Impossible en regardant "A nous la liberté" de ne pas penser à "Les Temps modernes" (1934) et même à "Le Roi et l'Oiseau" (1979). Non seulement pour sa critique du travail à la chaîne comme instrument d'un système politique coercitif mais aussi pour le primat de l'image et de la musique sur la parole, associée au monde mécanique. Ce n'est pas seulement un choix lié à la proximité de deux de ces oeuvres avec le cinéma muet. C'est aussi un acte politique alors que les années 30 voyaient se multiplier "le viol des foules par la propagande politique" pour reprendre le titre du livre de Tchakhotine. L'homme nouveau des régimes totalitaires n'était en effet rien d'autre qu'un outil standardisé fabriqué à la chaîne pour servir les désirs de grandeur de leurs chefs: soldat, ouvrier ou les deux. En cela "Le Roi et l'Oiseau" en est leur parfait héritier, transformant en conte universel et atemporel l'expérience de la déshumanisation provoquée par les révolutions industrielles du XIX° siècle et les régimes totalitaires du XX° siècle et faisant par contraste l'apologie de la liberté individuelle et de la résistance à l'oppression, y compris à travers les objets du monde industriel délivrés de leur servitude (une idée reprise ensuite par Hayao MIYAZAKI dans "Le Château dans le ciel") (1986).
"A nous la liberté", l'un des premiers films parlant de René CLAIR est à l'image de ses films muets. Un pied dans l'avant-garde, architecturale notamment (le style Bauhaus des décors de Lazare MEERSON), l'autre dans le rétroviseur et plus précisément dans le burlesque muet dont la mécanique propre, celle de la course-poursuite endiablée, vient dérégler celle de l'usine. Il est d'ailleurs amusant de souligner que René CLAIR et Charles CHAPLIN se sont rendus mutuellement un hommage bien plus qu'ils ne se sont copiés. Le premier en créant des personnages de vagabonds libertaires qui ne peuvent se conformer ni au système de la prison, ni à celui de l'usine (qui est montrée sur le fond et la forme comme une nouvelle prison, évoquant même de façon anticipée la célèbre devise nazie affichée au portail des camps de concentration "le travail rend libre" mais aussi et c'est moins connu au fronton des usines chimiques de sa société IG Farben dont une succursale était installée à Auschwitz) en préférant partir sur les routes, le plan de fin reprenant celui de "The Tramp" (1915). Le second en maximisant les potentialités comiques du dérèglement de la machine à rendement et en terminant son film en ajoutant au vagabond s'éloignant vers l'horizon un autre personnage, celui de sa compagne plutôt que de son compagnon. Car se manifeste dans le film parlant de René CLAIR comme dans ceux de la même époque de Julien DUVIVIER une défiance vis à vis des femmes typique du cinéma français des années 30. Autre différence essentielle: Charles Chaplin ne manifeste pas la même naïveté que René Clair vis à vis du progrès technique qui viendrait délivrer l'homme de son aliénation.
"Entr'acte" est le deuxième film réalisé par René CLAIR mais le premier à avoir été diffusé dans le cadre du ballet "Relâche" écrit et décoré par Francis PICABIA sur une musique composée par Erik Satie pour la compagnie des Ballets suédois dirigée par Rolf de Maré et dont le chorégraphe était Jean Börlin. La première eut lieu en décembre 1924 au Théâtre des Champs-Elysées et le film de René Clair en faisait l'ouverture ainsi que comme son titre l'indique, l'entracte entre les deux actes du ballet.
Le film est à l'image du ballet, une "folie burlesque habitée par l'esprit dadaïste". Ballet est d'ailleurs un mot impropre tant l'état d'esprit de celui-ci était plus proche du happening potache (d'où le terme "instantanéisme" pour qualifier le courant auquel il appartenait à une époque où le monde du spectacle n'était pas aussi anglicisé). La compagnie avait d'ailleurs représenté en 1921 la pièce de Jean COCTEAU, "Les Mariés de la tour Eiffel" écrite pour eux. Quand on connaît la fascination que René Clair avait pour ce monument, on peut dire qu'il était prédestiné à travailler pour les Ballets suédois.
Entr'acte est un film indispensable pour comprendre l'oeuvre de René Clair, surtout à ses débuts, sa fascination pour le mouvement et la géométrie en particulier. Il s'agit d'un film surréaliste plein de trucages (ralentis, accélérés, surimpressions) qui établit des associations d'images n'ayant a priori aucun rapport entre elles sinon la géométrie (un échiquier et la place de la Concorde par exemple) ou un élément (de l'eau tombe sur ce même échiquier et un bateau en papier se met à naviguer sur les toits de Paris dans les plans suivants). Parfois on est même dans l'illustration de la phrase culte des surréalistes "beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie" avec l'exemple du corbillard traîné par un chameau de cirque ou de la danseuse barbue ou encore des allumettes et de la chevelure. Néanmoins si l'affiliation de ce film à l'avant-garde est indéniable (outre Picabia et Satie qui font des bonds au ralenti autour d'un canon, les joueurs d'échecs ne sont autre que Man RAY et Marcel Duchamp), on y trouve comme dans "Paris qui dort" (1925) un hommage appuyé au cinéma de Georges MÉLIÈS, l'un des maîtres de René Clair: une scène d'escamotage dans la plus pure tradition du théâtre Robert Houdin, des ballons d'hélium représentant des têtes qui gonflent et se dégonflent comme dans "L Homme à la tête de caoutchouc" (1901) ou encore un final qui fait allusion à "Les Affiches en goguette" (1906).
"Paris qui dort" est le premier film réalisé par René CLAIR même s'il n'est sorti faute de distributeur qu'après la diffusion de "Entr acte" (1924) au Théâtre des Champs-Elysées. Les deux films sont de toutes façons aujourd'hui réunis sur un même DVD ce qui est logique car ils ont de profondes affinités. Par ailleurs, les copies originales de "Paris qui dort" (il y aurait eu deux versions du film circulant conjointement, l'une française et l'autre anglaise) ayant été perdues, le DVD propose deux restitutions différentes. La plus réussie selon moi est la plus récente, celle de 2018 réalisée par la fondation Jérôme Seydoux-Pathé à partir de la copie anglaise du film conservée au British Film Institute. Il s'agit d'une version teintée qui offre des images d'une précision incomparable par rapport à l'autre version (dans laquelle les monuments semblent réduits à des silhouettes prises à contre-jour) et surtout qui ajoute des plans inédits (dont je vais reparler) sur la fin insufflant une puissance fantastique, poétique et cinématographique au métrage bien moins présente dans l'autre version.
"Paris qui dort" comme "Entr'acte" témoigne des deux sources d'inspiration majeures du cinéaste à ses débuts: l'avant-garde expérimentale et surréaliste (dans la lignée d'un Jean EPSTEIN par exemple) et le cinéma primitif, celui de Georges MÉLIÈS en particulier, les deux courants ayant l'onirisme pour trait commun. Un oeil dans le rétroviseur et l'autre tourné vers l'avenir en quelque sorte (ce qui s'accorde bien avec son pseudonyme "clairvoyant", son véritable nom étant René Chomette). S'y ajoute dans "Paris qui dort" une fascination pour la tour Eiffel et sa dentelle de métal aux formes géométriques que l'on retrouve dans son court-métrage ultérieur "La Tour" (1928) (que l'on peut voir en bonus sur le DVD ou gratuitement sur la plateforme de streaming de la Cinémathèque HENRI).
"Paris qui dort" n'est pas un film parfait (il y a quelques longueurs au milieu du film en dépit de sa courte durée), néanmoins c'est un film incontournable pour tous les amoureux du cinéma. Le début et la fin (grâce aux plans rajoutés dans la restauration la plus récente) sont d'une immense poésie rétrofuturiste. On y voit le gardien de la tour Eiffel qui en descendant de son perchoir découvre que toute la ville a été mystérieusement pétrifiée à 3h25 du matin. Le sous-titre du film "Le Rayon diabolique" nous laisse deviner par quoi et de fait, ce fameux rayon s'actionne dans un dispositif qui fait penser à celui de "Metropolis" (1927), film rétrofuturiste qui lui est contemporain. On a donc une assez saisissante définition visuelle de ce qu'est le cinéma: un art du mouvement dans l'espace et le temps qui est aussi l'enfermement dans un cadre et la suspension du temps. Le cinéma fabrique de l'éternité en capturant l'instant comme le fait la photographie mais recréé l'illusion du mouvement naturel ce que dissipe René Clair en créant des arrêts sur image à volonté à l'intérieur de son film ou bien au contraire en accélérant leur défilement. Très loin de l'image méprisante que plus tard la nouvelle vague a donné de lui (le fameux "cinéma de papa" destiné aux "vieilles dames" pour reprendre des expressions de François TRUFFAUT), René CLAIR s'avère avoir été un esprit pionnier et un poète de l'image aux visions pas si éloignées de celles d'un Terry GILLIAM (l'influence du rétrofuturisme et de Georges MÉLIÈS est très forte dans leurs deux univers).
Grâce au travail de restauration de la cinémathèque et à la plateforme de streaming gratuite Henri, on peut aujourd'hui admirer cette magnifique oeuvre muette de René CLAIR. Sous prétexte que l'intrigue est "conventionnelle" (le terme plus juste serait romantique mais à la manière d'un Alfred HITCHCOCK ou d'un Joseph L. MANKIEWICZ dans leur période gothique et onirique des années quarante), les critiques que j'ai lues ici et là sous-estiment le film, pourtant l'un des plus virtuoses, oniriques et sensuels qu'il m'ait été donné de voir dans le cinéma muet. D'un bout à l'autre, le film repose sur des ambiguïtés. Il est construit comme un rêve avec son pilote qui se pose en catastrophe -et se repose- dans un château hors du temps mais pourtant il est également tempétueux comme les émotions et désirs qui traversent son héros et comme le contexte historique qu'il reflète. Simplement le pays fictif dont sont originaires les personnages du château est déplacé de la Russie aux Balkans*. Un autre élément essentiel du film est son mystère et son suspens lié au fait que René CLAIR nous fait pour l'essentiel partager le point de vue de son héros, Pierre Vignal. Celui-ci est en effet pris en tenaille entre des sentiments ardents pour la châtelaine, Elisabeth et le fait qu'elle lui cache des secrets, secrets qui la lie à son beau-frère et à leur médecin mais dont Vignal est exclu. Avec la réapparition (pour le spectateur) d'une soeur soi-disant morte et qui accuse son mari et Elisabeth d'être des espions sur le point de la faire assassiner, Pierre ne sait plus à qui, à quoi se fier et la douleur et la jalousie le font chavirer. Et cela, René CLAIR l'illustre admirablement à l'aide d'une mise en scène qui se met à tanguer dès que les émotions deviennent trop fortes. A cela s'ajoute une incroyable séquence onirique très magrittienne s'ouvrant et se fermant sur le même plan (en zoom avant puis arrière) de fente lumineuse entrouverte derrière des rideaux que Pierre écarte pour lâcher ses pulsions de désir et de meurtre. Il en va de même de l'ébouriffante scène de course-poursuite et d'accident qui confirme que Pierre est bel et bien devenu "la proie du vent". Et pour couronner le tout, René CLAIR met en valeur le charisme de Charles VANEL de telle façon que celui-ci apparaît d'une sensualité folle**. Que ce soit lors de la scène de la cigarette dans laquelle il échange son mégot contre celui de l'être aimé (à son insu) dont il peut ainsi "goûter" les lèvres par le biais d'un objet que celles-ci ont touché ou bien celle dans laquelle ses mains filmées en gros plan caressent une lettre, tout semble d'un érotisme vibrant dans ce film si ancien et pourtant tellement plus vivant que tant de films contemporains.
* Evidemment il s'agit d'un film Albatros fondé par des émigrés russes dont la devise est "Debout malgré la tempête".
** René CLAIR a la même approche le concernant que Jane CAMPION avec Harvey KEITEL dans "La Leçon de piano" (1993). Tous deux ont utilisé à contre-emploi des acteurs spécialisés dans des rôles de truands, les transformant en grands personnages romantiques tout en les érotisant. Le toucher est d'ailleurs le sens le plus sollicité dans les deux films (par les mains mais aussi dans "La Proie du vent" par la bouche) ainsi que la vue.
"La Tour" est un film emblématique de la période muette de René CLAIR. D'abord parce qu'il reprend la "star" de son premier film "Paris qui dort" (1925) à savoir la tour Eiffel qui le fascinait. A ceci près que "Paris qui dort" était un film de science-fiction alors que "La Tour" est un documentaire. Ensuite parce que, comme Jean EPSTEIN, René CLAIR a tourné quatre films pour les studios Albatros en deux ans (mais lui c'était entre 1927 et 1929) et qu'il s'agit du deuxième. On peut d'ailleurs souligner que le goût prononcé de René CLAIR à cette époque pour les hauteurs et les mouvements aériens se combine bien avec le nom de la compagnie (son premier film en leur sein s'intitulait "La Proie du vent") (1926).
"La Tour" est un poème cinématographique, une ode à la dame de fer que René CLAIR filme sous toutes les coutures, de bas en haut et de haut en bas, évoquant également les différentes étapes de sa construction, zoomant sur telle ou telle partie de la tour au point de ne plus filmer que sa géométrie: des lignes, des courbes qui s'entrecroisent, formant une sorte de dentelle métallique qu'à force de voir, on ne remarque même plus. Le regard de Clair rend à la tour son originalité voire son étrangeté foncière grâce notamment à des angles de prise de vue parfois insolites.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.