"Mes rêves de jeune mariée où sont-ils. Je vis les mêmes matins et les mêmes soirs, 365 jours par an. Entre cuisine et salon, ma vie de femme se consumera-t-elle en silence et sans espoir ?" "Le Repas" aurait tout aussi bien pu s'appeler "Avec le temps", celui des désillusions et de l'usure d'un couple qu'une visite impromptue va faire basculer dans une crise ouverte. Le mari, Hatsunosuke Okamoto (Ken Uehara), un homme apathique qui semble se complaire dans une petite vie sans histoires ne voit rien venir, ou plutôt ne veut rien voir. Il est dans le déni, sourd et aveugle aux signes de plus en plus évidents de lassitude, d'exaspération, d'amertume que lui envoie son épouse Michiyo (interprétée par la formidable Setsuko HARA actrice fétiche de Yasujiro OZU). Avec cette chronique pleine de finesse et de sensibilité d'un amour qui se délite dans le Japon d'après-guerre, Mikio NARUSE, pourtant moins connu que ses confrères japonais de la même génération atteint une dimension universelle (d'où mon allusion à la chanson de Léo Ferré à laquelle on peut tout à fait comparer le film). En effet il est précisé dès le début que contrairement aux usages du Japon, Michiyo et Hatsunosuke ont fait un mariage d'amour contre l'avis de leur famille. Il s'agit donc d'une union romantique telle qu'on en rêvait autrefois en occident (et dont beaucoup continuent de rêver en secret). Cinq ans plus tard, au moment où commence le film, la réalité qui s'impose sous nos yeux est celle d'un couple qui ne parvient pas à communiquer avec un mari indifférent qui se fait servir par sa femme qu'il confond avec la bonne à tout faire. Celle-ci, frustrée par le manque d'attention et d'affection de son mari et amère de s'être enfermée dans la routine aliénante de la femme au foyer s'enfonce peu à peu sans bruit dans la dépression. L'arrivée dans leur foyer de Satoko (Yukiko SHIMAZAKI), une nièce délurée qui semble réveiller quelque peu la libido en berne de Hatsunosuke met le feu aux poudres. Michiyo décide de quitter son mari pour retourner à Tokyo chez sa mère afin de faire le point.
La suite du film est tout aussi juste. En effet, une fois chez sa mère, Michiyo voit s'ouvrir devant elle des perspectives nouvelles. Celle d'un travail voire même d'un nouvel amour. Son cousin lui manifeste en effet un vif intérêt et il est le seul à remarquer sa tristesse même s'il le lui exprime d'une manière qui la vexe. Hélas, le manque de caractère d'Hatsunosuke semble avoir déteint sur son épouse. Michiyo semble terrifiée à l'idée de prendre une décision qui pourrait changer sa vie. Pour elle comme pour beaucoup d'autres, il vaut mieux rester dans une vie insatisfaisante mais rassurante que se lancer dans l'inconnu avec tous les risques que cela comporte. De plus, Michiyo subit la pression sociale de la famille et de l'entourage pour qui sa vraie place est avec son mari. Alors elle finit par se résigner à retourner auprès de lui, alors que rien n'a changé entre eux comme le montre le moment où elle essaye de lui parler avant de se rendre compte qu'il s'est endormi.
Il y a eu un avant et un après "Rashômon" dans l'histoire du cinéma mondial. Lorsque les américains ont occupé l'archipel nippon après la seconde guerre mondiale, ils ont poussé ces derniers à exporter leur cinéma dans le monde entier et notamment en Europe. C'est ainsi que les sélectionneurs du festival de Venise ont choisi "Rashômon" de Akira KUROSAWA parmi les films du catalogue des studios Daiei qui a été le premier à se lancer dans l'aventure. "Rashômon" a non seulement remporté le Lion d'or et ouvert les portes de l'occident au cinéma japonais mais Akira KUROSAWA est devenu le plus célèbre réalisateur asiatique et une source d'influence majeure tant pour ses compatriotes que pour les réalisateurs occidentaux: Sergio LEONE, George LUCAS, Francis Ford COPPOLA, Quentin TARANTINO, Martin SCORSESE ou encore Steven SPIELBERG.
"Rashômon" a constitué un choc aussi bien technique, esthétique que narratif, les trois dimensions étant indissociables. Le film a ouvert des perspectives nouvelles dans la manière de raconter une histoire en abandonnant la linéarité au profit du "questionnaire à choix multiple". Akira KUROSAWA a transposé une énigme de polar (mais qui a tué le mari?) genre qu'il maîtrise à la perfection dans le Japon médiéval ce qui d'ordinaire ne lui aurait pas permis de franchir les fourches caudines de la censure américaine. Celle-ci était en effet impitoyable avec le chambara (film de sabre) et le jidai-geki (films médiévaux en costume), néanmoins elle s'était assouplie au début des années 1950 (le Japon était devenu un allié dans la guerre de Corée) et de plus le film ne faisait en aucune manière l'apologie de la guerre. Il dépeint avec génie les zones d'ombre de l'âme humaine dans l'anomie d'un monde ravagé par la guerre où chacun "a ses raisons" de ne pas dire toute la vérité pour reprendre l'expression de Jean RENOIR. Chaque acteur et chaque témoin livre sa version des faits ce qui entraîne autant de retours en arrière. Il y a d'ailleurs deux niveaux de flashbacks, ceux qui montrent les témoignages lors du procès et ceux qui revisitent le drame lui-même. Le présent du film est incarné par trois hommes, deux témoins et un passant qui commentent les différents récits et jouent un peu le rôle du chœur. La musique (japonisée) du Boléro de Ravel et la photographie impressionniste soulignent le caractère à la fois cyclique et changeant du récit ainsi que la complexité des êtres. Peu à peu, en recoupant les versions, on s'aperçoit que chacun ment pour se donner le beau rôle et dissimuler une part de lui-même dont il a honte et qu'il ne veut pas montrer à la société. Le bûcheron (Takashi SHIMURA) tait son acte cupide, le bandit Tajomaru (Toshirô MIFUNE) cache ses moments de faiblesse, le mari (Masayuki MORI) dissimule sa couardise et sa femme (Machiko KYÔ) sa perfidie. Néanmoins s'il n'y a pas de vérité absolue et que des vérités relatives, il n'en est pas de même des actes. Face aux ravages de la guerre (toile de fond du film), le film se termine sur un moment de grâce lié à un geste désintéressé, l'un de ces gestes qui permet de ne pas désespérer totalement de l'humanité.
"Fin d'automne" est un remake par Yasujiro OZU de l'un de ses propres films, "Printemps tardif" (1949). La trame est donc identique mais Ozu introduit d'intéressantes variations liées au fait que 11 ans séparent les deux films. Yasujiro OZU est en effet un maître dans la description des effets du passage du temps. On remarque donc plusieurs changements significatifs:
- "Printemps tardif" (1949) était en noir et blanc, "Fin d'automne" est en couleurs. Il s'agit donc de l'un des derniers films de Yasujiro OZU puisqu'il a été réalisé trois ans avant sa mort.
- Dans "Printemps tardif" (1949) Setsuko HARA jouait le rôle de la fille (elle avait alors 29 ans). Dans "Fin d'automne", âgée de 40 ans, elle joue la mère.
- La relation fusionnelle père/fille de "Printemps tardif" (1949) est remplacée par la relation fusionnelle mère/fille dans "Fin d'automne". Cette variation permet à Yasujiro OZU de se concentrer davantage sur la condition des femmes au Japon. Le duo central formé par Akiko (Setsuko HARA) et sa fille Ayako (Yoko Tsukasa) très traditionnel et enfermé dans des codes rigides (soulignés par les plans fixes et les surcadrages) est cornaqué et balloté du début à la fin par trois hilarants vieux barbons, anciens amis de lycée du défunt mari de Akiko. Tous trois veulent absolument caser Ayako ce qui leur permet de réaliser leur désir secret par procuration: épouser Akiko. L'un des trois, Hirayama (Ryûji KITA) qui est également veuf est d'ailleurs tellement travaillé par sa libido qu'il part au toilettes pour "se laver les mains" à chaque fois qu'il pense pouvoir "conclure l'affaire" avec la mère. Mais ces éléments de comédie n'occultent pas que le sort des deux femmes est au final dicté par les convenances: la fille se marie et la mère s'efface. Heureusement Ozu fait la part belle à un troisième personnage féminin, Yuriko (Mariko OKADA), l'amie de Ayako beaucoup plus moderne et affranchie. On le voit aussi bien dans son code vestimentaire que dans son expressivité en rupture avec l'éternel masque de façade arboré par la plupart des autres personnages (et qui agit lui aussi comme une prison). Au lieu de subir la loi des patriarches, c'est elle qui se joue d'eux (gentiment, on est bienveillant chez Yasujiro OZU) et qui mène la danse de manière totalement décomplexée. Sa fraîcheur, son espièglerie et sa franchise font merveille ainsi que sa sensibilité. Elle n'hésite pas à remettre les barbons à leur place (ceux-ci ressemblent alors à des petits garçons pris en faute) à secouer Ayako (qu'elle traite à plusieurs reprises d'égoïste et de gamine au grand dam de celle-ci) et à manifester de délicates attentions vis à vis d'Akiko après le départ de sa fille. Elle incarne une jeune génération occidentalisée prête à s'émanciper des traditions tout comme les filles des patriarches d'ailleurs qui rejettent l'intrusion des parents dans leur vie privée.
"Hirune Hime, rêves éveillés" a connu une sortie confidentielle en France cet été. Il s'agit d'un film d'animation qui comme souvent au Japon entremêle le rêve et la réalité, l'un étant au service de l'autre. L'héroïne, Kokone est narcoleptique c'est à dire qu'elle a tendance à s'endormir à tout bout de champ. Mais ses rêves ne sont qu'une version plus chatoyante de son vécu, caractérisé par un puzzle familial à reconstituer. Dans ses rêves, elle vit à Heartland (cœur d'acier en VF) une ville industrielle rétro-futuriste qui rappelle un peu Metropolis et l'univers de Miyazaki. Elle-même se nomme Cœur (Ancien en VO) et possède des pouvoirs magiques, sa baguette étant une tablette numérique. Elle peut en particulier donner vie aux objets et aux machines. Le lien avec la réalité réside bien évidemment dans la technologie qui fait office de magie, l'enjeu de l'histoire étant la création d'un prototype de voiture autonome pour les jeux olympiques de 2020. Un prototype dont les plans ont été mis au point par les parents de Kokone (qui travaillaient tous deux dans l'industrie automobile) mais dont un mystérieux sbire du chef de l'entreprise Shijima, Watanabe veut s'emparer pour son propre profit. La mère de Kokone est décédée dans un accident quand celle-ci était bébé et son père est arrêté pour espionnage industriel. Kokone se retrouve donc seule pour tenter d'empêcher Watanabe de s'emparer de la tablette magique qui renferme les fameux plans.
L'ensemble se suit agréablement notamment grâce à des personnages sympathiques et émouvants et des décors très soignés (ceux de Tokyo et d'Osaka notamment). Cependant l'histoire (la recomposition d'une famille) est très traditionnelle et le cheminement entre le rêve et la réalité est si bien balisé qu'il n'y a certes pas de risque de se perdre mais pas de folie baroque non plus.
Pour les japonais animistes, les arbres sont tellement sacrés qu'ils préfèrent les intégrer à leur urbanisme plutôt que de les couper. Il n'est donc pas rare d'observer leur présence au beau milieu d'une gare, d'une route ou comme dans le film qui nous occupe, d'une maison. Car bien qu'étant issue de l'esprit de son père architecte, la maison de Kun, le héros du dernier film de Mamoru HOSODA est construite en marches d'escaliers (comme si elle épousait une pente naturelle) avec en son coeur, une cour intérieure abritant un arbre. Or cet arbre "généalomagique" contient en lui toute l'histoire familiale. C'est grâce à lui que la crise déclenchée par l'arrivée de Miraï la petite soeur de Kun (qui signifie "avenir") va pouvoir se dénouer. S'ensuit un formidable voyage temporel entre passé, présent et futur, réalité et imaginaire qui permet à Mamoru HOSODA de développer ses thèmes de prédilection: les voyages dans le temps ("La Traversée du temps" (2007)), l'évolution de la famille et les relations entre l'homme, la nature et les esprits ("Summer Wars (2009)", "Les Enfants Loups, Ame & Yuki" (2012), "Le Garçon et la Bête") (2015). Dans tous les cas, l'enjeu est de grandir et de trouver sa place aussi bien dans sa famille et dans le monde. Kun âgé de quatre ans à l'arrivée de sa soeur est particulièrement égocentrique et capricieux, une véritable "tête à claques" comme il se qualifie lui-même une fois devenu adolescent. L'arrivée de Miraï dans la famille déclenche donc en lui une jalousie incontrôlable parce qu'il n'est plus au centre du monde (comme le montre particulièrement bien la scène des photographies). La douleur et la colère le poussent à faire des bêtises, à tourmenter sa soeur voire à se mettre en danger. Sa rencontre avec des membres de sa famille à divers âges de leur vie ainsi qu'avec son chien Yukko métamorphosable en homme sont des jalons essentiels pour l'apaiser et lui permettre de donner du sens à son vécu. La plasticité spatio-temporelle et rêve-réel n'empêche pas le récit d'être limpide. En effet, l'arbre est toujours le déclencheur des événements fantastiques tandis que l'album photo familial permet de replacer chaque voyage dans l'histoire de la famille et de s'interroger sur la part de hasard et de destin dans sa construction. On remarque également que les garçons de la famille ont tous une fragilité entre un grand-père estropié, un père gringalet et un fils en proie à la furie furieuse. Le fait que le père garde les enfants à la maison pendant que la mère travaille dans une configuration semblable à celle des "Les Indestructibles 2" (2018) montre que l'évolution des rôles sexués touche aussi le Japon. Enfin signalons une scène onirique magnifique dans la gare de Tokyo utilisant la technique du papier découpé. Les trains dont raffole Kun sont les principaux véhicules de rêve et d'aventure mais ils peuvent aussi à l'occasion se transformer en cauchemar.
Méfiez-vous de l'eau qui dort et du feu qui couve. "L'Anguille" commence comme un "Psychose" (1960) made in Japan. Le héros, Takuro Yamashita (Kôji YAKUSHO) est un homme taciturne en surface mais dévoré de l'intérieur par la jalousie. Laquelle prend la forme d'une mystérieuse lettre écrite par une femme (son imagination?) qui lui souffle à l'oreille que son épouse si attentionnée en apparence pourrait bien s'éclater au lit avec un autre pendant qu'il s'adonne à son activité favorite: la pêche. Afin de vérifier, il retourne chez lui plus tôt que prévu et surprend sa femme avec son amant en pleine action. Une longue scène voyeuriste suivie, on s'en doute de quelques dizaines de coups de couteau bien sanguinolents (âmes sensibles, s'abstenir) assénés sans aucune émotion apparente, comme si Takuro était déconnecté de son corps. Cette acmé de violence se substitue en effet, on le comprend à l'impuissance sexuelle de Takuro, lequel va se livrer illico à la police et passe les huit années suivantes en prison.
Ce préalable établi, Shôhei IMAMURA s'intéresse, en employant un ton tragi-comique et contemplatif très réussi à la manière dont Takuro va tenter de se reconstruire. En tant qu'ancien taulard bénéficiant d'une liberté conditionnelle il est une sorte de paria sous surveillance. C'est donc dans un angle mort de la société japonaise qu'il va s'établir, une friche industrielle dans laquelle il retape un local désaffecté qu'il transforme en salon de coiffure, un métier qu'il a appris en prison. Solitaire et quasi-mutique, Takuro cherche bien plus dans ce lieu l'ascèse que la socialisation (il est d'ailleurs placé sous la responsabilité d'un bonze, cela ne s'invente pas). Néanmoins et presque malgré lui il se constitue un réseau de relations des plus zarbis: outre le bonze et son épouse, un charpentier, un jeune frimeur trimballant sa voiture de sport, un ancien co-détenu devenu éboueur, un étudiant obsédé par les OVNI et enfin Keiko (Misa Shimizu), une jeune femme qu'il a sauvé du suicide et qui est le portrait craché de son ancienne épouse.
Chacun de ces personnages symbolise une facette de lui-même. Le bonze et sa femme représentent son désir de rédemption et d'élévation. Le charpentier incarne son envie de se reconstruire et la voiture du frimeur, son fantasme de puissance sexuelle. L'éboueur incarne ses mauvais penchants et sa culpabilité. Enfin le fou d'OVNI est à l'image du pêcheur d'anguilles. Celle qui frétille dans l'aquarium de Takuro joue le même rôle de porte d'entrée sur l'inconnu que le monolithe de Stanley KUBRICK dans "2001, l odyssée de l espace (1968)". Sauf que cet inconnu n'est pas l'univers mais l'intériorité de Takuro. "Le moi n'est pas maître dans sa propre demeure" disait Freud. L'anguille, sa seule confidente, symbolise son inconscient et ses pulsions enfouies (dont sa sexualité refoulée). Le parcours de cette anguille est à l'image de celui de Takuro. Son espace vital est d'abord réduit à l'extrême, lui permettant juste de survivre. L'anguille obtient ensuite des espaces captifs de plus en plus spacieux avant de recouvrer sa liberté dans les eaux de la rivière.
Est-ce à dire que Takuro est sauvé? Bien que la fin du film soit ouverte, on peut constater une évolution dans sa relation avec Keiko. En dépit du fait qu'il l'a sauvée, il se refuse obstinément à ingérer la nourriture qu'elle lui prépare pour le remercier. Or la nourriture est un substitut de la sexualité. En refusant d'être nourri par elle, il la tient à distance en lui signifiant son refus d'avoir des relations sexuelles avec elle (répétant ainsi la relation avec son ex-femme qui lui préparait de bons petits plats mais lui préférait la/les refiler à d'autres). Cette peur? Empêchement? Impossibilité? est au cœur du problème. Or à la fin du film, dans la bagarre générale entre Takuro, ses amis, l'ex de Keiko et ses sbires, l'aquarium est brisé et l'anguille libérée. Et Takuro accepte le bento (panier-repas) de Keiko comme il a accepté de reconnaître son enfant (qui n'est pourtant pas de lui et pour cause!), répondant enfin à ses besoins les plus profonds.
Dans la culture japonaise, le bien et le mal n'existent pas de façon absolue (sans doute parce qu'il n'y a jamais eu de "Dieu le père" pour le leur dicter). Ce qui compte, c'est d'être en accord avec soi-même et de s'accomplir en choisissant son destin quelles qu'en soit les conséquences. Suivre sa voie avec sincérité, même si cela implique de transgresser une bonne demi-douzaine de lois est le fondement ancestral de cette morale que les occidentaux qualifient d'ailleurs et c'est révélateur de leur ethnocentrisme "d'amorale". Un terme lu dans la critique de Télérama sur "Une affaire de famille" mais aussi dans une autre critique à propos d'une autre Palme d'or japonaise, "L Anguille" (1997) de Shôhei IMAMURA. En dépit de l'occidentalisation du Japon tant juridique qu'économique depuis la révolution Meiji et encore plus depuis 1945, l'acculturation de la société est restée superficielle, surtout lorsqu'on interroge ses marges (ce que font les deux films).
La famille est le microcosme le plus pertinent pour étudier cette tension entre la loi (extérieure, désincarnée) et la morale (intérieure et incarnée). Censée incarner le pilier de la société dans le schéma patriarcal occidental selon lequel (Dieu) le père représente la loi, elle est ici joyeusement déconstruite selon les "critères" d'une morale de la voie intérieure. Ainsi la famille dépeinte par Hirokazu KORE-EDA vit en marge des règles économiques et sociales issues de l'Etat de droit et du capitalisme mais en harmonie avec ses propres règles intérieures. Aux yeux de la loi, ce sont des délinquants multirécidivistes et des asociaux mais eux n'en ont cure puisqu'ils sont heureux avec les règles qu'ils se sont inventés. Le vol est permis puisque ce qui se trouve dans les magasins n'appartient encore à personne, à condition que cela n'entraîne pas la faillite du magasin. Et ces rapines sont indispensables pour compléter les salaires des emplois précaires occupés par les parents. Un enfant livré à lui-même et maltraité que l'on recueille et qui choisit de rester n'est pas volé à sa famille biologique, il est sauvé d'un manque d'amour et d'attention. Les enfants qui vont à l'école sont uniquement ceux qui ne peuvent pas s'instruire à la maison. Et ce qui passe pour un recel de cadavre est à la fois une combine pour échapper au prix des obsèques et un moyen de ne pas se séparer. Les liens du sang et les états civils sont superbement ignorés. Les patronymes sont mouvants, les liens exacts entre les personnages sont volontairement embrouillés. Cela ne rend que plus limpides et magnifiques les scènes d'élans du coeur et du corps. Celle où Nobuyo la mère (Sakura ANDÔ) reconnaît sa fille en la petite Juri par la similitude de leurs cicatrices. Celle où elle la serre contre elle en lui expliquant que c'est ce que l'on fait quand on aime. Celle où la chaleur de l'été transfigure la pièce surchargée et exiguë qui les abrite et embrase le désir des parents. Celle enfin où le fils Shôta parvient à dire "papa" à Osamu (Lily FRANKY) qui court à perdre haleine derrière le bus qui l'emporte loin de lui. L'atomisation de cette famille par les agents de la loi a donc quelque chose d'un crime et les dernières images devraient être diffusées dans tous les services sociaux d'aide à l'enfance qui sacralisent les liens du sang et les règlements au lieu d'être à l'écoute de ce que l'enfant vit et ressent.
A la fin du film, Shukishi Hirayama (Chishû RYû) offre à sa belle-fille Noriko (Setsuko HARA) la montre de sa femme Tomi (Chieko HIGASHIYAMA) qui vient de décéder. Pour la remercier de son accueil envers eux durant leur séjour à Tokyo, il lui enjoint de reprendre le cours de sa vie, de faire le deuil de leur fils (son époux tué à la guerre huit ans auparavant) et d'accepter de les "trahir" en se remariant. Avec la montre, il lui offre le temps, ce temps auquel nul n'échappe, qui confronte les humains à la douleur de la perte et à la mélancolie. Mais se soustraire au temps c'est en quelque sorte passer à côté de sa vie.
"Voyage à Tokyo", le film qui a fait connaître le cinéma humaniste de Yasujiro OZU en France est une œuvre délicate, bouleversante et profonde sur les changements que le temps fait subir aux relations entre les parents qui vieillissent et leurs enfants qui grandissent et s'éloignent. La modernisation du Japon dans le cadre du deuxième miracle économique durant les années 50 et 60 contribue également à agrandir la distance entre les générations. C'est ainsi que par petites touches discrètes et en étant au plus près de ses personnages grâce à son regard caméra particulier, Yasujiro OZU dépeint la mise à l'écart des parents par leurs propres enfants qui n'ont plus de temps à leur consacrer, leur énergie étant entièrement dévolue à construire l'avenir économique du pays. Il y a une dimension certainement critique dans la description de cette modernité pour laquelle on sacrifie les relations humaines pour s'élever socialement et s'enrichir, la fille aînée se montrant de surcroît pingre et mesquine au point de ne penser qu'à récupérer les affaires de sa mère une fois celle-ci morte. Néanmoins Ozu est tout sauf manichéen et rappelle que couper le cordon et manifester un certain égoïsme est le prix à payer pour assumer une vie propre. Noriko qui vit dans le passé et pour qui en quelque sorte le temps s'est arrêté n'est pas heureuse. Si elle se sent si proche de ses beaux-parents c'est parce que comme eux elle se sent mise à l'écart et abandonnée. Mais elle est encore jeune si bien que cette attitude passive, ce refus d'évoluer a quelque chose d'infantile et de mortifère. C'est par amour pour elle que son beau-père lui enjoint de rejoindre le flux de ceux qui vivent même si cela signifie s'éloigner de lui "Quand on perd ses enfants, on est malheureux. Mais quand ils vivent, ils deviennent lointains. Il n'y a pas de solution au problème."
"Printemps tardif", mon film préféré de Yasujiro OZU, est considéré comme celui à partir duquel il a fixé son style définitif et ses thèmes de prédilection qu'il a ensuite décliné de film en film jusqu'à sa mort. Il s'agit d'un drame domestique, celui de la séparation entre un père et une fille qui vivaient jusque là dans une bulle d'harmonie, en parfaite osmose. Extrêmement subtil dans son approche, Yasujiro OZU ne juge pas, il donne à voir l'intériorité. Pas seulement celle des maisons avec sa caméra à hauteur des tatamis. Mais aussi celle des êtres. L'ami du père résume parfaitement le dilemme qui le tourmente à propos de sa fille "Si elle ne se marie pas tu as des soucis ; si elle se marie, tu as de la peine". Mieux que quiconque, Yasujiro OZU a filmé le syndrome du nid vide et les sentiments de perte et de deuil qui l'accompagnent. Mais mieux que quiconque, puisqu'il n'a jamais réussi à se séparer de sa mère, il connaît l'aspect mortifère de la peur du changement. Noriko rayonne de bonheur auprès de son père et refuse de le quitter. Néanmoins dire comme je l'ai lu très souvent qu'il s'agit d'un choix moderne me fait bien rire. Noriko est au contraire la jeune fille traditionnelle type, timide et dévouée au point de vouloir sacrifier sa vie pour servir son père, et ne surtout pas quitter le cocon familial dans lequel elle vit pour un inconnu qui l'effraye. Cette alliance incestuelle puisque la fille a pris la place de la mère disparue s'oppose aux intérêts de la société mais aussi au sens de la vie selon lequel on ne peut s'épanouir qu'en s'envolant et en prenant donc des risques. En la poussant au mariage, le père fait son devoir, pas seulement vis à vis de la pression sociale qui est très forte (Yasujiro OZU ne l'occulte pas au travers du personnage d'entremetteuse de la tante) mais également parce qu'il aime sa fille et qu'il sait qu'en la gardant auprès de lui, il l'empêche de devenir adulte. Si Noriko finit par se résigner à accepter un mariage arrangé, la seule voie alternative possible pour elle qui est si craintive, Yasujiro OZU montre que ce n'est plus la seule possibilité d'avenir pour les jeunes filles japonaises. L'amie de Noriko s'est mariée avec un homme qu'elle avait choisi elle-même, elle a divorcé et elle travaille. Une modernité imposée par la présence américaine dans le Japon d'après-guerre dont Ozu montre plusieurs fois les traces au travers des vêtements ou d'un panneau Coca-Cola. Il n'est pas innocent que père et fille fassent un pèlerinage à Kyoto, berceau du Japon traditionnel avant que Noriko ne saute le pas à Tokyo, symbole de modernité.
Ajoutons que si le film est dramatique, le stratagème du père pour faire partir sa fille et la réaction virulente de celle-ci a quelque chose de tragi-comique. Il faut voir les regards que celle-ci lance à son père et à la prétendue fiancée de celui-ci lors de la représentation du Nô auquel ils assistent. Comme elle l'avoue elle-même, l'idée qu'un homme plus âgé puisse se remarier (traduction: puisse avoir une sexualité) est pour elle quelque chose d'insupportable, quelque chose d'odieux, de dégoûtant et de déplaisant. Le choix du père nous paraît alors d'autant plus comme une mesure sanitaire d'urgence.
Troisième film de Takeshi KITANO après "Violent cop" (1989) et "Jugatsu" (1990), "A Scene at the Sea" marque un tournant dans sa filmographie. Pas sur le plan de sa réception qui reste encore confidentielle. Le film n'est pas plus que les précédents distribué en dehors du Japon qui boude son œuvre de cinéaste. Le pays du soleil levant n'a aucune considération pour celui qu'elle considère seulement comme l'amuseur public numéro 1 à la télévision. Mais sur le plan du contenu, "A Scene at the Sea" est une petite révolution par rapport aux deux précédents films par son caractère d'épure contemplative et poétique. Takeshi KITANO n'apparaît pas à l'écran et la violence est totalement absente d'un film où ne figure ni flic ni yakuza. D'autre part il s'agit d'un film quasiment sans paroles du fait qu'il nous plonge dans la bulle sensorielle de deux sourds-muets. Peu de paroles donc (comme dans les films ultérieurs peuplés de personnages plus mutiques les uns que les autres) ainsi qu'une expressivité faciale et corporelle minimaliste qui renvoie à toute une tradition culturelle (l'estampe et le théâtre notamment) mais aussi au clown blanc du type Buster KEATON ou Jacques TATI. Mais par ailleurs une sensibilité exacerbée dans la perception d'un univers où la musique et la peinture jouent un rôle crucial. C'est le premier film auquel participe Joe HISAISHI qui sera le fidèle compositeur des films de Takeshi KITANO jusqu'à "Dolls" (2002). Pour "A Scene at the Sea", il compose des mélopées lancinantes qui font penser au flux et au reflux des vagues. D'autre part les scènes sont composées comme des tableaux ce qui renvoie à l'activité d'artiste-peintre de Takeshi KITANO. Les scènes-tableaux de "A Scene at the Sea" se composent de lignes claires parallèles ou perpendiculaires à la mer qui se répètent de façon hypnotique jusqu'à créer un paysage géométrique à la Mondrian. On pense également aux rimes d'un poème. Rimes et lignes qui se répètent jusqu'à l'infini ou jusqu'au néant. Car cet appel du large qui obsède Shigeru et le pousse à apprendre le surf (et à délaisser son travail d'éboueur on ne peut plus symbolique!) finit-il par l'engloutir ou bien au contraire le libère-t-il de la pesanteur et de l'enfermement de son existence? Le mystère reste entier, le film laissant son acte en hors-champ. Seule reste sa planche de surf et un carton affiché sur l'écran "il est devenu poisson".
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.