Grâce à la sortie du coffret Capricci de 8 films de Kenji MIZOGUCHI début novembre, "Une femme dont on parle" est désormais disponible en DVD en France. Réalisé la même année que deux de ses chefs d'œuvre, "L Intendant Sanshô" (1954) et "Les Amants crucifiés" (1954), "Une femme dont on parle" est plus modeste et moins dramatique. Il n'en est pas moins d'une grande acuité d'observation. L'histoire a pour théâtre une maison de geishas, univers typique des films de Kenji MIZOGUCHI centrés sur l'oppression de la femme japonaise par le système patriarcal doublée d'une inégalité économique et sociale. Les geishas sont pour la plupart des filles de paysans venus en ville pour faire vivre leur famille et se tuent (littéralement) au travail. Leurs clients sont montrés sous leur jour le plus pathétique, des patrons et des salarymen mariés pour la plupart qui lorsqu'ils arrivent sur les lieux ont déjà fait la tournée des bars et sont complètement ivres. Les portraits masculins de façon plus générale sont très négatifs. Quant ce ne sont pas des clients venus tirer au sort leur partenaire pour la nuit, ce sont des voyous bagarreurs, des snobs plein de préjugés sur les femmes liées de près ou de loin aux "lieux de plaisir" ou encore des lâches incapables d'avoir une ligne de conduite digne de ce nom. C'est ainsi que le personnage masculin principal, le docteur Kenji Matoba qui a une relation avec la patronne, Hatsuko et lui a fait de vagues promesses se retrouve à courtiser sa fille Yukiko, une étudiante venue se ressourcer après une tentative de suicide à Tokyo suite à une déception sentimentale. Bien que le triangle amoureux relève davantage de la comédie que du drame (la scène où la mère surprend les amoureux sans être vue est presque vaudevillesque), les conséquences elles sont implacables. En mettant à genoux l'homme qui l'a trompée avec une paire de ciseaux pointée sur lui, Yukiko renverse les rapports de force du moins symboliquement. Elle choisit alors d'épauler sa mère et ses employées alors que son éducation à l'occidentale lui avait fait prendre tout d'abord en horreur leur métier dont tout nous rappelle le caractère aliénant, des surcadrages permanents aux costumes qui engoncent et aux geta (socques) juchées sur d'énormes dents en bois qui gênent la marche comme deux boulets aux pieds. Passage à l'âge adulte? Renoncement aux idéaux et acceptation de la réalité? Une conclusion bien pessimiste en tout cas.
Film admirable (et injustement méconnu) de Kenji MIZOGUCHI, "Les musiciens de Gion" (titre français sans queue ni tête) démontre d'une manière implacable comment le métier de Geisha a été dévoyé et avili par les rapports de force économiques à l'œuvre dans la société patriarcale japonaise de l'après seconde guerre mondiale. Car si les occidentaux confondent allègrement la Geisha et la prostituée (confusion née de la fréquentation par les GI des bars à hôtesses au lendemain de la guerre et entretenue par les prostituées japonaises elles-mêmes), c'est aussi en raison de la vulnérabilité économique et sociale de la femme japonaise non mariée, et particulièrement de la Geisha. Artistes de haut niveau fournissant des prestations d'accompagnement et de divertissement pour la clientèle huppée lors de soirées privées, ces femmes incarnant la beauté et l'art à l'état pur excite les convoitises de leurs clients, masculins forcément puisque le pouvoir de l'argent est de leur côté. Le tout avec la complicité d'une mère maquerelle propriétaire d'une maison de thé qui a le pouvoir de blacklister quiconque ne se soumet pas aux désirs et aux caprices de cette élite dirigeante. Kenji MIZOGUCHI qui dénonce inlassablement de film en film l'injustice faite aux femmes, dépeint dans celui-ci la relation bouleversante qui s'établit entre une Geisha confirmée, Miyoharu et son apprentie (Maiko en japonais), Eiko. Les désillusions de la seconde qui découvre l'étendue du piège dans lequel elle est tombée (et de l'hypocrisie sociale japonaise) font écho à la triste résignation de la première qui apparaît "cassée" par le système patriarcal (dont Kenji MIZOGUCHI donne de beaux exemples de lâcheté ou de concupiscence). La mise en scène épouse la sensation d'enfermement et d'oppression permanente dont elles sont victimes. Le caractère rebelle d'Eiko et celui plus soumis de Miyoharu font écho à un autre film de Mizoguchi réalisé 17 ans auparavant "Les Soeurs de Gion" (1936) (Gion est le quartier des plaisirs de Kyoto où officient encore les Geishas de nos jours). A ceci près que Miyoharu et Eiko n'ont aucun lien de sang et que leur sororité est liée à leur dilemme moral commun: se résoudre à accepter de se prostituer pour vivre ("seules celles qui savent se vendre réussissent") ou conserver leur intégrité morale et être réduites à la misère.
"Miss Oyu" est un film assez méconnu de Kenji MIZOGUCHI qui démontre comment la rigidité sociale extrême de la société japonaise de l'ère Meiji débouche sur une situation tordue et inextricable de ménage à trois sur fond de sexualité réprimée. La méprise de départ (Shinnosuké tombe amoureux de celle qu'il croit être sa promise mais c'est la petite sœur de celle-ci qu'on lui destine) précipite le trio dans un mode de relation infernal ou chacun épouse un rôle qui ne correspond pas à ce qu'il désire vraiment. Shinnosuké épouse Shizu parce qu'il ne peut pas avoir Oyu qui selon les codes patriarcaux en vigueur dans la société japonaise appartient à sa belle-famille qui lui interdit de se remarier pour se consacrer à l'éducation du fils qu'elle a eu avec son mari défunt. Oyu travaille au mariage de Shizu et Shinnosuké pour pouvoir maintenir un lien avec ce dernier. Et Shizu, sans doute la plus névrosée des trois accepte de se sacrifier par amour pour sa grande sœur dont elle veut le bonheur, du moins c'est ce qu'elle prétend. Elle conclut une sorte de mariage blanc avec Shinnosuké qui se résigne à l'accepter et va jusqu'à encourager l'adultère entre sa sœur et son mari. Son comportement franchement masochiste conduit à se demander si son refus de la consommation du mariage avec Shinnosuké ne relève pas d'une sorte d'interdit incestueux du fait qu'elle le considère comme l'époux de sa sœur (et que cette sœur ressemble davantage à une mère qu'à une sœur). Il y a en effet en elle une peur de la sexualité, un refus de grandir qui rend son comportement quelque peu infantile. Elle est écrasée, littéralement par Oyu qui est celle qui attire tous les regards alors qu'elle reste dans l'ombre. Et elle s'interdit tellement de la dépasser qu'elle préfère mourir, en reconnaissant d'ailleurs qu'enfiler le costume de Oyu est bien trop lourd à porter. Si Shizu et Shinnosuké partagent une même résignation, un même masochisme, une répression du désir qui les attire vers la mort (par l'engloutissement, la noyade étant un motif récurrent de Kenji MIZOGUCHI), Oyu ne se comporte quant à elle pas en victime. En dépit du fait qu'elle ne puisse vivre selon ses désirs, elle dispose d'un espace de libre-arbitre bien à elle que personne ne peut lui ravir, c'est son don pour la musique. Les récitals de koto qu'elle donne révèlent que l'art est sa force et son refuge. Pas étonnant que ce soit elle qui soit la seule capable d'élever la descendance de Shizu et Shinnosuké.
Ajoutons que cette intrigue mélodramatique est complètement transcendée par la finesse de la mise en scène de Kenji MIZOGUCHI. La beauté de ses plans fait penser à des estampes et la disposition des personnages dans l'espace et leurs postures sont souvent plus parlantes que les mots échangés.
Hirokazu KORE-EDA est considéré comme l'héritier de Yasujiro OZU. Un raccourci un peu facile destiné sans doute à faciliter son identification dans le monde occidental (lorsque Hayao MIYAZAKI a accédé à la notoriété internationale, il a été dans un premier temps comparé à Walt DISNEY). S'ils partagent un cinéma intimiste centré sur la famille, la manière de filmer de Kore-Eda est différente de celle de Ozu et ses thèmes de prédilection aussi. Ozu filmait de manière récurrente les relations entre parents et enfants avec au cœur de ses films, la question issue de son histoire personnelle de la rupture du cordon ombilical (parents abandonnés par leurs enfants ou au contraire enfants incapables de quitter le nid familial ou ayant les plus grandes difficultés à le faire). Kore-Eda s'intéresse quant à lui aux liens de filiation dans des familles recomposées allant à l'encontre de la société et des institutions. "Notre petite sœur", réalisé entre "Tel père, tel fils" (2013) son chef d'oeuvre et notamment "Une Affaire de famille" (2018) qui lui a valu la consécration de la Palme d'or à Cannes est parmi ces trois films celui qui se rapproche le plus de Ozu. Tiré d'un josei manga, il a la particularité de dresser le portrait d'un gynécée de trois sœurs adultes qui sont, comme chez le grand maître japonais de la caméra au sol incapables de quitter la maison familiale. Sauf que cette grande maison délabrée est aussi le symbole d'un foyer déserté, leurs parents s'étant séparés une quinzaine d'années auparavant et ayant refait leur vie chacun de leur côté en les abandonnant à leur sort. Avec la délicatesse qui caractérise son cinéma, Kore-Eda structure son film selon deux axes contraires. D'un côté il montre les conséquences du traumatisme familial sur la vie des trois sœurs, notamment sur l'aînée Sachi qui en ayant une liaison avec un homme marié prêt à quitter sa femme pour elle est tentée de reproduire l'histoire de son père. La cadette Yoshino en prêtant généreusement de l'argent aux hommes qu'elle rencontre imite également involontairement ce père décrit lui aussi comme prêt à éponger les dettes des autres sans en attendre de contrepartie (pour payer symboliquement la sienne en ayant abandonné sa première famille?) La plus jeune des trois, Chika semble la moins atteinte car elle n'a pas de souvenirs de l'époque où ils vivaient tous ensemble. De l'autre, il montre un processus de réparation au travers de l'accueil dans la vieille maison de Suzu, la "petite sœur", plus exactement la demi-soeur de Sachi, Yoshino et Chika. La venue de celle-ci qui est encore une adolescente devenue orpheline à la suite de la mort de ses parents est plutôt mal vue par la grand-tante qui considère qu'elle incarne la destruction de la famille traditionnelle puisqu'elle est le fruit des secondes noces du père. Suzu porte ainsi sur ses épaules une culpabilité qui n'est pas la sienne. Mais ce qui se dessine à travers la parole et les regards (un point fort du cinéma de Kore-Eda qui prend le temps de filmer les émotions de ses personnages) mais aussi à travers des rites, des gestes, des actes concrets (les prunes du jardin que l'on ramasse, fait macérer et s'échange, les alevins qu'aimait pêcher le père) est un travail de restauration d'une intégrité familiale malmenée incluant le père disparu mais aussi la mère évanouie dans la nature et qui refait -comme par hasard- surface.
"L'été de Kikujiro" est l'un des plus beaux films de Takeshi KITANO. L'un de ses plus personnels aussi. Il s'agit ni plus ni moins de sa version de "Le Kid / Le Gosse" (1921) de Charles CHAPLIN, cinéaste avec lequel il partage un solide sens du burlesque forgé sur les planches (puis pour "Beat Takeshi", à la TV) mais aussi une histoire familiale traumatique qu'il répare dans un film thérapeutique où il va en quelque sorte chercher en lui l'enfant qu'il a été pour lui offrir le père qu'il n'a jamais eu. Le titre et l'affiche parlent d'eux-mêmes. On y voit un petit garçon au premier plan si bien que l'on croit que "Kikujiro" c'est lui. Or il s'appelle Masao et Kikujiro est en fait le nom du personnage interprété par Takeshi KITANO que l'on voit en arrière-plan et c'est aussi le prénom du père du cinéaste. L'aspect autobiographique du film est renforcé par le fait que Kikujiro (le vrai et son double de fiction) sont d'anciens yakuzas. Dans le film ce n'est jamais dit explicitement mais cela est révélé par l'énorme tatouage que Kikujiro porte dans le dos (un signe distinctif des yakuzas). De plus, Kikujiro est un joueur compulsif (comme l'était le père de Kitano) qui a les plus grandes difficultés à s'occuper du gamin qu'on lui fourre entre les pattes. Car lui-même se comporte en irresponsable, son impulsivité n'ayant d'égale que sa grossièreté et son amoralité. Leur périple pour retrouver la mère de Masao se transforme en un road-movie déjanté où chaque étape, chaque galère est le prétexte d'un gag remarquablement mis en scène. Démuni matériellement, Kikujiro utilise le système D (pour ne pas dire l'escroquerie) pour se déplacer, manger ou se loger avec une spontanéité presque enfantine qui fait de lui le double de Masao. Comme dans le film de Charles CHAPLIN, le jeu et la survie ne font qu'un. Chaque séquence est le prétexte d'un gag burlesque où le sens du cadrage et de l'ellipse de Kitano font merveille. Pour ne citer qu'un exemple, Kikujiro a l'idée de crever les pneus d'un véhicule pour entrer en contact avec son propriétaire, l'aider à le réparer et se faire prendre en stop. Mais voilà que tout en échafaudant à haute voix son plan, penché sur le véhicule, il ne voit pas Masao se figer et le cadre s'élargir, révélant la présence du propriétaire de la camionnette à sa gauche.
Mais le film n'est pas qu'humoristique, il est sous-tendu par une poignante mélancolie. Masao est un orphelin qui voit ses amis partir en vacances en famille pendant que lui reste à quai. Exclu des vacances et exclu de la famille. C'est (inconsciemment) pour lui offrir une réparation (et une seconde chance pour lui-même) que Kikujiro s'embarque avec lui dans ce qui s'apparente à une quête initiatique. En effet il ressort métamorphosé de cette expérience. La séquence où ils retrouvent la mère de Masao est un moment de basculement où Kikujiro l'homme-enfant et le voyou mal dégrossi devient Kikujiro le père responsable. A partir de ce moment, il réoriente ses actions frauduleuses de façon à protéger l'enfant et l'empêcher ainsi de sombrer dans le désespoir. Ce faisant il devient son ange gardien, lui offre une vraie enfance (la séquence du camping avec des complices est un beau moment de tendresse et de jeux partagés) et par un effet miroir, se remet en contact avec sa propre histoire familiale. L'attachement entre Masao et Kikujiro se renforce au point de rompre quelque peu l'inexpressivité caractéristique des visages filmés dans le cinéma de Takeshi KITANO, le masque de théâtre cédant la place à la comédie humaine. "L'été de Kikujiro" est un film qui donne les clés des ruptures de ton si caractéristiques du cinéma de Takeshi KITANO, un cinéma où cohabitent l'enfant et le gangster, des images naïves et une violence graphique souvent brutale. La musique de Joe HISAISHI est une nouvelle fois (après "Hana-Bi" (1996)) particulièrement inspirée.
Cinq ans avant de connaître la consécration internationale avec la Palme d'or pour "Une Affaire de famille" (2018), Hirokazu KORE-EDA raflait le prix du Jury avec son magnifique "Tel père, tel fils" (que je trouve même encore meilleur). Bien que le film ait pour point de départ une histoire de bébés échangés à la naissance, il ne s'agit pas d'une version nippone de "La Vie est un long fleuve tranquille" (1987). Certes, comme dans le film de Étienne CHATILIEZ, les deux familles n'appartiennent pas au même milieu social. Les Nonomiya sont des bourgeois qui vivent dans un appartement luxueux au cœur de Tokyo. Le père est un architecte obsédé par la réussite et la mère, femme au foyer. Les Saiki vivent en province (dans la ville natale de Midori Nonomiya pour être plus précise) et ont un train de vie beaucoup plus modeste. Le père est un petit commerçant qui aime profiter de la vie et jouer avec ses enfants et la mère est employée. Leur maison située au rez-de-chaussée plutôt vétuste et encombrée contraste avec la froideur clinique de l'appartement des Nonomiya qui surplombe la ville ("on dirait un hôtel" dit leur fils Ryusei). Mais la comparaison s'arrête là car le film de Hirokazu KORE-EDA n'est pas satirique. C'est plutôt l'analyse particulièrement fine d'une crise de paternité ou plutôt d'une crise d'un certain modèle de paternité, celui qu'incarne Ryota (Masaharu FUKUYAMA), le père de famille bourgeois. Un modèle qui n'est pas propre d'ailleurs au Japon. La sacralisation des liens du sang au détriment des liens adoptifs liés à l'affection mutuelle est très présente en France aussi (les enfants placés qui sont souvent arrachés à leur famille d'accueil au nom de la préservation -idéologique- du lien biologique en sont les premières victimes). D'autre part le discours que Ryota assène à son fils (en résumé, "soit le meilleur", "ne soit pas trop gentil", "soit fort" etc.) m'a fait penser à celui du personnage joué par Brad PITT dans "The Tree of Life" (2010). Dans un cas comme dans l'autre, ces pères de famille mettent de côté leur humanité pour endosser le rôle qu'ils pensent devoir jouer, celui du "père-guide" qui doit coûte que coûte faire de son fils un "homme" selon le modèle patriarcal, quitte à lui faire du mal, pour son "bien". Et dans un cas comme dans l'autre la mère, soumise reste passive (de toute façon, la mère c'est le "mal" selon les dogmes eux aussi très patriarcaux de la psychanalyse). Sauf que dans "Tel père, tel fils", le miroir façonné par Ryota à son image (plutôt mal que bien, son fils Keita ne répondant pas comme il le voudrait à ses attentes) se brise lorsqu'il apprend que cet enfant n'est pas de son sang. "C'était donc ça!" s'exclame-t-il. Il n'y a plus qu'à échanger Keita contre Ryusei et le tour est joué. Sauf que comme il le reconnaît lui-même, ce n'est pas aussi simple. Un enfant comme le dit Midori (qui est en désaccord complet avec son mari mais n'a aucune influence sur lui) n'est pas un chat ou un chien. Et même dans le cas d'un animal qui a pris modèle sur son maître, l'échange est délicat. Donc la greffe ne prend pas du tout avec Ryusei qui était beaucoup plus heureux avec ses parents adoptifs. Et surtout Ryota se retrouve déchiré entre ce qu'il croit être son devoir et ses sentiments pour le petit garçon qu'il a élevé (même s'il est mentionné dans le film qu'à cause de son ambition, il n'est pas proche de son fils et est très absent). C'est ce conflit intérieur qui fait la spécificité du film et sa beauté. Il y a un long plan par exemple où spontanément Ryota dit à Keita qui a fabriqué un cadeau pour chacun de ses pères qu'il est "la gentillesse même" avant de se rendre compte qu'il est en train de se contredire (ne disait-il pas au début du film qu'il ne fallait pas être gentil?). La caméra prend le temps d'enregistrer sa pensée, de montrer son trouble avec beaucoup de délicatesse. Vers la fin du film, Ryota découvre les photos que Keita a prises de lui quand il dormait. Quand il ne pouvait pas jouer de rôle et qu'il était lui-même. Et cela l'émeut aux larmes et lui fait prendre conscience de ce qui l'unit à son petit garçon par delà toutes les pressions sociales pour le faire se conformer à un modèle préétabli. C'est ce qui préfigure leurs retrouvailles et ce beau moment où il lui dit que "la mission est terminée". La sienne en tout cas, c'est certain puisqu'en rejoignant Keita, il choisit se s'écarter du chemin bien balisé des normes et d'entrer dans celui, plus touffu des sentiments.
Basé sur une légende chinoise, "L'Impératrice Yang Kwei-Fei" est le premier film en couleurs de Kenji Mizoguchi. Le résultat est d'un raffinement extrême. Comme dans son film précédent "Les Amants crucifiés", Kenji Mizoguchi oppose deux groupes de personnes: ceux qui n'aspirent qu'à la beauté, au bonheur et à l'amour le plus pur comme l'empereur et Yang Kwei-Fei et ceux qui ne pensent qu'à les exploiter et les manipuler pour leurs ambitions personnelles. L'empereur est montré comme un esthète et un romantique. Inconsolable après la mort de son épouse, il se réfugie dans la contemplation des beautés éphémères de la nature dont il cherche à traduire l'émotion en jouant du luth. Mais il est sans cesse interrompu par ses ministres qui cherchent à le ramener sur terre et au présent en lui rappelant ses devoirs et en lui présentant des femmes. Mais peine perdue. S'il finit par faire de Yang Kwei-Fei sa nouvelle épouse (ou concubine, on ne sait pas trop ce que recouvre le terme de "plus haute dame"), c'est parce qu'elle ressemble à la femme qu'il a perdue. Une veine morbido-érotique très hitchcockienne (j'avais déjà fait le rapprochement entre les deux cinéastes pour "Les Amants crucifiés"). Celle-ci, d'origine modeste, a été promue par un général aux dents longues (tellement longues d'ailleurs qu'il projette d'être calife à la place du calife) et a parfaitement conscience de n'être qu'un jouet entre ses mains (un peu comme une Ruy Blas au féminin d'autant qu'elle va être obligée de se mêler de politique ce qui la perdra). Elle s'avère être l'âme sœur de l'empereur envers lequel elle éprouve une grande tendresse (les deux acteurs, Machiko Kiyo, une habituée des films de Kenji Mizoguchi et Masayuki Mori formaient déjà un couple dans "Rashomon" de Akira Kurosawa). Tous deux vont voler de beaux moments de liberté, notamment en partant se fondre dans la foule lors d'une sublime scène de fête populaire où lui joue du luth pendant qu'elle danse dans une harmonie totale. Mais bien entendu, ils vont être rattrapés par les agissements sordides de leurs entourages respectifs. Pendant que la famille de Yang Kwei-Fei se vautre dans le luxe, suscitant la colère du peuple, le général, furieux de ne pas avoir obtenu ce qu'il espérait fomente un complot destiné à renverser le régime. Finalement Yang Kwei-Fei décide de se sacrifier pour sauver l'empereur, faisant face avec beaucoup de dignité à son destin. Son exécution est un modèle de mise en scène épurée et pudique, jouant sur le hors-champ avec la caméra qui filme le sol jonché peu à peu des oripeaux de richesse dont elle se délivre avant que l'on voit le bas de sa robe s'élever lorsqu'elle se pend*. Mais comme dans "Les Amants crucifiés", l'amour s'avère plus fort que la mort, les âmes délivrées des deux amoureux communiant dans une insouciance rieuse qu'elles n'ont jamais pu connaître de leur vivant.
* Il y a un plan assez comparable dans "Les Amants crucifiés", épuré et pudique ou avec une simple barque arrimée au rivage, des traces de pas sur le sol menant à une hutte située sur la droite, Kenji Mizoguchi suggère le passage à l'acte de Mohei et de O'San, non celui qui était prévu au départ (la mort) mais celui qui est advenu par le biais d'une simple confession (la petite mort).
Un très grand Kenji MIZOGUCHI dont les deux dimensions sont si intriquées qu'elles s'éclairent l'une l'autre. D'une part une féroce satire sociale avec la description d'un Japon féodal pourri jusqu'à la moëlle par l'argent et les normes sociales rigides, de l'autre une folle échappée romantico-mystique qui semble sans issue mais qui permet aux deux protagonistes de se libérer de toutes leurs entraves et de découvrir la joie jusqu'au seuil de la mort. Cela peut paraître paradoxal mais cela ne l'est pas du tout. Leur parcours fictionnel fait penser à celui, bien réel d'Etty Hillesum qui en tant que juive persécutée et déportée par les nazis a été témoin et victime des pires horreurs et pourtant c'est dans cette souffrance qu'elle a découvert la joie au travers d'un parcours spirituel qui lui a fait considérer la souffrance comme une simple circonstance, une quantité négligeable. Or ce sont les mêmes mots que l'on trouve dans l'analyse de la page Wikipédia consacrée à la fin du film de Kenji MIZOGUCHI: "Ils rayonnent de joie quand ils sont conduits au supplice (…) car à l'intérieur d'eux, il n'y a que de l'amour et à l'extérieur des circonstances inessentielles." Ce rayonnement intérieur, cette force spirituelle, cette vie intérieure place ceux qui l'émettent hors de portée des persécuteurs et constitue une formidable force de résistance à l'oppression.
Pourtant au début du film, Mohei l'employé modèle servile et O-San, l'épouse soumise du grand imprimeur du Palais impérial étaient à des années lumières de toute idée de rébellion. La première partie du film les décrit comme de bons petits soldats du système, tellement aliénés qu'ils ne s'en rendent même pas compte et ont épousé les idées de leurs oppresseurs. Ainsi lorsqu'au bout de un quart d'heure de film on assiste à une première scène de crucifixion, Mohei l'approuve en émettant des jugements moralisateurs. Pourtant quelque chose ne tourne pas rond dans leurs vies respectives. Mohei est malade (c'est un signe qui ne trompe pas!) et O-San est triste et accablée. On découvre très vite que, comme beaucoup d'héroïnes de Kenji MIZOGUCHI, elle a été vendue par ses parents à un homme beaucoup plus âgé pour qu'il éponge leurs dettes en échange de leur particule de noblesse. Elle continue à payer cette transaction sordide quand son frère irresponsable et feignant vient lui demander de l'argent alors que son mari s'avère être un grippe-sou de la pire espèce. Elle se tourne naturellement vers Mohei qui lui promet de parvenir à trouver l'argent dont elle a besoin, déclenchant un engrenage à base de quiproquos (presque comiques, le film oscille en effet souvent entre comédie et tragédie) qui va les pousser elle et lui à prendre la fuite presque à leur corps défendant (du moins au début) alors que le mari Ishun va payer son avarice originelle au prix fort. Le plus drôle, c'est qu'en la soupçonnant d'adultère et en lui étant infidèle alors qu'elle n'a alors même pas conscience de son insatisfaction en tant qu'épouse et encore moins du fait qu'il peut exister autre chose, il la pousse dans les bras de Mohei, lequel met beaucoup de temps également à se débarrasser de son complexe d'infériorité, de ses peurs vis à vis de la sexualité et des injonctions au sacrifice qui frappent tous ceux qui sont soupçonnés de "déshonorer" leur famille. C'est ainsi que la scène phare du lac, annonciatrice de mort chez Kenji MIZOGUCHI se mue en grande scène d'amour, Mohei conjurant le double suicide avec l'aveu de son désir auquel répond immédiatement O-San avec une passion qui les embrasera tous les deux. C'est à partir de ce moment là que plus personne n'aura plus la moindre emprise sur eux, leur couple transgressif étant désormais impossible à dissocier (en dépit de la volonté du mari qui espère les retrouver et les séparer morts ou vifs, en dépit des injonctions des parents). On pense encore à Alfred HITCHCOCK et à ses enchaînés devant ces corps entremêlés qui s'aimantent tellement que Mohei ne parvient pas à rester plus de quelques secondes loin de O-San lorsqu'elle l'appelle alors même qu'il a essayé de s'enfuir pour qu'elle ait une chance de s'en sortir. Alors même si l'ordre social l'emporte à la fin, on jubile de voir la maison-prison de l'imprimeur bâtie sur des bases pourries s'effondrer et les badauds se demander d'où peut venir l'expression de béatitude qui illumine les visages de ceux que l'on va crucifier.
"La Vie d'O'Haru, femme galante" est le film qui révéla Kenji MIZOGUCHI en occident et lui valut le lion d'argent au festival de Venise en 1952, quatre ans seulement avant sa mort. Il faut dire que le cinéma japonais commençait à peine à être découvert hors de l'archipel puisque le film de Kenji MIZOGUCHI n'était que le deuxième à obtenir un tel degré de reconnaissance (le premier, "Rashômon" (1950) de Akira KUROSAWA avait reçu le lion d'or seulement l'année précédente). Si les deux films ont pour point commun de posséder une intrigue se déroulant dans le Japon féodal (contrairement à Yasujiro OZU et Mikio NARUSE qui situent les leurs dans le Japon contemporain et qui furent découverts bien plus tard), Akira KUROSAWA est le grand peintre du samouraï alors que Kenji MIZOGUCHI est le grand cinéaste de la condition féminine japonaise avec un thème récurrent, celui de la prostituée. Kenji MIZOGUCHI avait assisté à la vente de sa soeur à une maison de geishas par leur père et était un client régulier des lieux de plaisir. Il avait donc des liens particuliers avec le milieu.
"La Vie d'O'Haru, femme galante" est une authentique tragédie. On y assiste à un long flashback durant lequel l'héroïne se souvient des événements qui l'ont amené à se prostituer. Contrairement aux idées reçues, ce n'est ni pour des raisons morales (O'Haru a des principes auxquels elle est forcée de renoncer les uns après les autres sous le poids des contraintes qui pèsent sur elle) ni sociales (elle est issue de la noblesse). Deux facteurs expliquent sa progressive déchéance: le système social japonais patriarcal et ultra rigide et une malchance qui transforme son destin en véritable fatalité. Le point de départ de son chemin de croix est sa brève aventure avec un homme de basse condition (joué par l'acteur fétiche de Akira KUROSAWA, Toshiro MIFUNE) qu'elle aime et dont elle est aimée. Mais il est interdit de suivre son coeur et ses désirs et O'Haru paiera sa "faute" toute sa vie. Chassée du palais impérial avec ses parents, elle est vendue plusieurs fois par son père et endosse différents rôles plus humiliants les uns que les autres: mère porteuse pour un daimyo dont l'épouse est stérile, apprentie-geisha, prostituée à son compte, mendiante. Entre ces différents stades de déchéance, elle trouve des emplois plus gratifiants comme employée d'un drapier, apprentie-nonne et épouse d'un commerçant mais rien de tout cela ne dure bien longtemps. S'il y a un fil directeur dans la vie de O'Haru, c'est bien l'exil, l'exclusion et la solitude. Elle ne parvient jamais à trouver sa place, étant systématiquement chassée des fonctions qu'elle occupe, soit parce qu'elle est rattrapée par son passé soit parce qu'elle ne sait pas "rester à sa place" et dérange ceux qui l'emploient. Son destin révèle la profonde hypocrisie du système japonais qui l'exploite comme objet sexuel et mère porteuse tout en rejetant sur elle l'entière responsabilité de sa déchéance et en la chassant au nom de "l'honneur de la maison" qu'elle souillerait de sa présence. Les quelques hommes qui s'attachent à elle sont soit eux-mêmes victimes du système hiérarchique impitoyable, soit frappés par le malheur.
Cette destinée tragique est cependant exempte de tout pathos. C'est lié à la mise en scène très esthétique de Kenji MIZOGUCHI notamment la composition de ses cadres et ses travellings ainsi qu'au jeu retenu de Kinuyo TANAKA qui incarne l'héroïne aussi bien à 20 qu'à 60 ans (alors qu'elle avait la quarantaine à l'époque). Les conventions du théâtre japonais transposées au cinéma donnent au film un caractère épuré et presque abstrait, instaurant une distance avec le spectateur alors même que les événements dépeints s'apparentent à du réalisme social. Une des séquences du film est reprise quasi à l'identique dans "Le Voyage de Chihiro" (2001) de Hayao MIYAZAKI. Il s'agit de la séquence où un client déverse des monceaux d'or sur le sol de la maison de geishas où est employée O'Haru provoquant une ruée du personnel sur les pièces répandues au sol et une servilité confinant au ridicule jusqu'à ce que cet or s'avère être de la fausse monnaie. Une manière de dénoncer l'argent corrupteur, considéré comme un fléau social au même titre que l'honneur, la hiérarchie et le patriarcat.
"Le conte de la princesse Kaguya" est le dernier film de Isao TAKAHATA qui a terminé sa carrière en apothéose avec ce qui est l'un de ses plus beaux films. Tiré du folklore japonais (plus exactement d'un conte du dixième siècle transmis oralement), l'histoire de la princesse née dans un bambou venue de la lune (comme notre Cyrano) a été adaptée sous de multiples formes (dont un ballet "Kaguyahime" représenté il y a une dizaine d'années à l'Opéra Bastille). Celle de Isao TAKAHATA se distingue d'abord par sa forme, éblouissante. Le film est une succession d'estampes animées plus ou moins détaillées. Si l'aquarelle domine le paysage, certaines scènes parmi les plus marquantes relèvent de l'art de l'esquisse. Tout cela au service d'un récit fort dont le caractère fantastique et onirique se combine avec une grande volonté de réalisme (visible notamment dans l'animation de Kaguya bébé). Bien que se déroulant dans le Japon médiéval, les thèmes abordés sont d'actualité que ce soit le statut de la femme et sa soif de liberté face au patriarcat ou l'opposition entre nature édenique, réceptacle d'une vie authentique faite de joies simples et culture urbaine rigide et castratrice. La scène de fuite éperdue de Kaguya hors de la ville et de la réalité rappelle sur un mode fantasmatique celle du premier épisode de "Heidi" (1974) (série sur laquelle Isao TAKAHATA et Hayao MIYAZAKI ont travaillé) où celle-ci se dépouillait de ses couches de vêtements superposés en arrivant dans les Alpes. On retrouve en effet dans ce film la touche Isao TAKAHATA, mélancolique et fataliste. Comme dans "Le Tombeau des lucioles" (1988) auquel on pense beaucoup, le sort de la princesse est scellé dès l'origine et ses explosions de bonheur au contact de la nature (et de l'homme qu'elle aime, un simple charbonnier qu'elle a côtoyé enfant avant d'être séparée de lui pour mener une vie de princesse qui ne lui apporte pas le bonheur) ont d'autant plus d'intensité que l'on connaît à l'avance son destin tragique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.