Jour de paye est l'un des derniers courts-métrages de Chaplin. Après avoir réalisé son premier long-métrage (Le Kid en 1921), il devait encore trois courts-métrages à la First National. Jour de paye est l'un de ces trois films (les deux autres sont Charlot et le masque de fer et Le Pèlerin). Peut-être parce que Chaplin le considérait comme son court-métrage favori, Jour de paye a la réputation d'être le meilleur court-métrage qu'il ait réalisé. C'est pourtant loin d'être le cas car le film est inégal. L'histoire est celle d'un ouvrier exploité sur un chantier de construction qui échappe à la surveillance de son dragon d'épouse pour dépenser sa paye dans un bar. Il a ensuite le plus grand mal à rentrer chez lui passablement éméché. Il y a d'excellents gags parfaitement rythmés dans la première partie. On pense au célèbre numéro de Chaplin avec les briques qui s'apparente à du jonglage ou au va et vient d'un monte-charge qui apporte un repas providentiel à un Charlot au ventre creux. La deuxième moitié du film est beaucoup plus poussive même si la séquence du tramway témoigne d'une grande maîtrise technique. Derrière l'humour, on perçoit une certaine forme de critique sociale. L'ouvrier est sous-payé pour ses heures supplémentaires, n'a pas de quoi manger, n'a que la boisson pour loisir, n'arrive pas à prendre le tramway qui est surchargé... Une vie loin d'être idéale.
Une idylle aux champs court-métrage réalisé pour la First National en 1919 constitue une régression dans la carrière de Chaplin. A partir d'une idée de départ (ici Charlot dans un décor champêtre), Chaplin développait une histoire en improvisant. Parfois cela aboutissait au meilleur mais ce n'est pas le cas ici. Le manque d'inspiration du réalisateur se fait sentir dans les gags très slapstick qui rappellent la période Essanay, un montage décousu de scènes ayant peu de rapport les unes avec les autres et un final tiré par les cheveux. Le passage le plus connu du film, celui où Charlot danse avec quatre nymphes est un hommage au ballet L'après-midi d'un faune et au danseur Vaslav Nijinsky qui en était le chorégraphe et l'interprète principal. Prise isolément, la séquence a un certain charme mais elle dessert le film en constituant une digression inutile qui nous fait perdre le fil de l'histoire. De plus son caractère poétique est bien trop appuyé pour convaincre.
Un des trois derniers courts-métrages de Chaplin pour la First National où celui-ci s'offre un double rôle (comme il le fera plus tard dans Le Dictateur): celui du vagabond et celui d'un grand bourgeois distrait et alcoolique (un trait récurrent lorsque celui-ci interprète ce genre de personnage). Comme dans le roman du Prince et du pauvre, leur ressemblance va donner lieu à d'amusants quiproquos quand lors d'une soirée déguisée le bourgeois coincé dans son masque de fer voit avec impuissance son sosie prendre sa place. L'occasion encore une fois d'égratigner la upper class ou plutôt la "classe oisive", titre en VO du film. Ce dernier est inégal mais il offre quelques moments franchement hilarants comme celui où le bourgeois découvre qu'il a oublié d'enfiler son pantalon où encore plus drôle, celui où on le croit secoué de sanglots alors qu'il secoue en fait un shaker à cocktails!
Court-métrage tardif tourné pour la First National, Une journée de plaisir résonne comme une ironique antiphrase. Dans la peau d'un américain lambda avec une maison, une Ford T et une petite famille, Charlot va vivre une journée pleine de mésaventures. Au menu, une excursion en bateau particulièrement mouvementée, une bagarre avec un mari jaloux et un incident mémorable à un carrefour avec deux policiers dont Charlot se débarrasse en les collant dans le goudron. Les gags tournent le plus souvent autour d'objets récalcitrants comme un transat impossible à monter qu'il finit par jeter par-dessus bord ou une voiture qui met un temps fou à démarrer. Ce rapport conflictuel aux objets, symboles du matérialisme est récurrent chez Chaplin (c'est le sujet par exemple de Charlot rentre tard). Il contient une critique contre la société industrielle de consommation de masse qui prendra toute son ampleur dans Les Temps modernes. Chaplin plaide pour une sortie du rapport imposé par la société aux objets au profit d'un rapport libre et poétique où l'homme les détourne de leur fonction première (le plus bel exemple d'un tel détournement se trouvant dans La ruée vers l'or). Ainsi il reste le maître de son environnement au lieu d'en devenir l'esclave.
Dixième des douze courts-métrages réalisés pour la Mutual, Charlot fait une cure est du burlesque pur sans élément dramatique. C'est aussi un des courts-métrages de Chaplin parmi les plus connus et les plus populaires. On retrouve des éléments vus dans les films précédents. Comme dans Charlot patine Eric Campbell fait des avances empressées à Edna Purviance qui cherche à l'éviter en prenant Charlot comme bouclier. Comme dans Charlot rentre tard, Chaplin joue le rôle d'un mondain alcoolisé qui sème la zizanie dans le lieu où il se rend. Au départ, Chaplin devait incarner un employé du centre de cure alors qu’un alcoolique arrivait éméché. Il y avait notamment toute une scène où il réglait la circulation des fauteuils roulants à la manière d’un agent de police à un carrefour, gag qui ne fut pas gardé lorsque Chaplin décida d’inverser les rôles et de jouer le client alcoolique. Chaplin construisait ainsi ses films, petit à petit, par essais successifs jusqu’à ce qu’il soit satisfait du résultat (la construction de l'Emigrant obéit au même schéma). On notera le double sens du mot cure (cure thermale et cure de désintoxication). Guillaume Gallienne s'est inspiré (consciemment ou non) de ce film dans Les garçons et Guillaume à table (2013) pour la séquence où son personnage qui est lui aussi en cure se fait torturer par un masseur sadique. A cette différence près que Charlot ne se laisse pas faire et rend au masseur la monnaie de sa pièce. On est frappé d'ailleurs dans ce film comme dans d'autres par l'aspect chorégraphique des séquences burlesques réglées comme des ballets.
One A.M. (que l'on peut traduire par Une heure du matin mais aussi par Je suis seul), le quatrième film de Chaplin réalisé pour la Mutual est l'unique one man show de sa carrière. Hormis la présence d'un chauffeur de taxi aussi immobile qu'une statue au tout début du film, Chaplin est seul face à la caméra pendant plus de 20 minutes. Il porte le film sur ses épaules et réussit une performance éblouissante. Pour une fois, il passe vraiment de l'autre côté de la barrière sociale et joue le rôle d'un gentleman mondain très riche. Passablement éméché, il veut rentrer chez lui pour aller se coucher mais les objets lui résistent. Bien que ces objets ne soient pas très nombreux, la constante inventivité avec laquelle il les utilise évite toute redite. On pense en particulier à la table tournante qui lui joue bien des tours, au balancier de l'horloge qu'il ne cesse de se prendre dans la figure, à l'escalier aussi difficile à grimper qu'une falaise et qu'il dévale de multiples façons, au lit pivotant qui se dérobe, aux tapis qui glissent et enfin aux nombreuses peaux de bête et animaux empaillés, trophées de chasse que dans son ivresse Charlot croit vivants, prêts à "se venger" de leur bourreau.
L'émigrant, avant-dernier film réalisé pour la Mutual est l'un des courts-métrages les plus accomplis de Chaplin et ce alors qu'il s'est construit de façon chaotique. Chaplin est parti de la scène du restaurant qui forme la deuxième partie du film puis pour expliquer le fait qu'Edna et Charlot se connaissent, il a eu une idée de génie, celle du prologue expliquant comment ils se sont rencontrés sur un bateau d'émigrants en provenance de l'Europe. De façon encore plus harmonieuse que Charlot violoniste, il mélange le burlesque et le drame social à caractère documentaire sans que jamais l'un ne nuise à l'autre. C'est même l'inverse, chacun de ces deux versants de l'expérience humaine se répondent l'un l'autre et forment un circuit rire-émotion d'une efficacité redoutable. La première partie du film évoque les conditions précaires de voyage en bateau des émigrants pauvres, la deuxième s'attache plutôt à raconter leur difficile intégration. Dans les deux cas, le film juxtapose les joies (les gestes d'attention et de tendresse entre Edna et Charlot, l'artiste providentiel qui les sauve) et les peines (la mort de la mère d'Edna et le vol de ses économies, la pauvreté). Le comique est constant que ce soit dans l'utilisation du roulis du bateau ou dans la figure patibulaire d'Eric Campbell en serveur très près de ses sous et aux méthodes musclées pour faire payer l'addition aux récalcitrants. La vision âpre de l'arrivée des émigrants aux USA, parqués comme des animaux et maltraités a nourri nombre de films ultérieurs sur le sujet comme America America d'Elia Kazan et a également donné de l'eau au moulin des maccarthystes lorsqu'ils accusèrent Chaplin d'antiaméricanisme au début des années 50.
Troisième film réalisé pour la Mutual, Charlot violoniste (ou Charlot musicien "The Vagabond" en VO) est un des plus beaux. Il s'agit en effet du premier film où Chaplin introduit des éléments dramatiques dans le scénario. La trame en est des plus classiques. Une enfant volée puis maltraitée par des bohémiens (Edna Purviance) est sauvée par Charlot qui est musicien des rues. Tous deux s'enfuient dans sa roulotte et se débrouillent pour survivre mais peu de temps après, un peintre paysagiste remarque Edna et fait son portrait qu'il expose dans une galerie. C'est ainsi que la mère -une grande bourgeoise- reconnaît la tache de naissance de l'enfant qu'on lui a volée et part la chercher. Le film repose sur un mélange admirable, mêlant humour burlesque, critique sociale (la manière pleine de dignité avec lequel Charlot refuse l'argent que lui tend la mère), scènes de tendresse (entre Edna et Charlot), chagrin de Charlot, inconsolable (et dont la sensibilité bouleverse)... A tous points de vue, ce petit bijou aussi drôle que poignant contient en germe de nombreux chefs-d'oeuvre à venir comme Le Kid, Le Cirque, Les Lumières de la ville, Les Temps modernes ou encore les Feux de la rampe.
Cinquième film Mutual de Chaplin où un pauvre se fait passer pour un riche prétendant afin de séduire une jolie héritière (chez Keystone c'était Charlot garçon de café et chez Essanay, Charlot veut se marier). Comme dans les deux autres films la supercherie finit par être découverte ce qui donne lieu à une course-poursuite endiablée avec lancer de tartes à la crème. Ce n'est pas le seul aliment-gag du film. Il y a aussi un camembert puant dont Charlot essaie de se débarrasser sans succès et une pastèque qu'il mange avec les dents et non à la fourchette ce qui le trahit. Ajoutons un travelling au ras du sol sur la piste de danse, une touche de satire sociale comme toujours chez Chaplin (La prétendante s'appelle Mademoiselle Porte-monnaie!) et un duo réussi avec l'ogre Éric Campbell qui campe un tailleur qui n'apprécie guère les bêtises de son apprenti mais veut lui aussi se faire passer pour le compte...euh le comte!
Huitième petit bijou de la période Mutual, Charlot patine est à la fois burlesque et élégant "entre croche-pieds et pas de deux". Le film repose sur des quiproquos vaudevillesques amusants, contient des bagarres, beaucoup d'acrobaties et des courses-poursuites. Le père d'Edna (Purviance) s'éprend d'une grosse dame mariée à un butor (Eric Campbell) qui poursuit Edna de ses assiduités. Edna tente de le semer à la patinoire où il ne brille pas par ses qualités de patineur (euphémisme). Charlot qui est serveur dans un restaurant et adore patiner à la pause-déjeuner l'envoie facilement au tapis de multiples fois ainsi que tous ses poursuivants.
Chorégraphié comme un ballet, le film met en évidence la virtuosité de Chaplin sur des patins. Son duo avec Edna est particulièrement gracieux et contraste avec la bouffonnerie ambiante. On retrouvera des traces de ce film dans Les Temps modernes. Le patinage bien sûr mais aussi la mauvaise utilisation des portes in et out dans un restaurant.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.