméra (ralentis par exemples) et son montage (la métamorphose de Belle), le film bénéficie de l'assistance de René CLÉMENT, de la sublime photographie de Henri ALEKAN, de la musique de Roger DESORMIÈRE, de la poignante interprétation de Jean MARAIS dans le rôle de la Bête. Et que dire de la féérie qui se dégage des décors, des costumes, des maquillages (celui de la Bête demandait cinq heures de préparation et s'inspirait des gravures de Gustave Doré) et des effets spéciaux! Les statues animées du château de la bête ainsi que les nombreux végétaux qui s'enroulent autour des meubles et des pierres dans la chambre de Belle brouillent les frontières entre l'extérieur et l'intérieur du palais mais aussi entre l'animé et l'inanimé, approfondissant l'esprit du conte qui joue sur l'effacement de la frontière entre l'homme et l'animal.
L'un des héritages les plus évidents du film de Cocteau, c'est bien sûr "Peau d âne" (1970) de Jacques DEMY. Les deux réalisateurs se vouaient une admiration réciproque et Demy a bien sûr effectué énormément d'emprunts à l'univers de son mentor lorsqu'il a décidé d'adapter son conte fétiche: Jean MARAIS, les statues recouvertes de végétation, les ralentis irréels, les costumes (celui du roi rappelle celui de la Bête, la robe couleur de soleil, celui de Belle, sans parler du miroir et de la rose) etc. Autre exemple, la formidable mini-série de Mike NICHOLS "Angels in America" (2003) d'près la pièce de théâtre de Tony Kushner "Fantaisie gay sur des thèmes nationaux" reprend à l'identique une séquence entière du film de Cocteau (l'arrivée au château avec les candélabres humains et le repas devant la cheminée). Car ce qui relie ces créateurs à travers "La Belle et la Bête" (Cocteau, Marais, Demy, Kushner) c'est qu'entre leurs mains, le conte devient une évidente métaphore de l'homosexualité comme "monstruosité" aux yeux de la société qui entraîne rejet et marginalisation (avec le sida en prime pour les deux derniers).
* Ou presque. J'ai eu longtemps "La Haine" (1995) contre Vincent CASSEL pour avoir dit en interview qu'il trouvait le film de Cocteau soporifique. Mais il était en promo pour l'adaptation du conte dans laquelle il jouait par Christophe GANS et il entrait sûrement une part de calcul de sa part. En tout cas ce n'est guère glorieux, d'être incapable de faire la différence entre un chef-d'oeuvre et un film parfaitement insignifiant.
"Orphée" c'est "Le Sang d un poète" (1930) appliqué à une figure mythologique qui fascinait Jean COCTEAU et sans doute à laquelle il s'identifiait. Transposé dans le milieu littéraire germanopratin des années cinquante symbolisé par Juliette GRÉCO, le mythe d'Orphée vu par Cocteau ne prend pourtant son essor que lorsqu'il passe de l'autre côté du miroir pour rencontrer "la mort au travail" (définition du cinéma lui-même). En effet Orphée (Jean MARAIS) est un poète qui se nourrit de messages de l'au-delà (messages qui font penser à ceux qu'envoyaient les résistants par la BBC pendant la guerre). C'est aussi un Narcisse amoureux de son reflet, cet autre lui-même qu'il ne peut rencontrer qu'aux enfers. La pauvre Eurydice est reléguée au rang d'empêcheuse de créer en rond, "bonne femme" obsédée par "la layette et les impôts". On aurait envie de gifler Cocteau devant tant de misogynie crasse mais heureusement il y a les superbes images poétiques expérimentales qui sauvent l'ensemble ainsi que la profonde mélancolie émanant de spectres qui pourtant transgressent l'ordre établi en tombant amoureux des vivants. La princesse (Maria CASARÈS) amoureuse éperdue d'Orphée et son valet, Heurtebise (François PÉRIER, impérial) dont les sentiments poignants pour Eurydice me touchent au plus profond de moi à chaque fois que je revois le film.
Bien qu'un peu brouillon (Jean COCTEAU ne connaissait alors rien de la technique cinématographique), "Le Sang d'un poète", son premier film se révèle être suffisamment riche pour retenir l'attention. Financé par le mécénat de Charles de Noailles, friand d'expérimentations surréalistes (il est également derrière "L'Âge d or (1930) de Luis BUÑUEL), "Le Sang d'un poète" préfigure aussi bien "La Belle et la Bête" (1945) que "Orphée" (1950). Les trucages artisanaux inspirés de Georges MÉLIÈS (et de Max LINDER) se combinent aux obsessions du poète qu'est fondamentalement Jean COCTEAU quel que soit le support qu'il utilise. La combinaison accouche de thèmes et d'images qui ne cesseront de revenir hanter sa filmographie: l'univers des mythes antiques et des contes de fée, les étoiles, la plongée dans un miroir "qui ferait mieux de réfléchir à deux fois avant de renvoyer les images", la traversée onirique en apesanteur/au ralenti/en arrière d'un long couloir, le tiraillement entre pulsion créatrice et pulsion suicidaire, les limites poreuses entre la créature et son créateur, l'exigence dévoratrice de la première menaçant l'existence du premier. Une réflexion que l'on retrouve chez l'un de ses héritiers*, Jacques DEMY qui dans "La Baie des anges" (1962) associe les joueurs (et par extension les artistes) à des vampires**. La bouche qui s'affiche en surimpression sur la rose dans "Peau d'âne" (1970) fait penser directement à celle qui s'anime au creux de la main du poète et qui évoque une blessure ouverte (ou un sexe féminin? En tout cas quelque chose d'angoissant par où peut s'écouler le sang, autre élément récurrent du film de Jean COCTEAU).
* "Lola" (1960) a le Demy-sang d'un poète écrira Cocteau à son fils spirituel.
** "La Baie des anges" (1962) met en scène la violence qu'il y a à être accroché au royaume des ombres, des spectres et des morts quand la famille, la vie, le travail, la société, la normalité, la raison nous convoque de l'autre côté, vers l'horizon lumineux des vivants. La baie des Anges est un grand film de vampires, cette forme de transfusion artificielle de la vie et du sang dont ont aussi besoin les artistes. (Hélène Frappat).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.