"Souvenirs de Marnie" est sans doute le film des studios Ghibli que je préfère avec "Si tu tends l'oreille" (1995) de Yoshifumi Kondo en dehors de la filmographie des deux monstres sacrés que sont Hayao MIYAZAKI et Isao TAKAHATA. Le film a été assez sous-estimé lors de sa sortie parce qu'il a été jugé trop plan-plan comparativement aux fulgurances formelles des fondateurs du studios. Pourtant il s'agit d'une œuvre bien moins sage qu'elle ne le laisse paraître et qui se situe dans la continuité du studio (adaptation d'un classique de la littérature jeunesse britannique transposé au Japon, héroïnes et univers féminin). Le film se situe dans un entre-deux très inconfortable propice à l'ambiguïté. Celle-ci affecte l'espace-temps, l'intrigue se déroule entre deux rives et pendant les heures bleues, celles qui se situent entre chien et loup. Elle met en contact plusieurs niveaux de réalité, celle de l'instant présent et celle de la mémoire qui fait ressurgir les fantômes du passé dans le présent. Pendant une grande partie du film, une ambiguïté supplémentaire nous donne à croire que cette mémoire n'existe pas et qu'il ne s'agit que d'un simple rêve. Il faut attendre la découverte de vestiges du passé (le journal, le tableau) pour que cette piste se referme. Le film met en vedette deux adolescentes du même âge qui fonctionnent en miroir. L'adolescence est un âge marqué par l'instabilité, l'impermanence, y compris des sentiments. La relation entre les deux jeunes filles est donc particulièrement trouble d'autant que l'une, Anna est un garçon manqué et l'autre à l'inverse, une poupée blonde aux yeux bleus portant des anglaises et des robes à fanfreluches. Sans que nous nous en rendions compte d'emblée (puisque nous croyons au départ que les deux filles existent sur un même plan spatio-temporel) Anna réécrit en fait la vie de Marnie en se projetant en rivale de l'amoureux de cette dernière, Kazuhiko. Dans la scène du silo, lieu phallique par excellence qui s'oppose à la maison des marais plus féminine, elle se substitue même complètement à lui dans un dispositif qui fait en peu penser à celui de "Huit et demi" (1963) de Federico FELLINI. Une comparaison qui se renforce lorsqu'on découvre le lien filial qui unit Marnie et Anna, la grand-mère/la petite-fille et l'amoureux/l'amoureuse finissant par avoir le même visage.
Ce travail de brouillage des repères produit un effet paradoxal: il nous montre une histoire qui se répète et en même temps, il est porteur d'espoir. Marnie, Emily (le chaînon générationnel manquant) et Anna se transmettent les mêmes maux: abandon familial, manque d'amour, perte d'estime de soi, isolement, maladie/mort prématurée. Le retour de Marnie dans la vie d'Anna a un effet réparateur. Au Japon, monde "flottant", il n'y a pas de franche rupture entre le monde des morts et celui des vivants et les deux peuvent donc communiquer et mutuellement s'influencer. On peut imaginer Marnie enfin en paix et Anna allant de l'avant, même si la fin du film est un peu trop précipitée à mon goût.
"Nuages d'été", premier film de Mikio NARUSE en couleurs et cinémascope est également moins dramatique que ses précédentes œuvres, sans doute grâce à l'influence de Shinobu HASHIMOTO, l’un des plus grands scénaristes du cinéma japonais qui a souvent collaboré avec Akira KUROSAWA sur ses plus grands films tels que "Rashômon (1950)", "Les Sept samouraïs (1954)" ou "Les Salauds dorment en paix" (1960). "Nuages d'été" est également moins intimiste. Il s'agit en effet de la chronique d'une famille traversée par les profonds bouleversements économiques et sociaux du second miracle japonais à la fin des années cinquante. Comme en Europe avec les 30 Glorieuses, ce changement de civilisation va de pair avec l'émancipation de la jeunesse vis à vis du patriarcat et l'exode rural, accéléré par la réforme agraire initiée par les américains. Le patriarcat est incarné dans le film par le propriétaire terrien Wasuké (Ganjiro Nakamura) qui a trois fils de trois lits différents. On apprend que lui-même a dû se soumettre à la loi paternelle qui a répudié ses deux premières femmes parce qu'elles menaçaient d'une manière ou d'une autre la prospérité de la propriété familiale. Wasuké a intégré cette domination et veut également diriger l'avenir de ses fils. Il souhaite trouver une épouse à Hatsu l'aîné mais lorsque celle-ci est trouvée, il les fait attendre parce qu'il veut organiser un grand mariage pour une question de prestige social alors qu'il n'en a pas les moyens. Il souhaite conserver Shin le second à ses côtés alors que celui-ci qui a fait des études et est devenu banquier veut aller vivre à Tokyo. Il veut faire épouser au troisième Jun sa propre cousine Hamako afin de récupérer sa terre en dot alors que Jun veut devenir garagiste. Wasuké a en effet étendu sa domination aux parents d'Hamako (sa sœur et son beau-frère dur d'oreille) à qui il a ordonné de ne pas lui faire faire d'études (contrairement à son souhait à elle).
Mais que peut ce conservatisme forcené lorsqu'il est à contre-courant du temps? Pour une fois, son écoulement n'est pas synonyme d'érosion mais de changement. Les enfants vont s'appuyer pour réaliser leurs désirs sur Yaé (Chikage AWASHIMA), la sœur de Wasuké, paysanne elle aussi. Veuve de guerre, soumise à une belle-mère qui la méprise et l'exploite, elle comprend les bouleversements du monde mieux que les autres. Non seulement elle aide ses neveux à s'émanciper de la tutelle paternelle mais c'est grâce à elle que Wasuké renoue le contact avec sa première épouse (ce qui est une manière symbolique de désobéir à son propre père). Mais Yaé finit par être rattrapée par le fatalisme propre à Mikio NARUSE. Dès qu'elle apprend que son amant Okawa (Isao KIMURA) est muté à Tokyo, elle baisse les bras alors qu'elle avait commencé à apprendre à conduire et que celui-ci lui avait promis de lui montrer un endroit plus vaste pour qu'elle soit plus forte et plus heureuse...
"Nuages flottants" est encore plus aride et pessimiste si possible que "Le Repas (1951)", du moins dans ses deux premiers tiers. C'est l'histoire d'un amour chaotique et asymétrique au long cours entre une jeune japonaise et un homme marié dans le Japon en guerre puis de l'après-guerre. A l'aide d'une superbe photographie et d'une narration dont la linéarité est entrecoupée de flashbacks, Mikio NARUSE raconte l'éclosion d'une passion dans une "parenthèse enchantée", celle qui voit se rencontrer les deux protagonistes en Indochine alors occupée par le Japon. Mais le retour à la dure réalité ne concerne pas que la survie dans les taudis du Tokyo d'après-guerre, il dissipe également drastiquement l'illusion amoureuse. Comme dans "Le Repas" (1951), le grand amour apparaît comme une chimère que le temps use jusqu'à la corde. A sa place, on voit naître dans la plus pure tradition du mélodrame une relation fondée sur une dépendance toxique. Yukiko (Hideko TAKAMINE) est une femme qui "aime trop" face à Tomioka (Masayuki MORI) qui lui "n'aime pas assez" pour reprendre la terminologie de la psychotérapeuthe Robin Norwood qui s'est penchée sur le problème des addictions amoureuses. Yukiko a commencé sa vie sexuelle par un viol incestueux qu'elle n'a jamais ouvertement dénoncé même si elle passe sa vie à faire "payer" son beau-frère en lui volant des biens puis de l'argent. Ayant intégré cette soumission à la loi masculine, elle accepte de subir les avanies de son amant dont la lâcheté et l'égoïsme se combine avec la muflerie. Séducteur et manipulateur, celui-ci rafle toutes les jolies filles qui passent à sa portée sans jamais se sentir responsable des conséquences désastreuses de son comportement irresponsable que ce soit le dépérissement de son épouse, la déchéance de Yukiko dans la misère et la prostitution, son avortement (dont on comprend qu'il a des conséquences irréversibles sur sa santé) ou l'assassinat d'Osei (Mariko OKADA) par son mari parce qu'elle était devenue sa maîtresse et avait fui pour le rejoindre. Tomioka ne revient vers Yukiko que lorsqu'il a besoin d'elle (pour lui demander de l'argent par exemple). Yukiko endure tout (ce qui entraîne quelques répétitions et longueurs) au point d'aller jusqu'au bout du sacrifice, c'est à dire suivre Tomioka dans ses déplacements jusqu'à la mort. Si la dernière demi-heure paraît plus apaisée, Tomioka acceptant qu'elle vive à ses côtés et prenant enfin soin d'elle, lui manifestant de l'attention et de la tendresse, il n'en reste pas moins qu'elle meurt seule. On peut même s'interroger sur la réalité de ce que l'on a vu car les hommes qui "n'aiment pas assez" sont des handicapés du sentiment incapables de changer. On peut donc penser qu'elle a fantasmé la sollicitude dont il fait soudain preuve à son égard. A moins que, comme dans "Breaking the waves" (1996) de Lars von TRIER son sacrifice masochiste ne fasse des miracles.
"Mes rêves de jeune mariée où sont-ils. Je vis les mêmes matins et les mêmes soirs, 365 jours par an. Entre cuisine et salon, ma vie de femme se consumera-t-elle en silence et sans espoir ?" "Le Repas" aurait tout aussi bien pu s'appeler "Avec le temps", celui des désillusions et de l'usure d'un couple qu'une visite impromptue va faire basculer dans une crise ouverte. Le mari, Hatsunosuke Okamoto (Ken Uehara), un homme apathique qui semble se complaire dans une petite vie sans histoires ne voit rien venir, ou plutôt ne veut rien voir. Il est dans le déni, sourd et aveugle aux signes de plus en plus évidents de lassitude, d'exaspération, d'amertume que lui envoie son épouse Michiyo (interprétée par la formidable Setsuko HARA actrice fétiche de Yasujiro OZU). Avec cette chronique pleine de finesse et de sensibilité d'un amour qui se délite dans le Japon d'après-guerre, Mikio NARUSE, pourtant moins connu que ses confrères japonais de la même génération atteint une dimension universelle (d'où mon allusion à la chanson de Léo Ferré à laquelle on peut tout à fait comparer le film). En effet il est précisé dès le début que contrairement aux usages du Japon, Michiyo et Hatsunosuke ont fait un mariage d'amour contre l'avis de leur famille. Il s'agit donc d'une union romantique telle qu'on en rêvait autrefois en occident (et dont beaucoup continuent de rêver en secret). Cinq ans plus tard, au moment où commence le film, la réalité qui s'impose sous nos yeux est celle d'un couple qui ne parvient pas à communiquer avec un mari indifférent qui se fait servir par sa femme qu'il confond avec la bonne à tout faire. Celle-ci, frustrée par le manque d'attention et d'affection de son mari et amère de s'être enfermée dans la routine aliénante de la femme au foyer s'enfonce peu à peu sans bruit dans la dépression. L'arrivée dans leur foyer de Satoko (Yukiko SHIMAZAKI), une nièce délurée qui semble réveiller quelque peu la libido en berne de Hatsunosuke met le feu aux poudres. Michiyo décide de quitter son mari pour retourner à Tokyo chez sa mère afin de faire le point.
La suite du film est tout aussi juste. En effet, une fois chez sa mère, Michiyo voit s'ouvrir devant elle des perspectives nouvelles. Celle d'un travail voire même d'un nouvel amour. Son cousin lui manifeste en effet un vif intérêt et il est le seul à remarquer sa tristesse même s'il le lui exprime d'une manière qui la vexe. Hélas, le manque de caractère d'Hatsunosuke semble avoir déteint sur son épouse. Michiyo semble terrifiée à l'idée de prendre une décision qui pourrait changer sa vie. Pour elle comme pour beaucoup d'autres, il vaut mieux rester dans une vie insatisfaisante mais rassurante que se lancer dans l'inconnu avec tous les risques que cela comporte. De plus, Michiyo subit la pression sociale de la famille et de l'entourage pour qui sa vraie place est avec son mari. Alors elle finit par se résigner à retourner auprès de lui, alors que rien n'a changé entre eux comme le montre le moment où elle essaye de lui parler avant de se rendre compte qu'il s'est endormi.
Il y a eu un avant et un après "Rashômon" dans l'histoire du cinéma mondial. Lorsque les américains ont occupé l'archipel nippon après la seconde guerre mondiale, ils ont poussé ces derniers à exporter leur cinéma dans le monde entier et notamment en Europe. C'est ainsi que les sélectionneurs du festival de Venise ont choisi "Rashômon" de Akira KUROSAWA parmi les films du catalogue des studios Daiei qui a été le premier à se lancer dans l'aventure. "Rashômon" a non seulement remporté le Lion d'or et ouvert les portes de l'occident au cinéma japonais mais Akira KUROSAWA est devenu le plus célèbre réalisateur asiatique et une source d'influence majeure tant pour ses compatriotes que pour les réalisateurs occidentaux: Sergio LEONE, George LUCAS, Francis Ford COPPOLA, Quentin TARANTINO, Martin SCORSESE ou encore Steven SPIELBERG.
"Rashômon" a constitué un choc aussi bien technique, esthétique que narratif, les trois dimensions étant indissociables. Le film a ouvert des perspectives nouvelles dans la manière de raconter une histoire en abandonnant la linéarité au profit du "questionnaire à choix multiple". Akira KUROSAWA a transposé une énigme de polar (mais qui a tué le mari?) genre qu'il maîtrise à la perfection dans le Japon médiéval ce qui d'ordinaire ne lui aurait pas permis de franchir les fourches caudines de la censure américaine. Celle-ci était en effet impitoyable avec le chambara (film de sabre) et le jidai-geki (films médiévaux en costume), néanmoins elle s'était assouplie au début des années 1950 (le Japon était devenu un allié dans la guerre de Corée) et de plus le film ne faisait en aucune manière l'apologie de la guerre. Il dépeint avec génie les zones d'ombre de l'âme humaine dans l'anomie d'un monde ravagé par la guerre où chacun "a ses raisons" de ne pas dire toute la vérité pour reprendre l'expression de Jean RENOIR. Chaque acteur et chaque témoin livre sa version des faits ce qui entraîne autant de retours en arrière. Il y a d'ailleurs deux niveaux de flashbacks, ceux qui montrent les témoignages lors du procès et ceux qui revisitent le drame lui-même. Le présent du film est incarné par trois hommes, deux témoins et un passant qui commentent les différents récits et jouent un peu le rôle du chœur. La musique (japonisée) du Boléro de Ravel et la photographie impressionniste soulignent le caractère à la fois cyclique et changeant du récit ainsi que la complexité des êtres. Peu à peu, en recoupant les versions, on s'aperçoit que chacun ment pour se donner le beau rôle et dissimuler une part de lui-même dont il a honte et qu'il ne veut pas montrer à la société. Le bûcheron (Takashi SHIMURA) tait son acte cupide, le bandit Tajomaru (Toshirô MIFUNE) cache ses moments de faiblesse, le mari (Masayuki MORI) dissimule sa couardise et sa femme (Machiko KYÔ) sa perfidie. Néanmoins s'il n'y a pas de vérité absolue et que des vérités relatives, il n'en est pas de même des actes. Face aux ravages de la guerre (toile de fond du film), le film se termine sur un moment de grâce lié à un geste désintéressé, l'un de ces gestes qui permet de ne pas désespérer totalement de l'humanité.
"Fin d'automne" est un remake par Yasujiro OZU de l'un de ses propres films, "Printemps tardif" (1949). La trame est donc identique mais Ozu introduit d'intéressantes variations liées au fait que 11 ans séparent les deux films. Yasujiro OZU est en effet un maître dans la description des effets du passage du temps. On remarque donc plusieurs changements significatifs:
- "Printemps tardif" (1949) était en noir et blanc, "Fin d'automne" est en couleurs. Il s'agit donc de l'un des derniers films de Yasujiro OZU puisqu'il a été réalisé trois ans avant sa mort.
- Dans "Printemps tardif" (1949) Setsuko HARA jouait le rôle de la fille (elle avait alors 29 ans). Dans "Fin d'automne", âgée de 40 ans, elle joue la mère.
- La relation fusionnelle père/fille de "Printemps tardif" (1949) est remplacée par la relation fusionnelle mère/fille dans "Fin d'automne". Cette variation permet à Yasujiro OZU de se concentrer davantage sur la condition des femmes au Japon. Le duo central formé par Akiko (Setsuko HARA) et sa fille Ayako (Yoko Tsukasa) très traditionnel et enfermé dans des codes rigides (soulignés par les plans fixes et les surcadrages) est cornaqué et balloté du début à la fin par trois hilarants vieux barbons, anciens amis de lycée du défunt mari de Akiko. Tous trois veulent absolument caser Ayako ce qui leur permet de réaliser leur désir secret par procuration: épouser Akiko. L'un des trois, Hirayama (Ryûji KITA) qui est également veuf est d'ailleurs tellement travaillé par sa libido qu'il part au toilettes pour "se laver les mains" à chaque fois qu'il pense pouvoir "conclure l'affaire" avec la mère. Mais ces éléments de comédie n'occultent pas que le sort des deux femmes est au final dicté par les convenances: la fille se marie et la mère s'efface. Heureusement Ozu fait la part belle à un troisième personnage féminin, Yuriko (Mariko OKADA), l'amie de Ayako beaucoup plus moderne et affranchie. On le voit aussi bien dans son code vestimentaire que dans son expressivité en rupture avec l'éternel masque de façade arboré par la plupart des autres personnages (et qui agit lui aussi comme une prison). Au lieu de subir la loi des patriarches, c'est elle qui se joue d'eux (gentiment, on est bienveillant chez Yasujiro OZU) et qui mène la danse de manière totalement décomplexée. Sa fraîcheur, son espièglerie et sa franchise font merveille ainsi que sa sensibilité. Elle n'hésite pas à remettre les barbons à leur place (ceux-ci ressemblent alors à des petits garçons pris en faute) à secouer Ayako (qu'elle traite à plusieurs reprises d'égoïste et de gamine au grand dam de celle-ci) et à manifester de délicates attentions vis à vis d'Akiko après le départ de sa fille. Elle incarne une jeune génération occidentalisée prête à s'émanciper des traditions tout comme les filles des patriarches d'ailleurs qui rejettent l'intrusion des parents dans leur vie privée.
"Hirune Hime, rêves éveillés" a connu une sortie confidentielle en France cet été. Il s'agit d'un film d'animation qui comme souvent au Japon entremêle le rêve et la réalité, l'un étant au service de l'autre. L'héroïne, Kokone est narcoleptique c'est à dire qu'elle a tendance à s'endormir à tout bout de champ. Mais ses rêves ne sont qu'une version plus chatoyante de son vécu, caractérisé par un puzzle familial à reconstituer. Dans ses rêves, elle vit à Heartland (cœur d'acier en VF) une ville industrielle rétro-futuriste qui rappelle un peu Metropolis et l'univers de Miyazaki. Elle-même se nomme Cœur (Ancien en VO) et possède des pouvoirs magiques, sa baguette étant une tablette numérique. Elle peut en particulier donner vie aux objets et aux machines. Le lien avec la réalité réside bien évidemment dans la technologie qui fait office de magie, l'enjeu de l'histoire étant la création d'un prototype de voiture autonome pour les jeux olympiques de 2020. Un prototype dont les plans ont été mis au point par les parents de Kokone (qui travaillaient tous deux dans l'industrie automobile) mais dont un mystérieux sbire du chef de l'entreprise Shijima, Watanabe veut s'emparer pour son propre profit. La mère de Kokone est décédée dans un accident quand celle-ci était bébé et son père est arrêté pour espionnage industriel. Kokone se retrouve donc seule pour tenter d'empêcher Watanabe de s'emparer de la tablette magique qui renferme les fameux plans.
L'ensemble se suit agréablement notamment grâce à des personnages sympathiques et émouvants et des décors très soignés (ceux de Tokyo et d'Osaka notamment). Cependant l'histoire (la recomposition d'une famille) est très traditionnelle et le cheminement entre le rêve et la réalité est si bien balisé qu'il n'y a certes pas de risque de se perdre mais pas de folie baroque non plus.
Pour les japonais animistes, les arbres sont tellement sacrés qu'ils préfèrent les intégrer à leur urbanisme plutôt que de les couper. Il n'est donc pas rare d'observer leur présence au beau milieu d'une gare, d'une route ou comme dans le film qui nous occupe, d'une maison. Car bien qu'étant issue de l'esprit de son père architecte, la maison de Kun, le héros du dernier film de Mamoru HOSODA est construite en marches d'escaliers (comme si elle épousait une pente naturelle) avec en son coeur, une cour intérieure abritant un arbre. Or cet arbre "généalomagique" contient en lui toute l'histoire familiale. C'est grâce à lui que la crise déclenchée par l'arrivée de Miraï la petite soeur de Kun (qui signifie "avenir") va pouvoir se dénouer. S'ensuit un formidable voyage temporel entre passé, présent et futur, réalité et imaginaire qui permet à Mamoru HOSODA de développer ses thèmes de prédilection: les voyages dans le temps ("La Traversée du temps" (2007)), l'évolution de la famille et les relations entre l'homme, la nature et les esprits ("Summer Wars (2009)", "Les Enfants Loups, Ame & Yuki" (2012), "Le Garçon et la Bête") (2015). Dans tous les cas, l'enjeu est de grandir et de trouver sa place aussi bien dans sa famille et dans le monde. Kun âgé de quatre ans à l'arrivée de sa soeur est particulièrement égocentrique et capricieux, une véritable "tête à claques" comme il se qualifie lui-même une fois devenu adolescent. L'arrivée de Miraï dans la famille déclenche donc en lui une jalousie incontrôlable parce qu'il n'est plus au centre du monde (comme le montre particulièrement bien la scène des photographies). La douleur et la colère le poussent à faire des bêtises, à tourmenter sa soeur voire à se mettre en danger. Sa rencontre avec des membres de sa famille à divers âges de leur vie ainsi qu'avec son chien Yukko métamorphosable en homme sont des jalons essentiels pour l'apaiser et lui permettre de donner du sens à son vécu. La plasticité spatio-temporelle et rêve-réel n'empêche pas le récit d'être limpide. En effet, l'arbre est toujours le déclencheur des événements fantastiques tandis que l'album photo familial permet de replacer chaque voyage dans l'histoire de la famille et de s'interroger sur la part de hasard et de destin dans sa construction. On remarque également que les garçons de la famille ont tous une fragilité entre un grand-père estropié, un père gringalet et un fils en proie à la furie furieuse. Le fait que le père garde les enfants à la maison pendant que la mère travaille dans une configuration semblable à celle des "Les Indestructibles 2" (2018) montre que l'évolution des rôles sexués touche aussi le Japon. Enfin signalons une scène onirique magnifique dans la gare de Tokyo utilisant la technique du papier découpé. Les trains dont raffole Kun sont les principaux véhicules de rêve et d'aventure mais ils peuvent aussi à l'occasion se transformer en cauchemar.
Méfiez-vous de l'eau qui dort et du feu qui couve. "L'Anguille" commence comme un "Psychose" (1960) made in Japan. Le héros, Takuro Yamashita (Kôji YAKUSHO) est un homme taciturne en surface mais dévoré de l'intérieur par la jalousie. Laquelle prend la forme d'une mystérieuse lettre écrite par une femme (son imagination?) qui lui souffle à l'oreille que son épouse si attentionnée en apparence pourrait bien s'éclater au lit avec un autre pendant qu'il s'adonne à son activité favorite: la pêche. Afin de vérifier, il retourne chez lui plus tôt que prévu et surprend sa femme avec son amant en pleine action. Une longue scène voyeuriste suivie, on s'en doute de quelques dizaines de coups de couteau bien sanguinolents (âmes sensibles, s'abstenir) assénés sans aucune émotion apparente, comme si Takuro était déconnecté de son corps. Cette acmé de violence se substitue en effet, on le comprend à l'impuissance sexuelle de Takuro, lequel va se livrer illico à la police et passe les huit années suivantes en prison.
Ce préalable établi, Shôhei IMAMURA s'intéresse, en employant un ton tragi-comique et contemplatif très réussi à la manière dont Takuro va tenter de se reconstruire. En tant qu'ancien taulard bénéficiant d'une liberté conditionnelle il est une sorte de paria sous surveillance. C'est donc dans un angle mort de la société japonaise qu'il va s'établir, une friche industrielle dans laquelle il retape un local désaffecté qu'il transforme en salon de coiffure, un métier qu'il a appris en prison. Solitaire et quasi-mutique, Takuro cherche bien plus dans ce lieu l'ascèse que la socialisation (il est d'ailleurs placé sous la responsabilité d'un bonze, cela ne s'invente pas). Néanmoins et presque malgré lui il se constitue un réseau de relations des plus zarbis: outre le bonze et son épouse, un charpentier, un jeune frimeur trimballant sa voiture de sport, un ancien co-détenu devenu éboueur, un étudiant obsédé par les OVNI et enfin Keiko (Misa Shimizu), une jeune femme qu'il a sauvé du suicide et qui est le portrait craché de son ancienne épouse.
Chacun de ces personnages symbolise une facette de lui-même. Le bonze et sa femme représentent son désir de rédemption et d'élévation. Le charpentier incarne son envie de se reconstruire et la voiture du frimeur, son fantasme de puissance sexuelle. L'éboueur incarne ses mauvais penchants et sa culpabilité. Enfin le fou d'OVNI est à l'image du pêcheur d'anguilles. Celle qui frétille dans l'aquarium de Takuro joue le même rôle de porte d'entrée sur l'inconnu que le monolithe de Stanley KUBRICK dans "2001, l odyssée de l espace (1968)". Sauf que cet inconnu n'est pas l'univers mais l'intériorité de Takuro. "Le moi n'est pas maître dans sa propre demeure" disait Freud. L'anguille, sa seule confidente, symbolise son inconscient et ses pulsions enfouies (dont sa sexualité refoulée). Le parcours de cette anguille est à l'image de celui de Takuro. Son espace vital est d'abord réduit à l'extrême, lui permettant juste de survivre. L'anguille obtient ensuite des espaces captifs de plus en plus spacieux avant de recouvrer sa liberté dans les eaux de la rivière.
Est-ce à dire que Takuro est sauvé? Bien que la fin du film soit ouverte, on peut constater une évolution dans sa relation avec Keiko. En dépit du fait qu'il l'a sauvée, il se refuse obstinément à ingérer la nourriture qu'elle lui prépare pour le remercier. Or la nourriture est un substitut de la sexualité. En refusant d'être nourri par elle, il la tient à distance en lui signifiant son refus d'avoir des relations sexuelles avec elle (répétant ainsi la relation avec son ex-femme qui lui préparait de bons petits plats mais lui préférait la/les refiler à d'autres). Cette peur? Empêchement? Impossibilité? est au cœur du problème. Or à la fin du film, dans la bagarre générale entre Takuro, ses amis, l'ex de Keiko et ses sbires, l'aquarium est brisé et l'anguille libérée. Et Takuro accepte le bento (panier-repas) de Keiko comme il a accepté de reconnaître son enfant (qui n'est pourtant pas de lui et pour cause!), répondant enfin à ses besoins les plus profonds.
Dans la culture japonaise, le bien et le mal n'existent pas de façon absolue (sans doute parce qu'il n'y a jamais eu de "Dieu le père" pour le leur dicter). Ce qui compte, c'est d'être en accord avec soi-même et de s'accomplir en choisissant son destin quelles qu'en soit les conséquences. Suivre sa voie avec sincérité, même si cela implique de transgresser une bonne demi-douzaine de lois est le fondement ancestral de cette morale que les occidentaux qualifient d'ailleurs et c'est révélateur de leur ethnocentrisme "d'amorale". Un terme lu dans la critique de Télérama sur "Une affaire de famille" mais aussi dans une autre critique à propos d'une autre Palme d'or japonaise, "L Anguille" (1997) de Shôhei IMAMURA. En dépit de l'occidentalisation du Japon tant juridique qu'économique depuis la révolution Meiji et encore plus depuis 1945, l'acculturation de la société est restée superficielle, surtout lorsqu'on interroge ses marges (ce que font les deux films).
La famille est le microcosme le plus pertinent pour étudier cette tension entre la loi (extérieure, désincarnée) et la morale (intérieure et incarnée). Censée incarner le pilier de la société dans le schéma patriarcal occidental selon lequel (Dieu) le père représente la loi, elle est ici joyeusement déconstruite selon les "critères" d'une morale de la voie intérieure. Ainsi la famille dépeinte par Hirokazu KORE-EDA vit en marge des règles économiques et sociales issues de l'Etat de droit et du capitalisme mais en harmonie avec ses propres règles intérieures. Aux yeux de la loi, ce sont des délinquants multirécidivistes et des asociaux mais eux n'en ont cure puisqu'ils sont heureux avec les règles qu'ils se sont inventés. Le vol est permis puisque ce qui se trouve dans les magasins n'appartient encore à personne, à condition que cela n'entraîne pas la faillite du magasin. Et ces rapines sont indispensables pour compléter les salaires des emplois précaires occupés par les parents. Un enfant livré à lui-même et maltraité que l'on recueille et qui choisit de rester n'est pas volé à sa famille biologique, il est sauvé d'un manque d'amour et d'attention. Les enfants qui vont à l'école sont uniquement ceux qui ne peuvent pas s'instruire à la maison. Et ce qui passe pour un recel de cadavre est à la fois une combine pour échapper au prix des obsèques et un moyen de ne pas se séparer. Les liens du sang et les états civils sont superbement ignorés. Les patronymes sont mouvants, les liens exacts entre les personnages sont volontairement embrouillés. Cela ne rend que plus limpides et magnifiques les scènes d'élans du coeur et du corps. Celle où Nobuyo la mère (Sakura ANDÔ) reconnaît sa fille en la petite Juri par la similitude de leurs cicatrices. Celle où elle la serre contre elle en lui expliquant que c'est ce que l'on fait quand on aime. Celle où la chaleur de l'été transfigure la pièce surchargée et exiguë qui les abrite et embrase le désir des parents. Celle enfin où le fils Shôta parvient à dire "papa" à Osamu (Lily FRANKY) qui court à perdre haleine derrière le bus qui l'emporte loin de lui. L'atomisation de cette famille par les agents de la loi a donc quelque chose d'un crime et les dernières images devraient être diffusées dans tous les services sociaux d'aide à l'enfance qui sacralisent les liens du sang et les règlements au lieu d'être à l'écoute de ce que l'enfant vit et ressent.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.