Le film le plus récent et le plus accessible de Kira Mouratova que j'ai pu voir jusqu'ici est un drame social épousant la forme d'un conte de noël tiré du folklore russe mais qui ne cache pas ses références à "La petite fille aux allumettes" de Hans Christian Andersen, au "Un chant de Noël" de Dickens et à "Le Petit garçon à l'arbre de noël du Christ" de Dostoïevski. A ceci près que les deux orphelins en cavale n'ont plus le réconfort de l'au-delà qui était de mise dans les oeuvres d'un XIX° siècle beaucoup moins sécularisé que notre XXI° siècle matérialiste et consumériste. Autrement dit la magie de noël n'est plus qu'un décor de carton-pâte cachant une effroyable misère matérielle, morale et spirituelle, celle des sociétés post-soviétiques qui ressemblent à un cauchemar post-apocalyptique. On retrouve le même profond pessimisme sur la nature humaine que celui qui était exprimé dans "L'Accordeur" où un escroc profitait de la souffrance affective de deux vieilles femmes vulnérables pour les dépouiller. Là ce sont deux enfants de pères différents refusant d'être séparés à la mort de leur mère qui se retrouvent victimes des adultes et des autres enfants dans la même situation qu'eux. Kira Mouratova utilise la présence des enfants comme un miroir révélateur des travers de de l'Ukraine post-soviétique*. Leur quête pour retrouver leurs pères respectifs se heurte à des murs d'indifférence ou à une peur paranoïaque. Leurs demandes restent la plupart du temps sans réponses, ils sont chassés des endroits où ils cherchent à se réfugier, leurs maigres biens leur sont volés, les quelques miettes mises à leur portée sont dérobées avant qu'ils aient pu mettre la main dessus alors que lorsqu'ils cherchent à voler à leur tour, ils sont immédiatement repérés contrairement aux adultes qui eux peuvent s'en mettre plein les poches en toute impunité et pour certains, afficher des fortunes tapageuses (une façon détournée d'évoquer l'enrichissement des oligarques dans les Etats de l'ancienne URSS). Kira Mouratova dresse le portrait d'une société férocement individualiste dans laquelle chacun est enfermé en lui-même (la scène des portables à la gare), indifférente au malheur d'autrui ou bien le considérant comme une gêne ou un danger ou au contraire comme un objet à acheter. Ajoutons que l'esthétique du film est particulièrement soignée avec un contraste quasi-permanent entre le monde blanc et noir du dehors (neige et nuit) et celui, coloré des arbres de noël et des lieux censés représenter la chaleur du foyer mais qui sont affreusement dénaturés, ouverts à tous les vents, inadaptés aux enfants ou bien inaccessibles.
* Si je devais faire une rétrospective sur ce thème, je mettrai ce film aux côtés de "Nobody Knows" de Hirokazu Kore-Eda ou de "La Nuit du Chasseur" de Charles Laughton. La référence biblique du massacre des innocents qui ouvre le film est commune à tous ces films, reflets de sociétés en crise.
Inspiré des mémoires d'un ancien chef de la police tsariste, l'histoire de "l'Accordeur" est transposée à une époque indéterminée: les personnage portent des costumes sans âge, le noir et blanc déréalise l'environnement ainsi que les cadrages serrés. Si le couple d'escrocs vivotant dans la marginalité qui vont monter un tour de passe-passe pour délester d'une jolie somme deux riches veuves d'âge mûr est assez haut en couleur et leur combine, astucieuse, ce que moi j'ai retenu du film est moins son aspect comique voire farcesque que son caractère mélancolique. Kira Mouratova dresse un portrait touchant des deux victimes, Anna et Liouba que leur manque affectif rend particulièrement naïves et crédules. Dès la première scène du film, le ton est donné: Liouba se jette sur le premier venu et lui offre de l'argent en échange d'une affection qui ne lui sera bien évidemment pas payée de retour. Plus tard, on la verra se faire arnaquer d'une manière encore plus grotesque dans un train. Anna observe avec condescendance les mésaventures de son amie, celle-ci lui servant de miroir de réassurance quant à son propre degré de vulnérabilité. Elle est donc complètement aveuglée par le numéro de séduction d'Andreï, l'accordeur de piano qu'elle a pris sous son aile et contrairement au spectateur qui n'en perd pas une miette, ne voit aucune des ficelles qu'il met en place pour la dépouiller.
Le contexte actuel m'a donné envie de regarder l'un des rares films de fiction ayant traité du conflit russo-ukrainien dans la région du Donbass avant que celui-ci ne devienne depuis février 2022 un conflit ouvert et direct. La région orientale de l'Ukraine qui est riche en charbon était déjà en proie depuis 2014 (par ailleurs année de l'annexion de la Crimée) à un conflit opposant l'Etat ukrainien (pro-occidental) à des séparatistes (de nationalité ukrainienne mais russophones et pro-russes) soutenus par la Russie. Ceux-ci avaient pris le contrôle d'une partie du territoire et fondé des républiques populaires non reconnues par la communauté internationale. Ce type de conflit est dit "de basse intensité" ou "hybride" parce que bien que prenant l'apparence d'une guerre civile, celle-ci est en réalité attisée voire provoquée par une ou plusieurs puissances étrangères et a pour motif plus ou moins inavoué la captation des ressources. Un schéma comparable est la sécession en 1960 du Katanga dans la République démocratique du Congo, la région la plus riche en ressources minières du pays sous l'impulsion d'un homme (Moïse Tshombe) soutenu par les occidentaux (belges, français, sud-africains notamment) ce qui plongea le pays tout juste indépendant dans le chaos. Or la question de l'allégeance de l'Ukraine "indépendante" (en réalité tiraillée entre l'occident et la Russie) était déjà au coeur du conflit du Donbass.
Tous ces enjeux ne sont hélas guère expliqués dans un film décousu tant dans sa forme (qui ne cesse de changer d'une séquence à l'autre entre passages en caméra portée et d'autres en plans-séquence fixes), dans son ton (entre documentaire et fiction du genre "tout ça n'est qu'une mise en scène" alors que pourtant le conflit est bien réel) que dans son contenu: 13 sketches censés nous donner un aperçu de la situation mais qui en réalité entretiennent la confusion car rien n'est expliqué sur les causes ni même les protagonistes du conflit. On passe sans arrêt du coq à l'âne et pour couronner le tout, ça n'est jamais drôle (car cela se veut satirique). Le manque minimal de pédagogie (et donc de lisibilité des enjeux) limite considérablement la portée du film tout comme son côté partial (le film prend position contre les pro-russes). Tout au plus comprend-on que la corruption est partagée des deux côtés, de même que le nationalisme et la diabolisation de l'ennemi qualifié de "fasciste" du côté pro-russe (ce qui correspond à la rhétorique du Kremlin) mais les séparatistes apparaissent surtout dans le film comme des sortes de petits seigneurs locaux avides de pouvoir et d'argent et qui s'appuient sur des mercenaires armés particulièrement brutaux (un schéma connu par la Russie dans les années 90 qui s'était balkanisée sous l'influence des oligarques au détriment du pouvoir central qui était lui-même profondément corrompu). Les civils locaux sont les principales victimes du conflit (rackettés, terrorisés, obligés de se terrer comme des rats pour échapper aux obus etc.)
Voilà une histoire que même le plus aventureux des scénaristes n'aurait jamais osé imaginer à l'exception de son principal artisan: Volodymyr Zelensky. En 2015, il écrit, réalise, produit et joue le rôle principal de la série "Serviteur du peuple" qui raconte comment un professeur d'histoire est propulsé à la présidence de l'Ukraine à la suite d'un coup de gueule contre la corruption des élites de son pays filmé à son insu par ses élèves puis diffusé sur les réseaux sociaux. Vassili Goloborodko (nom du personnage joué par Zelensky) se lance alors dans un parcours de réformes semé d'embûches.
La suite appartient déjà à l'histoire. Suite au succès de la série, la fiction devient réalité puisque Volodymyr Zelensky se lance en politique et est élu président de l'Ukraine en 2019. Il reste cependant inconnu en dehors des frontières de son pays si bien que lorsque Arte achète les droits de diffusion de la première saison, celle-ci rencontre peu de succès, du moins jusqu'au 24 février 2022. Ce jour-là, le destin de Volodymyr Zelensky bascule à nouveau quand l'Ukraine est envahie par la Russie. En quelques jours, il acquiert une notoriété mondiale et la série se met à cartonner. Au 15 mars, elle totalise près de trois millions de vues.
Même sortie du contexte géopolitique actuel, la série reste digne d'intérêt. D'abord elle illustre les attentes des ukrainiens vis à vis de leur classe politique et pointe du doigt les dysfonctionnements liés aux ravages de la corruption: fonctionnaires non payés, épargnants non remboursés, routes non réparées, fuite des cerveaux à l'étranger, personnel des ministères pléthorique, datcha mégalo construite par l'ancien président Ianoukovitch (bien qu'inspirée de la sitcom, la série a été tournée dans les lieux authentiques du pouvoir ukrainien). L'ombre de la Russie (qui comme la Biélorussie est montrée comme un repoussoir alors que l'annonce erronée de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE fait sauter de joie le président) se fait sentir au travers du poids des oligarques qui dans l'ombre tirent les ficelles et tentent de faire entrer "Vassia" dans le rang. Lequel leur résiste en campant un personnage intègre et candide tout droit sorti des films de Frank CAPRA ou de Charles CHAPLIN. Le ton de la série est en effet satirique et Volodymyr Zelensky qui s'est également illustré dans le domaine de la danse (il a participé à la version ukrainienne de "Danse avec les stars") y déploie une impressionnante énergie burlesque. Par conséquent la série dont le rythme est trépidant s'avère souvent hilarante en plus d'être instructive et prémonitoire.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.