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Articles avec #cinema muet tag

Paris en cinq jours

Publié le par Rosalie210

Nicolas Rimsky, Pierre Colombier (1925)

Paris en cinq jours

Belle découverte que ce film disponible sur Henri, la plateforme de la Cinémathèque qui consacre l'une de ses rubriques aux films Albatros. J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'évoquer les origines de ce studio fondé en 1920 à Montreuil par des émigrés russes et comment il a employé durant les années vingt la crème des réalisateurs français avant que l'avènement du parlant ne signe son arrêt de mort.

"Paris en cinq jours" est du slapstick dans la meilleure tradition du genre mais à la sauce franco-russe. Il raconte sur le ton de la satire le voyage organisé de riches américains dont la visite de la capitale est chronométrée jusqu'à l'absurde (ils ont 9 minutes pour manger, 6 pour danser, 5 pour prendre un verre, 15 pour visiter le Louvre etc.) Au milieu de cette course contre la montre, un personnage détone, Harry Mascaret (Nicolas RIMSKY, également co-réalisateur et co-scénariste) qui est un simple comptable ayant gagné au loto (de la bourse) qui ne parvient jamais à être dans le tempo et accumule les mésaventures plus savoureuses les unes que les autres, finissant invariablement au commissariat (du comique de répétition +++). Dès les premières séquences dans son pays d'origine, il est montré comme un rêveur romantique inadapté au monde qui l'entoure. Par la suite, son décalage spatio-temporel accentué par le dépaysement l'amène à être séparée de sa fiancée qui se fait draguer par un comte aux intentions douteuses qui n'a guère de difficulté à écarter Harry dont chaque effort pour tenter de recoller au train se solde par un échec.

Globalement sous-estimé pour ce que j'ai pu en lire, ce film méconnu mérite d'être redécouvert parce qu'il est très drôle (en dépit d'une baisse de rythme sur la fin), parce qu'il constitue un instantané saisissant du Paris des années folles (on peut voir l'ancien palais de Chaillot et aussi l'exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes entre les Invalides et le Grand Palais qui lança la mode de l'art déco) et enfin parce qu'il préfigure "Minuit à Paris" (2011) (je me suis demandée si Woody ALLEN connaissait le film et s'il s'en était inspiré).

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Fait divers

Publié le par Rosalie210

Claude Autant-Lara (1923)

Fait divers

"Fait divers" est le premier film de Claude AUTANT-LARA. C'est un court-métrage expérimental à la tonalité surréaliste, une oeuvre phare de l'avant-garde artistique des années 20 qui comme "Le Dernier des hommes" (1924) de F.W. MURNAU raconte une histoire en se passant des intertitres. Pour parvenir à comprendre ce qui se passe dans la tête d'un homme jaloux (Monsieur 1 joué par Roland Barthet) qui soupçonne sa maîtresse (la propre mère du réalisateur, Louise Lara) de le tromper avec Monsieur 2 (Antonin ARTAUD), le réalisateur transforme son film en une séquence onirique à tendance cauchemardesque à l'aide des possibilités offertes par la grammaire du cinéma muet, faisant des associations d'images-idées par le biais du montage ou des surimpressions. Il utilise également les ralentis, les accélérés, des plans qui tanguent et divers trucages pour exprimer les pulsions de meurtre que le personnage a vis à vis de son rival. Les gros plans récurrents de mains (gantées ou non) avec en surimpression un calendrier qui affiche des dates dans le désordre mais toutes relatives à la guerre laissent entendre dès le début du film l'envie d'étrangler qui finit par se concrétiser en réifiant la chair. D'autres plans de mains entourant voire s'enfonçant dans la chair ont à l'inverse un caractère sensuel tout comme certaines des scènes qui tanguent, cette instabilité pouvant exprimer le basculement dans la folie meurtrière ou au contraire dans l'ivresse du désir.

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L'indésirable (A Tolonc)

Publié le par Rosalie210

Michael Curtiz (1914)

L'indésirable (A Tolonc)

Comme beaucoup de réalisateurs naturalisés américains de l'âge d'or hollywoodien, Michael Curtiz est issu d'un monde disparu, la Mitteleuropa. D'origine juive hongroise, Michael Curtiz (qui s'appelait alors Mihály Kertész dans le milieu du cinéma hongrois mais dont le vrai nom est Manó Kertész Kamine) a en effet réalisé ses premiers films dans l'Empire austro-hongrois, celui-là même qui fut le déclencheur de la première guerre mondiale et n'y survécut pas. D'ailleurs la région montrée dans le film ne se trouve ni en Autriche ni en Hongrie dans leurs frontières actuelles mais dans les Carpates qui sont aujourd'hui partiellement en Roumanie.

"L'indésirable" est une rareté qui vaut plus pour sa valeur historique (c'est l'un des premiers films du cinéma hongrois que Michael Curtiz a donc contribué à fonder, l'un des rares a être parvenu jusqu'à nous et on y voit des scènes d'un grand intérêt ethnographique avec des costumes folkloriques au début et à la fin que l'on retrouve à la même époque à Ellis Island, le centre qui accueillait les migrants européens à New-York) que pour son histoire, mélodramatique et bourrée d'invraisemblances. Quant à la forme, elle est inégale (sans parler du fait que certains plans ont sans doute disparu, le montage semblant parfois être fait à la hache). Une partie du film ressemble à du théâtre filmé avec des scènes statiques et en prime un jeu outré (Michael Curtiz venait d'ailleurs du théâtre, ce qui est logique à cette époque primitive du cinéma) mais il y a aussi quelques beaux passages dynamiques en montage alterné. On voit également que le réalisateur a le sens de la composition des cadres notamment dans le positionnement des corps dans l'espace et dans les angles de prise de vue. Enfin il affleure une certaine sensibilité dans la manière de filmer les scènes campagnardes dans lesquelles les paysages sont magnifiés, un monde traditionnel qui était en train de disparaître sous l'effet de l'exode rural et de l'émigration.

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Le Repentir (Shadows)

Publié le par Rosalie210

Tom Forman (1922)

Le Repentir (Shadows)

"Le Repentir" ("Shadows" en VO) ne doit pas être confondu avec un autre film au titre homonyme en VF (mais dont le titre en VO est "Back Pay") sorti la même année mais réalisé par Frank Borzage. De même, il n'a rien à voir avec le premier long-métrage de John Cassavetes (également intitulé "Shadows") et l'acteur qui joue le pasteur John Malden, Harrison Ford ne peut évidemment pas être celui que tout le monde connaît étant donné que le film a été réalisé 20 ans avant sa naissance.

Le film, à l'intrigue mélodramatique est imprégné d'une morale chrétienne très XIX° siècle comme le souligne son titre. La plus grande préoccupation du pasteur Malden, outre la direction de ses ouailles est en effet le "salut de l'âme" du chinois Yen-Sin qualifié de "païen". On sait avec quel zèle les missionnaires ont tenté de répandre la bonne parole de leur religion au sein du monde entier et comment l'Asie s'est protégée de leur influence notamment la Chine et le Japon, en se fermant aux échanges occidentaux pour plusieurs siècles.

Mais même si la conversion in-extremis dudit "païen" montre bien l'imprégnation religieuse de l'esprit américain, le fait est que c'est le chinois sauvé des eaux (comme Moïse ^^) qui est montré comme le sauveur d'une communauté religieuse rigoriste mise en péril par une brebis galeuse qui occupe pourtant une fonction haut placée en son sein alors que Yen-Sin qui est juste toléré vit à sa marge. Chinois qui plus est interprété (il n'en était pas à son premier essai) par l'incroyable transformiste Lon Chaney dont la performance est bluffante et qui offre une prestation ultra-touchante. Cette relecture très ouverte du message biblique qui s'accompagne d'une mise en scène soignée et dynamique mettant bien en valeur les acteurs dans leur environnement participe de la réussite du film.

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La Chrysalide et le papillon

Publié le par Rosalie210

Georges Méliès (1901)

La Chrysalide et le papillon

Derrière ce beau titre, un tour de magie cinématographique de Georges MÉLIÈS en forme de conte oriental doublé d'une histoire de métamorphose. Le scénario s'inspire du numéro de magie de 1885 de Buatier de Kolta Le Cocon, ou Le Ver à Soie . Dans celui-ci, de Kolta a dessiné un ver à soie sur papier ; le papier s'est cassé pour révéler un cocon, qui s'est ouvert pour révéler la femme de Kolta habillée en papillon. Georges MÉLIÈS a mélangé des techniques du spectacle de magie (les machineries de scène) et des trucages cinématographiques pour réaliser le film.

L'intérêt de ce court-métrage, outre sa poésie visuelle réside dans son troublant télescopage entre la figure du charmeur de serpents dont la magie provient du pouvoir qu'il prétend exercer sur la nature et celle d'un processus naturel qui échappe au contrôle humain (la chenille géante qui devient une femme-papillon après être entrée dans une chrysalide qui ressemble à un oeuf gigantesque). Le charmeur de serpents tente d'ailleurs de la capturer en lui coupant les ailes mais c'est elle qui aura le dernier mot en le faisant retourner à l'état larvaire.

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Visages d'enfants

Publié le par Rosalie210

Jacques Feyder (1925)

Visages d'enfants

C'est en faisant des recherches sur "Gribiche" (1925), avec le même jeune acteur, Jean Forest, que j'ai entendu parler de "Visages d'enfants", le précédent film de Jacques FEYDER, réalisé en 1923 mais qui n'est sorti qu'en 1925 en raison d'un désaccord entre lui et l'un des producteurs du film. Tourné partiellement dans les Alpes suisses magnifiquement cadrées et photographiées, ce film prenant est frappant de par la justesse avec laquelle il dépeint la dérive d'un enfant trop sensible pour le monde certes majestueux mais âpre et rude dans lequel il vit. La finesse de la mise en scène montre le décalage entre une communauté villageoise qui vit encore de façon très primitive au rythme des saisons et des coutumes ancestrales et un enfant dont la sensibilité est bien trop grande pour pouvoir s'en s'accommoder. Alors que le remariage de son père avec Jeanne est montré comme un acte pragmatique (préserver l'équilibre de deux cellules familiales en péril depuis la mort de leurs conjoints respectifs), Jean, le fils aîné âgé de 10 ans ne parvient pas à s'adapter à la nouvelle situation, étant dans l'incapacité de faire le deuil de sa mère dont il se sentait très proche. Une très belle scène suffit à montrer le gouffre qui le sépare désormais de son père: lorsqu'ils prennent des chemins différents, l'un pour aller retrouver Jeanne et l'autre pour aller au cimetière. Gouffre accentué par l'incapacité du père à communiquer avec son fils, le premier étant visiblement effrayé par l'hypersensibilité du second. A une époque où la souffrance psychologique était négligée au profit de la seule survie quotidienne et du salut spirituel, Jean est donc voué à une solitude absolue. Le malentendu avec son environnement est total comme le montre la scène de la robe de sa mère que Jeanne avec son esprit terre-à-terre veut récupérer pour coudre dedans de nouveaux habits sans comprendre combien ce geste est indélicat aux yeux de Jean. D'ailleurs ni elle ni le père de Jean ne comprennent pourquoi celui-ci préfère déchirer la robe plutôt que de la lui laisser. De même, ils négligent la haine de plus en plus délétère que Jean voue à Arlette, la fille de Jeanne qui a le même âge que lui et qui lui sert d'exutoire. Par conséquent, il faudra en arriver à des extrémités dramatiques pour que le contact entre Jean et sa nouvelle famille soit établi. "Visages d'enfants" porte bien son titre, c'est un film centré sur les enfants, tourné à hauteur d'enfants, où l'on voit le monde à travers leurs yeux, qui leur donne une pleine et entière personnalité ce qui était novateur à l'époque (on est plusieurs décennies avant Françoise Dolto et cie). C'est donc un film précurseur de tout un pan du cinéma français consacré à l'enfance (les films de Jacques DOILLON) par exemple) tout en bénéficiant de la force expressive du muet et d'un lien très fort avec les éléments et le cadre naturel.

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Juha

Publié le par Rosalie210

Aki Kaurismäki (1999)

Juha

Une décennie avant Michel HAZANAVICIUS et Pablo BERGER, Aki KAURISMÄKI a eu l'idée de réaliser "le dernier film muet du XX° siècle". Tous les éléments formels y sont: noir et blanc de rigueur, jeu et mise en scène expressionniste, cartons et musique remplaçant la parole, format court, intrigue "primitive" qui renvoie à de nombreux grands classiques, en premier lieu D.W. GRIFFITH et F.W. MURNAU (on pense à "L Aurore" (1926) sauf que c'est la fermière qui est ici séduite par un homme de la ville). Cependant, ce n'est pas pour autant un pastiche se contentant de recycler les codes du passé. D'abord parce que la bande-son variée et moderne est en complet décalage avec les images désuètes. D'ailleurs on retrouve l'une des signatures du cinéaste finlandais avec un extrait de concert lorsque l'un des personnages chante en français "Le Temps des cerises" pour suggérer le grand bain de sang à venir. Ensuite parce que les clins d'oeil vont bien au-delà de la période du muet. C'est comme si Aki KAURISMÄKI parvenait à harmoniser le début de "Angèle" (1934) et la fin de "Taxi Driver" (1976) avec un passage progressif d'une histoire "de terroir" ancrée dans une ruralité (presque) intemporelle à un univers urbain de film noir à l'américaine en version stylisée. On peut ajouter aussi l'allusion aux mélodrames de Douglas SIRK qui avait commencé sa carrière en Allemagne sous le nom de Sierk, nom qui est apposé sur la plaque d'immatriculation du véhicule du séducteur-proxénète (André WILMS dont c'était déjà la troisième collaboration avec le cinéaste finlandais). Quant à l'épouse naïve du fermier qui se laisse séduire par les mirages de la vi(lle), elle est interprétée par Kati OUTINEN, l'actrice fétiche du réalisateur.

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L'Enfant de la barricade/L'émeute sur la barricade/Anarchiste

Publié le par Rosalie210

Alice Guy (1906)

L'Enfant de la barricade/L'émeute sur la barricade/Anarchiste

Ce court-métrage qui possède plusieurs titres (j'en ai mis trois mais il en existe d'autres variantes) est considéré comme la première adaptation du roman "Les Misérables" de Victor Hugo. Compte-tenu de sa durée, il n'en adapte qu'un fragment, inspiré de l'histoire de Gavroche. Inspiré seulement car la version qu'en donne le court-métrage est très différente. Et pour cause, Victor Hugo a également écrit un poème "Sur une barricade", publié dans le recueil l'Année terrible en 1872 et qui fait référence à la Commune de Paris. Et c'est bien plus de ce poème qu'est tiré l'argument du film que de l'échec de l'insurrection de 1832. L'auteur y évoque en effet un enfant arrêté par les Versaillais pour avoir combattu avec les Communards mais qui obtient l'autorisation d'aller rendre sa montre à sa mère avant d'être fusillé. Comme il tient parole, l'officier impressionné par son courage lui fait grâce.

Dans la version de Alice Guy (je me demande encore comment Gaumont a pu attribuer le court-métrage à un homme tant le point de vue féminin se fait ressentir), l'enfant est innocent (il est pris pour un émeutier alors qu'il est juste sorti pour faire des courses), le personnage de la mère joue un rôle actif en s'interposant entre son enfant et l'officier et la montre devient une bouteille de lait. Il y a d'ailleurs un va-et-vient entre l'intérieur symbolisé par la cuisine (le ventre de la mère) et l'extérieur, théâtre de la tuerie perpétré par les hommes sur d'autres hommes. En devenant actrice politique et historique, la femme perturbe cet ordre du monde à l'image de Alice Guy qui réalisait des films. Elle n'avait cependant pas pensé que l'histoire pouvait être manipulée selon les intérêts politiques du moment et donc que les femmes pouvaient en être effacées.

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Madame a des envies

Publié le par Rosalie210

Alice Guy (1907)

Madame a des envies

"Madame a des envies" est un court-métrage burlesque de Alice Guy encore plus osé et jubilatoire que "Les résultats du féminisme" (1906). Il alterne de façon très rythmée les plans d'ensemble filmés en extérieur et les gros plans filmés en studio ce qui était un procédé innovant à l'époque. Les plans d'ensemble montrent une femme enceinte s'adonner à des vols compulsifs envers les passants qu'elle croise, son mari resté à l'arrière avec leur premier marmot assistant impuissant aux écarts de conduite de sa femme et essayant de réparer les dégâts dans son sillage. Les gros plans montrent la femme déguster avec gourmandise le fruit de ses larcins ce qui constitue un autre type de transgression. Les produits qu'elle avale sont encore aujourd'hui déconseillés ou interdits aux femmes enceintes (tabac et alcool) mais à l'époque, ils n'étaient consommés que par des hommes. Plus largement ce que montrent ces plans, c'est que ce sont le désir (plans d'ensemble) et le plaisir (plans rapprochés) féminin qui mènent la danse ce qui était tellement subversif en soi qu'il n'est guère étonnant que le cinéma de Alice GUY soit passé à la trappe, à la fois pour ce qu'elle incarnait mais aussi pour ce qu'elle montrait. Car outre tabac, alcool et hareng saur (aliment à l'odeur forte qui s'oppose au goût supposé délicat des femmes)*, Madame commence par chiper une sucette à une petite fille dont la forme équivoque ne laisse aucun doute sur le sens caché que prend sa dégustation. Comme quoi Serge Gainsbourg n'a certainement pas été le premier à avoir l'idée d'évoquer le plaisir sexuel en le déplaçant sur cette friandise particulièrement suggestive.

* Dans le documentaire "Le sexe du rire", diffusé récemment sur France 5, l'éviction des femmes de la sphère comique au cours des siècles est expliqué par leur situation dominée dans la société. Le rire est un moyen de prendre le pouvoir par la séduction et parce qu'il a aussi quelque chose de carnassier, donc de puissant (on montre l'intérieur de la bouche, les dents etc.) Il en va de même avec la nourriture: une femme qui rit, fait rire ou qui dévore à pleine dents montre sa puissance.

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Les Cheveux d'or (The Lodger: A Story of the London Fog))

Publié le par Rosalie210

Alfred Hitchcock (1927)

Les Cheveux d'or (The Lodger: A Story of the London Fog))

"The Lodger", troisième long-métrage (abouti et en solo) de Alfred Hitchcock est de son propre aveu son premier film personnel, même s'il s'agit de l'adaptation cinématographique du roman de Marie Belloc-Lowndes "L'Etrange locataire" inspiré de Jack L'Eventreur (qui avait déjà donné lieu à une pièce de théâtre à laquelle avait assisté Hitchcock). Manifeste à lui seul de la naissance d'un génie, il constitue la matrice de tout son cinéma à venir tout en étant le réceptacle de la quintessence de l'âge d'or du cinéma muet.

Si les cinéastes de l'âge d'or d'Hollywood ont conçu tant de chefs-d'oeuvre en dépit du grand nombre de films qu'ils ont réalisés c'est que la plupart ont commencé au temps du muet, la meilleure des écoles pour apprendre le récit cinématographique par l'image. Et Alfred Hitchcock a de plus assisté au tournage de l'un des chefs-d'oeuvre s'appuyant le moins sur les intertitres: "Le Dernier des Hommes" (1925) de Murnau. "The Lodger" est ainsi un film pétri de l'influence de l'expressionnisme allemand, Murnau bien sûr ("The Lodger" est économe lui aussi en intertitres) mais aussi Fritz Lang (le thème de la foule enragée et du lynchage fait penser à "M Le Maudit") (1931). Les éclairages très contrastés et les angles de prise de vue parfois biscornus font également penser à ce style ainsi que les illustrations qui accompagnent le titre et les intertitres.

Néanmoins, à partir de ces emprunts manifestes, Alfred Hitchcock développe son propre style et des thèmes qui deviendront les leitmotiv de toute son oeuvre. Les illustrations recourent à des motifs géométriques tels que le triangle et surtout le cercle et la spirale qui reviendront comme des obsessions dans des films ultérieurs. Les gros plans sur les visages des jeunes filles sur le point d'être massacrées en train de hurler d'effroi deviendront également récurrents jusqu'à "Frenzy". Les caractéristiques de leurs cheveux (blonds et bouclés) sont soulignées par un éclairage venu du dessous qui sera réemployé par exemple pour le verre de lait de "Soupçons". Par ailleurs on voit ainsi naître sous nos yeux la femme hitchcockienne, au moins physiquement. L'alternance de plans liés au meurtre et d'intertitres en forme d'enseigne clignotante de théâtre annonçant que l'on joue ce soir "Boucles d'or" a un caractère méta, cette distanciation ironique est aussi une signature de Alfred Hitchcock. De même que la proximité pour ne pas dire la fusion entre l'amour et la mort, l'amour naissant entre le locataire et Daisy pouvant être interprété à plusieurs reprises comme l'entreprise de séduction d'un prédateur envers sa proie (la manière de filmer ses gestes lorsqu'il tient un couteau ou un tisonnier laissant penser qu'il va l'agresser). Le flic amoureux de Daisy rapproche aussi Eros et Thanatos quand il évoque dans la même phrase la corde qui attend "l'Avenger" (surnom du tueur en série) et l'anneau qu'il veut passer au doigt de Daisy, sauf qu'il lui passe en réalité quelques instants les menottes qu'il a prévu pour le locataire (geste qui en dit long sur sa jalousie et le sort qui attend Daisy si elle l'épouse.) Autre idée majeure qui traverse le cinéma de Hitchcock: la dilatation du temps lors des scènes de suspense. Ainsi le plafond de verre illustre visuellement (puisqu'il n'y a pas de son) l'angoisse grandissante des parents de Daisy vis à vis de leur locataire lorsqu'il l'entendent faire les cent pas dans sa chambre située juste au-dessus d'eux et que l'on voit le lustre trembloter. Enfin pour la première fois, Alfred Hitchcock apparaît (à deux reprises même!) dans son propre film. Il ne s'agit pas alors d'un caméo clin d'oeil comme cela sera le cas plus tard mais de pallier au manque de figurants!

Mais ce qui fait de "The Lodger" le premier grand film de Alfred Hitchcock n'est pas tant la mise en place de procédés, de figures ou même de thèmes fétiches que la manière dont est traité le personnage principal et ce qu'il déclenche chez les autres. Sans identité propre (il n'est connu que par son statut, celui de locataire), il apparaît comme l'intrus venu de l'extérieur qui catalyse toutes les craintes de la famille qui l'héberge. Son lynchage apparaît comme le dénouement logique de ce mécanisme bien connu de projection du monstre qui est en soi, celui du bouc-émissaire. La mise en scène est d'ailleurs extrêmement christique (l'homme est pendu par les menottes à une grille et lorsqu'on le détache, on est proche de la descente de croix). Si le jeune homme est suspect, ce n'est pas seulement une question de coïncidences malheureuses c'est aussi lié à sa différence. Fragile, efféminé, il ne peut pas voir (littéralement) les jeunes filles blondes en peinture ce qui laisse entendre, (outre qu'il pourrait être le meurtrier) qu'il est homosexuel. Cela ne semble pas arrêter Daisy qui est attirée par lui au grand dam de son soupirant flic pataud et de ses parents. Cela donne des plans troublants, en particulier celui du baiser. Hitchcock a souvent filmé ceux-ci en gros plan et ce qui ressort ici, c'est l'impression de gémellité comme s'il embrassait son miroir. On a donc une plongée dans les abysses de la sexualité trouble (thème favori de Hitchcock) qui peut faire de ce jeune homme le premier de la longue lignée des faux coupables de la filmographie hitchcockienne ou bien le père de Norman Bates*.

La modernité de "The Lodger" suscita des réactions négatives de la part des distributeurs qui n'y comprenaient rien d'autant que le réalisateur de la firme pour laquelle avait travaillé Hitchcock avait entrepris un travail de sape (dicté sans doute par la jalousie). Mais grâce au producteur qui croyait au film, celui-ci put sortir et fut un triomphe: la carrière de Alfred Hitchcock était lancée!

* Le happy-end a été imposé à Alfred Hitchcock en raison de la notoriété de Ivor Novello alors que celui-ci aurait préféré conserver une fin ouverte. Cela préfigure "Soupçons" qui a beaucoup de points communs avec "The Lodger" dont un acteur charismatique dont il fallait préserver l'image! 

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