"L'Ange Ivre" est un film important dans la carrière de Akira KUROSAWA. C'est le premier qu'il estime vraiment personnel et c'est sa première collaboration avec Toshirô MIFUNE dont le talent et le charisme sont tels qu'il éclipse le principal protagoniste, le docteur Sanada (Takashi SHIMURA) qui donne pourtant son titre au film. Akira KUROSAWA conscient de son énorme potentiel n'a pas voulu le brider au détriment parfois de l'harmonie de son film. Au niveau du style également, il y a une hésitation entre plusieurs influences occidentales: le film noir américain, le néoréalisme italien et l'expressionnisme allemand. Cette hétérogénéité affecte la continuité de la narration visuelle d'autant qu'il y a aussi quelques lourdeurs démonstratives ici et là (la rose jetée dans la mare, quelques sermons un peu trop appuyés).
En dépit de ces réserves, "L"Ange Ivre" est un film très puissant. L'interprétation habitée de Toshirô MIFUNE y est pour beaucoup mais l'histoire et la mise en scène également.
Le film plonge dans les bas-fonds de la capitale du Japon ravagée par la guerre (le film date de 1948) mais également par un autre cancer, celui des yakuzas qui, profitant du chaos ambiant font régner leur loi rétrograde sur les bas quartiers. Akira KUROSAWA utilise une métaphore limpide: celle du marigot putride, centre de gravité du quartier, des personnages et du film. Par ses images organiques de gaz s'échappant du cloaque et de sueur dégoulinant des visages il parvient à rendre tangible pour le spectateur l'atmosphère malsaine qui règne dans le quartier et gangrène les corps et les esprits. Au milieu de ce taudis, Sanada, sorte de mère Thérésa japonaise, fait figure d'ange sauveur et rédempteur. Médecin des pauvres, il lutte avec acharnement contre les maux qui rongent le quartier, recueillant les "chiens errants" et essayant d'arracher les plus jeunes à la fatalité. Il ne se contente pas de soigner les corps, il se dresse aussi contre l'emprise des mentalités féodales qui règne encore sur les esprits. Il essaye par exemple d'empêcher Miyo son infirmière de replonger dans la pègre par esprit de sacrifice. En cela il est le porte-voix des convictions éclairées et humanistes du cinéaste.
Plus on avance dans le film, plus on constate que Sanada a tout d'un ange déchu. C'est un raté vivant au milieu des ordures qui n'a pas su s'élever et qui noie ses désillusions dans l'alcool (d'où le titre oxymorique "L'Ange Ivre"). Lorsque Matsunaga (Toshirô MIFUNE) entre dans son cabinet pour soigner sa blessure à la main, Sanada se reconnaît une filiation avec ce jeune chien fou(gueux) blessé à mort qu'il tente de guérir et de sortir du trou (à tous les sens du terme). Sous ses airs rugueux et son comportement de caïd ultra-violent, la maladie qui ronge Matsunaga de l'intérieur le fait de plus en plus apparaître pour ce qu'il est réellement: un orphelin solitaire, perdu, fragile et démuni qui n'a que le code d'honneur des yakuzas à quoi se raccrocher dans la vie. Mais les deux hommes ont beaucoup de mal à communiquer ce qui complique leur relation. Ils utilisent davantage les coups et les insultes que les mots qui apaisent. Ils ne parviennent à communier que dans l'alcool, un poison dont la toxicité compromet encore davantage le rétablissement de Matsunaga. Ce dernier finit par s'attacher au médecin qu'il tente de protéger des assauts de la pègre mais lâché par cette dernière qui ne tolère aucune faiblesse, il se sacrifie pour sauver son honneur et protéger le seul foyer qu'il ait connu, celui du médecin. La scène du corps à corps dans la peinture avec le yakuza Okada (Reisaburô YAMAMOTO) préfigure celle du flic et du voyou dans la boue de "Chien enragé" (1949). Matsunaga meurt d'ailleurs les bras en croix, achevant sa métamorphose de gangster en ange sacrificiel et rédempteur. Grâce à lui, le docteur peut continuer son oeuvre d'utilité publique en paix.
"Les sœurs de Gion" réalisé en 1936 appartient à la période naturaliste de Kenji MIZOGUCHI et devait faire partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour (cependant il forme un diptyque avec le film réalisé juste avant, "L'Elégie d'Osaka"). Dans sa jeunesse, Kenji MIZOGUCHI avait dévoré la littérature sociale européenne du XIX° (Zola, Maupassant, Tolstoï) et développé une conscience sociale aigue, nourrie par son enfance dans des quartiers pauvres de Tokyo où sévissait alors la misère et la prostitution.
Mais surtout, les "sœurs de Gion" est comme beaucoup d'autres œuvres du cinéaste une critique de l'oppression dont sont victimes les femmes. Kenji MIZOGUCHI est un grand cinéaste de la condition féminine. Bien que situé dans le contexte culturel et historique du Japon, le féminisme de Kenji MIZOGUCHI est universel et intemporel. Cette sensibilité lui est venue elle aussi de son enfance misérable sous la férule d'un père violent. Un événement l'a particulièrement marqué: la vente à une maison de geishas de sa sœur Suzu après la faillite du commerce paternel. "Les soeurs de Gion" montre comment l'argent pervertit les liens affectifs et détruit la famille. La première séquence montre justement la vente aux enchères des biens de Furusawa (Benkei SHIGANOYA), un marchand qui a fait faillite et qui fuit femme et enfant (laquelle lui reproche d'avoir dilapidé sa dot) pour une maison de geishas de troisième catégorie c'est à dire plus proches de la prostituée que de l'artiste.* Tout est dit en quelques minutes de la vénalité des rapports humains, de la lâcheté des hommes et de la sujétion économique des femmes.
Le simple fait que le film soit centré sur deux soeurs et que les hommes ne soient que des satellites en fait toujours à l'heure actuelle une oeuvre moderne, voire avant-gardiste. Face aux hommes qui détiennent le pouvoir économique, elles adoptent deux stratégies opposées qui elles aussi sont toujours d'actualité. Umekichi la soeur aînée (Yôko UMEMURA) adopte une stratégie de soumission. Elle espère à force de dévouement que son protecteur quittera son épouse pour elle. Combien de femmes se laissent encore aujourd'hui malmener dans l'espoir qu'un homme va enfin les aimer? Omocha la soeur cadette (Isuzu YAMADA) est en revanche une rebelle qui veut se venger des hommes en les séduisant et les manipulant. Mais aucune de ces stratégie ne s'avère payante. Umekichi est abusée et abandonnée et Omocha doit subir la terrible vengeance de l'homme qu'elle a floué parce qu'il est plus fort qu'elle et qu'il peut l'écraser comme un insecte.
* Une geisha aujourd'hui désigne une jeune artiste japonaise qui anime des soirées privées pour VIP à l'aide de son savoir-faire dans les arts traditionnels. Mais autrefois la distinction entre ces artistes-hôtesses et les prostituées n'étaient pas si claire. Toutes vivaient dans les mêmes quartiers de plaisir (Gion, quartier traditionnel de Kyoto est aujourd'hui l'un des derniers bastions de geishas), participaient aux mêmes soirées et les prostituées se faisaient appeler "geishas" pour redorer leur blason auprès de la clientèle et ainsi augmenter leur prix.
"Okko et les fantômes" est le premier long-métrage de Kitaro Kosaka qui a été présenté en compétition au festival d'Annecy. En effet, ce dernier n'est pas le premier venu. Il a collaboré en tant que dessinateur à certains des films de Hayao MIYAZAKI tels que "Nausicaä de la vallée du vent (1984)", "Princesse Mononoké (1997)", "Le Voyage de Chihiro (2001)" et les films suivants avant de devenir directeur de l'animation pour "Le vent se lève (2013)". Il a également travaillé pour Isao TAKAHATA, notamment sur "Le Tombeau des lucioles (1988)" et "Pompoko (1996)". On ressent cette filiation dans le film. Le masque que porte Okko lorsqu'elle danse fait penser à celui de San, l'héroïne de "Princesse Mononoké (1997)".
Certes "Okko et les fantômes" adaptation du manga éponyme n'a pas le génie des œuvre précitées (et ne prétend pas l'avoir) mais il est au-dessus de "Mary et la Fleur de la sorcière (2017)", la première réalisation des studios Ponoc héritière de Ghibli. Il s'agit d'un film plein de charme, esthétiquement soigné et profondément ancré dans la culture japonaise. Si tout n'est pas maîtrisé dans le scénario (des personnages et des scènes sont survolés), il n'en reste pas moins que cette histoire d'apprentissage, de deuil et de pardon touche juste. On s'identifie à la petite héroïne qui en dépit de son apparence kawaii assez stéréotypée est dépeinte avec beaucoup de finesse. De plus, on plonge avec délices dans l'univers des traditions japonaises, l'histoire se déroulant dans le milieu des auberges situées près des sources thermales (onsen) très prisées des japonais. Okko et sa grande rivale Matsuki symbolisent les deux types d'auberges traditionnelles présentes au Japon. Matsuki travaille au sein d'un ryokan, une version luxueuse de l'auberge traditionnelle pensée pour offrir un maximum de confort et de prestations aux touristes (il y a même des pièces aménagées à l'occidentale). L'auberge tenue par Okko et sa grand-mère se rapproche davantage du minshuku, la chambre d'hôtes simple et familiale où l'on dort sur des futons à même le tatami et où l'on mange dans la chambre. Quant aux fantômes, ils sont une illustration de la circulation permanente entre visible et invisible, vie et mort, passé et présent, temporel et spirituel qui constitue l'ADN de ce pays. Leur présence soutient Okko dans son cheminement pour surmonter le traumatisme lié au décès de ses parents.
Exemple réussi de fusion entre deux cultures, "Le château de l'Araignée" est la transposition du "Macbeth" de Shakespeare dans le Japon du XVI° siècle dévoré par les guerres civiles et les félonies. Kurosawa construit une œuvre très fidèle à la pièce d'origine tout en étant profondément ancrée dans la culture de son pays.
La réussite du film repose sur un subtil équilibre entre des émotions et sentiments exacerbés jusqu'à la folie et un traitement ascétique inspiré des codes du théâtre no. Kurosawa procède en effet par soustraction et compression. La soustraction est en effet partout: les personnages et les lieux sont réduits au minimum, les décors sont épurés, le spectaculaire (batailles et assassinats) est évacué en hors-champ, les mouvements de caméras sont limités de même que les déplacements, les expressions et les gestes des personnages. Leurs visages sont figés de façon à ressembler aux masques portés par les acteurs du no. On notera particulièrement le contraste entre l'expression grimaçante de Washizu alias Macbeth (Toshirô MIFUNE) qui le fait ressembler à un démon et celle, hiératique et spectrale de son épouse Asaji alias Lady Macbeth (Isuzu YAMADA), son âme damnée. On remarquera aussi qu'ils oscillent entre une immobilité redoutable, celle de l'animal prêt à bondir par laquelle ils concentrent au maximum leur énergie et une agitation désordonnée qui symbolise l'égarement de leur cerveau envahi par la folie furieuse. Un égarement également symbolisé par la brume omniprésente dans lesquelle ils se débattent comme dans une toile d'araignée, celle de la forêt qui entoure le château et lui donne son nom.
"Ce qui importe, c'est de rester humble devant la nature. Cela ne sert à rien de lui résister". Occidental arrogant, toi qui pense que tu peux dominer la nature et triompher de la mort, prends-toi cette phrase dans les dents et tout le film de Naomi KAWASE avec. Un film inégal certes mais d'une intensité et parfois d'une grandeur indéniable. Un film qui aide à repenser sa place dans le monde et à accepter la mort avec sérénité.
"Still the water" puise sa force dans les croyances et rites des habitants des îles du Japon ainsi que dans la beauté des plans filmés par la réalisatrice, particulièrement ceux de la mer dans tous ses états. L'histoire se déroule pour l'essentiel dans l'archipel d'Anami même s'il fait aussi une incursion à Tokyo car la philosophie du film consiste à montrer que tout est relié et que tout est cyclique. Le principe de ces croyances est en effet celui d'une grande circulation qui efface les frontières entre la vie et la mort, la ville et la campagne, les jeunes et les vieux, la nature et l'humanité, le spirituel et le temporel. Avec pour courroies de transmission les manifestations de la nature et le chamanisme. C'est en communion avec elle que deux adolescents, Kaito (Nijirô Murakami) et Kyoko (Jun Yoshinaga) s'éveillent au sentiment amoureux et à la sexualité alors même que Kaito découvre le cadavre d'un homme sur la plage qu'il croit être l'un des amants de sa mère et que la mère de Kyoko (Miyuki MATSUDA) s'éteint en contemplant depuis sa fenêtre un grand banian, arbre sacré qui par sa configuration rappelle la grande circulation entre le visible et l'invisible. La mort de celle-ci est sans doute le climax du film. Elle n'est pas filmée comme un moment sinistre mais comme une célébration spirituelle du passage vers un autre monde avec de la musique traditionnelle, des chants et des danses. Un moment pleinement vécu et dénué d'aspect tragique car Kyoko peut continuer à communiquer avec sa mère dans l'au-delà à travers le chant.
Quatrième film de Takeshi KITANO, "Sonatine, mélodie mortelle" est le premier à avoir été distribué en France. Il est une bonne introduction à son style, décalé voire déconcertant. La quintessence du cinéma kitanien peut être résumée en quelques traits:
- Une dynamique filmique fondée sur le principe d'opposition, de paradoxe, de contradiction. "Sonatine" alterne ainsi de longues plages contemplatives bercées par la musique de Joe HISAISHI et de fulgurantes explosions de violence sèche, l'un se nourrissant de l'autre. L'opposition réside aussi dans toute une série de contrastes: entre le jour et la nuit, la ville et la campagne, la paix et la guerre, l'eau et le feu, le jeu et la mort, le fixe et le mobile, le champ et le hors-champ.
- Des plans fixes composés comme des tableaux sur lesquels Takeshi KITANO s'attarde longuement. Certains de ces plans fonctionnent comme des arrêts sur image: on y voit un ou plusieurs personnages immobiles qui regardent fixement la caméra. D'autres sont animés au ralenti comme ces trois personnages mitraillés qui s'écroulent l'un après l'autre. D'autres enfin ressemblent à des vues Lumière, enregistrant les mouvements au naturel à l'intérieur d'un cadre fixe. La première image du film est d'ailleurs un tableau: on y voit un poisson bleu embroché par un harpon sur fond rouge. C'est une image-programme, elle résume la situation de ces yakuzas exilés sur une île où le temps d'une parenthèse enchantée ils s'amusent comme des gamins avant que la mort ne les rattrape.
- Des personnages indéchiffrables dont le visage ressemble à un masque. Le visage neutre fait partie intégrante de la culture japonaise aussi bien dans la culture de l'estampe qu'au théâtre. Chez Takeshi KITANO, les personnages sont particulièrement peu expressifs et quand ils le sont, leurs expressions restent énigmatiques. Il en va ainsi du personnage de Murakawa joué par Takeshi KITANO dont les sourires sont plutôt annonciateurs de mort que de joie.
- Le caractère énigmatique des personnages est renforcé par la rareté de leur parole. Takeshi KITANO est un représentant d'une culture japonaise qui sait admirablement mettre en relief le poids dramatique du silence. Il n'est guère étonnant qu'il y ait des séquences burlesques dans les films de Takeshi KITANO, ce genre étant associé au muet.
- Des personnages aux prises avec un monde qui se défait. Dans "Sonatine", le fils a tué le père si bien que le milieu n'a plus de règle. Le monde devient lui-même absurde, indéchiffrable. Murakawa et ses hommes préfèrent prendre la tangente, profiter des instants qui leur reste en renouant avec leur enfance avant de disparaître (voir les plans post-générique qui filment les paysages vidés de toute présence). Car la mort est toujours au bout du chemin.
Le ciel, c'est la villa du riche industriel Kingo Gondo (Toshirô MIFUNE) qui surplombe la ville de Yokohama. Elle est le théâtre du premier morceau de bravoure du film, un huis-clos d'une cinquantaine de minutes où les personnages réunis dans le salon aux rideaux tirés puis ouverts s'agitent en tous sens sous l'impulsion d'un maître-chanteur qui les observe de l'extérieur. Celui-ci, par désir de vengeance sociale a fait enlever celui qu'il pense être le fils de Kingo. Mais coup de théâtre, l'enfant qui portait son déguisement est celui de son chauffeur. Cet imbroglio brouille les pistes: la dichotomie riche/pauvre et haut/bas n'est plus si évidente. D'autant que Kingo qui est issu d'un milieu modeste pense et agit en artisan amoureux du travail bien fait alors que les actionnaires qui l'entourent se comportent en prédateurs, soucieux du profit immédiat. Kingo se trouve face à un véritable dilemme moral: s'il délivre la rançon, il se met sur la paille avec sa famille ce qui au-delà de sa déchéance personnelle livre l'entreprise qu'il souhait racheter aux requins. S'il refuse, il devient responsable de la mort d'un enfant.
La deuxième partie du film, beaucoup plus dynamique, descend dans l'arène et prend la forme d'une enquête policière pour retrouver la fortune de Kingo qu'il a remis au malfaiteur en échange de la restitution de l'enfant. Cette partie fait la part belle aux méthodes d'investigation de la police et ménage de très belles scènes de suspense hitchcockien. Enfin la troisième partie descend en enfer, jusque dans les bas-fonds de la ville pour filmer des séquences assez sordides du milieu dans lequel vit le malfaiteur. Un milieu entrevu lors de l'enquête policière mais sur lequel Akira KUROSAWA s'attarde et qui s'oppose en tous points à celui dans lequel vit Kingo. Il s'agit d'un taudis sombre et insalubre où s'entassent les bicoques dans une sorte de cloaque à ciel ouvert écrasé par la chaleur de l'été et où survivent moins des hommes que des zombies abrutis par la misère et par la drogue. Le malfaiteur vit au milieu de cette misère tout en lui étant quelque peu étranger de par son statut d'étudiant en médecine. Il fait tache dans son milieu, tout comme Kingo dans le sien. Pourtant la scène finale de dialogue avorté montre qu'aucune réconciliation n'est possible.
Akira KUROSAWA est surtout connu en France pour ses fresques médiévales. Mais il est aussi un grand réalisateur de polars. "Chien enragé" réalisé en 1949 fait partie de cette mouvance. Le film très proche du documentaire nous immerge dans l'atmosphère du Tokyo d'après-guerre, certains passages faisant penser à "Allemagne, année zéro (1947)". Un Tokyo schizophrène à l'image d'une identité japonaise désormais scindée entre tradition et modernité.
D'un côté, Akira KUROSAWA filme les signes de l'acculturation occidentale liée à la défaite et à l'occupation: le match de baseball, les appartements meublés à l'américaine, les bars qui diffusent les adaptations japonaises de chansons françaises. Le film lui-même adopte les codes du film noir américain (commissariat, lieux interlopes, tenues vestimentaires typiques, clairs-obscurs etc.) et du néoréalisme italien tout en s'inspirant d'un auteur français, Georges Simenon et de son fameux commissaire Maigret (rebaptisé Sato pour l'occasion et joué par Takashi SHIMURA).
Mais derrière ce vernis d'occidentalisation et de modernité, ce que filme Akira KUROSAWA, ce sont les vibrations particulières que dégage une ville, Tokyo plongée dans le chaos et la canicule. Kurosawa filme des corps en sueur, accablés par la chaleur moite qui transforme Tokyo en hammam à ciel ouvert, ralentit leurs mouvements, les attire vers les bas-fonds où se déroule l'essentiel de l'intrigue. Il montre les stigmates de la guerre, la faim et l'insécurité qui gangrènent les possibilités de reconstruction. Le Tokyo qu'il filme, à rebours de l'image que nous avons du Japon d'aujourd'hui est en proie à la délinquance et à la criminalité. la misère, la prostitution et les trafics en tous genre y règnent.
C'est dans ce substrat historique très riche que se déroule une histoire qui ne l'est pas moins. En effet, à l'image du Tokyo d'après-guerre, à l'image du film lui-même, le héros Murakami (Toshirô MIFUNE) est un homme coupé en deux qui enquête inlassablement pour retrouver sa part d'ombre avec laquelle il fusionne dans un dénouement d'anthologie. Deux sorts attendent en effet les vétérans plongés dans l'anomie ambiante: devenir flic ou devenir voyou. Une seule arme et deux usages. Murakami a choisi la police mais il se fait voler son arme par un double de lui-même, Yusa (Isao KIMURA) qui l'utilise pour voler et tuer. La traque de l'ombre devient une quête de vérité qui se termine dans la boue mais dans un champ en plein soleil, illustrant la fusion des deux facettes contradictoires du Japon.
Savez-vous ce qu'est l'ijime? ("Intimidation") C'est le mot par lequel on désigne le rejet d'une brebis galeuse par la communauté au Japon. Le harcèlement scolaire en est la manifestation la plus typique. Ce fléau n'est pas spécifique au Japon mais dans ce pays il prend des formes particulièrement intenses et dramatiques. Deux raisons au moins à cela. D'abord l'omerta généralisée qui muselle les victimes et les empêche de trouver du secours (les adultes détournent le regard et les structures d'aides sont inexistantes). Ensuite la primauté du groupe sur l'individu propre aux sociétés confucéennes entretient cette culture du silence et de la honte. On peut également ajouter le poids du patriarcat et de la hiérarchie qui entretient un droit implicite à l'humiliation. Par conséquent le pays du soleil levant détient le record du nombre de suicides d'enfants et les homicides sont également parfois la seule issue à ce déferlement de haine.
"Silent Voice", film d'animation adapté du manga éponyme sorti en 2016 au Japon mais seulement aujourd'hui chez nous (et ne nous voilons pas la face, cela nous concerne aussi) brise un double tabou: celui de l'ijime et celui du handicap. Car la différence qui détonne sur l'homogénéité du groupe est l'élément déclencheur de l'ijime. Et l'handicap facteur d'exclusion sociale est particulièrement mal toléré au Japon.
Si cette œuvre s'attaque courageusement aux tares de la société japonaise c'est qu'il y a urgence. Elle fait l'état des lieux d'une société en crise dont le symptôme est le mal-être de sa jeunesse. Le récit se concentre sur deux personnages : Shoko, une jeune fille atteinte de surdité et Shoya, son camarade de classe turbulent qui est à l'origine de la persécution dont elle est victime au quotidien avant d'être à son tour ostracisé et martyrisé par le reste de la classe (qui l'utilise comme bouc-émissaire). Victime et bourreau sont des rôles sociaux réversibles derrière lesquels on remarque surtout la similitude des difficultés qui touchent les deux jeunes gens: isolement, faible estime de soi, famille fragile et défaillante. On observe que dans les deux cas le père, dépassé, a déserté le foyer (être une famille monoparentale au Japon, c'est aussi un handicap), la sœur n'est pas "dans les clous" (celle de Shoya a une petite fille métis et celle de Shoko est un garçon manqué qui sèche l'école pour tenter de pallier l'absence du père). Les jeunes qui gravitent autour d'eux ne sont pas mieux dans leur peau même s'ils sont loin d'être aussi creusés que les protagonistes principaux
A travers l'handicap de Shoko, le film traite aussi des immenses difficultés de communication qui plombent une société du non-dit ou le contact physique est prohibé. Un occidental peut également être agacé par l'aspect larmoyant du film, surtout à la fin (qui comporte quelques longueurs) mais là encore, c'est le fruit d'une société où la colère est interdite au nom de la préservation de l'harmonie du groupe. Le personnage transgressif de Ueno ne cesse d'agresser Shoko justement parce qu'elle passe son temps à s'excuser au lieu de se défendre (en plus du fait qu'elle est jalouse de sa relation avec Shoya). Voilà donc un film courageux et subtil qui mérite d'être découvert.
Film d'une sublime beauté qui se caractérise notamment par son incroyable fluidité. La caméra opère par glissements si subtils que seuls les variations d'atmosphère permettent de distinguer le réalisme du fantastique. Les personnages eux-mêmes semblent en apesanteur lorsqu'ils passent dans l'au-delà. L'eau et la brume, les éclairages expressionnistes participent de cette impression d'irréalité teintée à la fois d'érotisme et de morbidité.
La mise en scène géniale épouse étroitement le propos et lui donne toute sa force. Le film commence par un travelling latéral de droite à gauche lourd de sens. Ce mouvement à contre-courant suggère que le parcours des personnages sera négatif, contre-nature. A l'inverse, le film se clôt sur le même travelling mais cette fois de gauche à droite suivi d'une élévation suggérant l'harmonie retrouvée.
A l'origine du déséquilibre, les passions vaniteuses de deux villageois du XVIeme siècle, Genjuro et Tobei son beau-frère. Tous deux veulent profiter de la guerre civile qui fait rage, l'un pour s'enrichir et l'autre pour se couvrir de gloire. Ils espèrent ainsi secrètement retrouver leur toute-puissance virile face à une épouse jugée trop soumise à la maternité pour Genjuro et trop autoritaire pour Tobei. Ils réaliseront leurs désirs au prix d'une terrible amputation puisque leurs épouses seront bien évidemment les victimes expiatoires de leurs rêves chimériques. A travers elles, c'est toute l'horreur du comportement viriliste qui est dénoncée, Kenji MIZOGUCHI se positionnant clairement du côté féminin.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.