Après "Le Garçon et la Bête", Mamoru Hosoda nous propose une version 2.0 de "La Belle et la Bête" qui rend hommage à la version Disney dont Hosoda est fan mais qui s'en éloigne cependant sensiblement ainsi que du conte d'origine pour se rapprocher de ses thèmes fétiches: la dualité (tant des univers que des personnages), l'altérité, l'animalité. Très riche graphiquement et narrativement, n'hésitant pas à jouer sur des ruptures de ton, le film possède plusieurs trames et plusieurs niveaux de lecture. Au premier abord, on a l'impression d'une redite de "Summer Wars" car la scène d'introduction est quasiment identique: l'exposition d'un gigantesque monde virtuel nommé U (dans "Summer Wars", il s'appelle Oz) où chaque membre possède un avatar qui le définit par rapport à sa personnalité intérieure (on pense aussi forcément à "Ready Player One" et à l'OASIS). Cependant si "Summer Wars" insistait surtout sur les dangers de l'IA pour le monde réel, "Belle" en montre au contraire les possibles bienfaits. Le monde virtuel devient une extension de soi et s'apparente autant à un réseau social qu'à une oeuvre d'art en mouvement. Le style graphique en 3D fait ressortir formes et couleurs et s'apparente par moments à une toile abstraite ou surréaliste alors que le monde réel en 2D est dans l'ensemble naturaliste. Néanmoins, Mamoru Hosoda n'hésite pas à brouiller les frontières du réel et du virtuel et à déjouer nos attentes. D'abord parce que le virtuel a des retombées concrètes dans le monde réel. Ainsi Suzu, l'héroïne (alias "Belle" dans le monde virtuel) est appelée à revivre la situation traumatique dans laquelle elle a perdu sa mère sauf que c'est désormais elle qui se retrouve dans le rôle du sauveur et du protecteur au lieu d'être dans celui du témoin impuissant. Mais pour cela, elle doit tomber le masque qui lui permettait de s'affirmer dans le monde virtuel (dans un rôle de pop idol qui m'a fait penser quelque peu aux films de Satoshi Kon, "Perfect Blue" et "Paprika"). Ensuite parce qu'à l'inverse, la fille dont elle s'est inspirée pour créer son avatar dans U s'avère être en réalité peu sûre d'elle lorsqu'il s'agit d'aborder l'élu de son coeur, un garçon un peu bizarre qui n'est pas un parangon de beauté. Cela donne lieu à une scène franchement burlesque en plan fixe basée sur des entrées et sorties de champ qui est en rupture par rapport au style réaliste du film dans le monde réel. Enfin un des enjeux du film est la révélation de la véritable identité de la Bête (surnommée "Le Dragon" dans U) qui lorsqu'elle survient donne au récit une tournure d'une gravité et d'une profondeur inattendue. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans certaines critiques superficielles, les super-héros chargés de faire la police dans U en révélant la véritable identité des avatars pour ensuite les expulser ne sont pas de simples commodités. Ce sont des figures de justiciers sorties d'un système de valeurs réactionnaire (patriarcal et manichéen) que Suzu va battre en brèche, parallèlement au fait qu'elle va dévoiler l'hypocrisie d'un père qui donne de lui une belle image en société mais dont le vrai visage ne se révèle que dans l'intimité du foyer. Cela montre l'ambivalence des outils technologiques qui dépendent de l'usage que l'on en fait: Big Brother peut se muer en lanceur d'alerte. Et on pense au rôle capital joué par les photos, les vidéos et les enregistrements sonores dans la révélation de malversations et de crimes, à échelle individuelle ou collective.
Très beau film que ce deuxième long-métrage de Hirokazu Kore-Eda (après "Maborosi") qui m'a moins rappelé "Le Ciel peut attendre" de Ernst Lubitsch que "Le Testament d'Orphée" de Jean Cocteau. C'est sans doute une question de décorum et de sens poétique. Les deux films ont pour cadre un bâtiment vétuste dans un no man's land austère qui rappelle les écoles d'autrefois ou les bureaux administratifs. De plus les défunts en transit vers l'au-delà sont accueillis dans ces limbes par de drôles d'émissaires aux allures de fonctionnaires qui les soumettent à un interrogatoire. Celui-ci est le support d'une belle mise en abyme du travail de cinéaste qui consiste à capturer des instants de vie afin de les fixer pour l'éternité ou bien de les reconstituer. En effet les défunts doivent choisir dans leur passé leur plus beau souvenir ce qui s'apparente à un travail scénaristique. Celui-ci sera ensuite mis en scène sur un plateau de tournage et le film obtenu sera projeté en salle, permettant à son auteur de partir dans l'au-delà avec pour seul souvenir de sa vie terrestre, celui qu'il aura choisi. Ceux qui ont perdu la mémoire ou qui hésitent peuvent revoir des morceaux choisis de leur vie sur autant de cassettes vidéos que d'années vécues (alors que les souvenirs reconstitués sont eux filmés sur pellicule et mis en bobine) mais ils n'ont que trois jours pour se décider, sous peine de rester coincé dans les limbes et de devoir accueillir à leur tour les défunts. Le cycle doit en effet être terminé en une semaine afin de pouvoir recommencer le lundi suivant avec de nouveaux morts et le film est scandé par le rythme des journées qui s'égrènent du lundi au dimanche.
Cependant le film de Hirokazu Kore-Eda est avant tout humaniste et cette réflexion sur la mort est aussi une réflexion sur la vie. On constate d'abord le primat des sens dans les souvenirs comme l'a si bien immortalisé Proust dans sa recherche du temps perdu: la vue (une couleur vive, la forme des nuages), le toucher (la sensation de la brise sur la peau), le goût (les boulettes de riz) ou encore l'ouïe (le bruit d'un tram, une chanson) sont déterminants. Ensuite le cheminement des défunts renvoie ceux qui n'ont pas réussi à partir à leurs propres interrogations sur la mort (c'est à dire en réalité sur le sens de leur propre vie), leur permettant éventuellement d'avancer dans la connaissance d'eux-mêmes et donc de franchir le pas. Mais tous les choix sont possibles et également respectables. Certains ont d'excellentes raisons de rester dans l'entre-deux des limbes. Par exemple Satoru (joué par Susumu Terajima, pilier des films de Takeshi Kitano) explique qu'il ne partira définitivement que lorsque sa fille sera adulte, afin de l'accompagner même s'il ne peut la rencontrer que le jour des morts. On remarque à ce propos la similitude des croyances sur les connexions entre vivants et morts dans nombre de sociétés traditionnelles puisque cet argument est à la base du film "Coco" de Lee Unkrich pour les studios Pixar qui s'appuie sur la culture mexicaine*. "After life" aboutit d'ailleurs au même résultat qui est d'apprivoiser (et de dédramatiser) la mort, de la rendre plus douce et de la considérer non comme en rupture mais comme en continuité avec la vie, le début d'une nouvelle aventure plutôt que la fin de tout.
* On peut également penser à la saga Harry Potter où les morts restent très présents sous différentes formes dans la vie des vivants et où il existe également un monde de limbes, celui des fantômes.
"Maborosi" est le premier long-métrage de Hirokazu KORE-EDA. Même s'il ne met pas autant les personnages au centre de l'image que dans ses films ultérieurs, il est déjà orienté vers son thème obsessionnel, celui de la famille: famille dysfonctionnelle et famille recomposée. Dans "Maborosi", on passe de l'une à l'autre à travers la métaphore d'un pont qui nous entraîne d'un quartier populaire d'Osaka jusqu'à un petit village de pêcheurs. L'héroïne, Yumiko est un personnage hanté, comme le film lui-même qui a un caractère fantomatique: image épurée et parole rare. Hirokazu KORE-EDA établit un parallèle entre un souvenir d'enfance traumatique de Yumiko (le départ sans retour de sa grand-mère) et le deuil de son premier mari, Ikuo, qu'elle ne parvient pas à faire. Les plans dans lesquels Yumiko regarde ceux qu'elle aime s'éloigner d'elle pour toujours sont filmés de façon identique, les deux figures se mélangent dans ses rêves, sa période conjugale avec Ikuo est filmé de façon irréelle (extérieurs et intérieurs vides montrés en plans fixes, ambiance nocturne, Ikuo presque réduit à l'état de silhouette) et enfin elle emporte avec elle un souvenir sonore de Ikuo (une clochette accrochée à une clé de vélo) lorsqu'elle se remarie. Tout suggère à quel point ces départs (qui, comme dans "Nobody Knows" (2003) sont en réalité des abandons) ont laissé un grand vide en elle que rien ne peut venir combler.
Pourtant la deuxième partie du film qui raconte la nouvelle existence de Yumiko auprès de son second mari apporte de l'espoir à ce qui sinon aurait ressemblé à un film-tombeau (ou un film de fantômes). En dépit de l'intense mélancolie qui continue à la ronger de l'intérieur, tout semble reprendre vie autour d'elle: on y sent respirer la nature, le cadre s'élargit, permettant aux enfants de s'ébattre dans de grands espaces alors que la musique prend son envol et que les températures se réchauffent. Et on voit aussi ce dégel au fait que Yumiko s'insère dans une petite communauté dominée par un personnage qui n'est pas sans lui rappeler sa grand-mère défunte. Ce qui logiquement lui fait craindre plus que de raison pour sa vie. On y voit ses larmes couler, son questionnement s'exprimer (pourquoi m'a-t-il abandonné?), un feu au bord de la mer et une procession funéraire qui peut symboliser son travail de deuil. Mais l'interprétation de la fin reste ouverte avec un cadre vide hormis une table, une lettre, un objet lumineux (la clochette et la clé sans doute) et une fenêtre ouverte: Yumiko s'est-elle libéré de ses démons pour toujours ou les a-t-elle rejoints, cédant comme son défunt mari à "l'appel du vide" ("Mabososi" en japonais)?
"Une histoire bouleversante qu'on n'oublie pas de sitôt", c'est le moins que l'on puisse dire. Sur le moment, je n'ai pas ressenti d'émotion particulière sans doute parce que j'étais sidérée mais par la suite, le film m'a hanté au point de me faire faire des cauchemars ce qui ne m'était plus arrivé depuis mon adolescence.
Inspiré par un sordide fait divers qui avait défrayé la chronique au Japon à la fin des années 80, "Nobody Knows" n'est pas sans faire penser à "Le Tombeau des lucioles" (1988) à qui il est d'ailleurs souvent comparé*. Les deux films racontent en effet l'existence d'enfants abandonnés qui tentent de survivre dans une société indifférente voire hostile à leur sort et dont on suit l'inexorable dépérissement. Bien que le contexte historique ne soit pas le même, on est dans les deux cas en face d'un Japon en crise, crise qui retombe toujours sur les plus fragiles. Dans les deux cas, le réalisateur choisit d'immerger le spectateur dans le quotidien des enfants et d'adopter leur point de vue afin de capter les moindres instants de magie qui viennent éclairer une situation extérieure de plus en plus difficile, montrant aussi la capacité d'adaptation et de résilience hors-norme de ces petits êtres mais aussi les ravages de la négligence de la part des adultes.
La fratrie de "Nobody Knows" est triplement victime. Victime de pères (le terme plus juste serait "géniteurs") qui ne s'en sont jamais occupés, d'une mère toxique, immature, inconsciente et démissionnaire et enfin d'une société qui les rejette parce qu'ils ne rentrent pas dans les clous: trop nombreux, trop petits, trop pauvres et issus de quatre pères différents. Rythmé par les saisons qui se succèdent (automne, hiver, printemps puis été), on voit ces enfants changer au fur et à mesure que leur situation se dégrade. Désocialisés depuis leur naissance, obligés de se cacher pour ne pas être chassés de leur appartement trop petit ou séparés par les services sociaux, ils n'ont pas le réflexe de se tourner vers l'extérieur lorsque leur mère les abandonne. Bien au contraire, ils se forgent un cocon qui tient la route plusieurs mois grâce à l'aîné, Akira, promu chef de famille par la mère et qui parvient à gérer tant bien que mal l'économie du foyer avec le peu d'argent qu'elle lui a laissé. Seul des quatre enfants à avoir une existence officielle et à pouvoir sortir, il fait preuve d'une grande maturité pour son âge et l'acteur qui l'interprète est si convaincant qu'il a eu le prix d'interprétation à Cannes. Néanmoins il finit par être dépassé par un rôle trop grand pour lui et le manque d'argent rend la situation des enfants de plus en plus intenable, les transformant peu à peu en petits sauvageons, à l'image des mauvaises herbes qu'ils font pousser sur le balcon de leur appartement transformé en squat. Même lorsqu'ils finissent par sortir, au vu et au su de tout le monde, personne ne fait attention à eux, y compris dans l'immeuble, comme s'ils étaient toujours invisibles. Même le drame, inévitable, se déroule dans un silence assourdissant (drame filmé avec une pudeur admirable). Seule une adolescente en rupture scolaire et sociale parvient à percer -un peu- la muraille qu'Akira a forgé entre lui et le monde ainsi que les vendeurs d'un konbini**.
* De façon plus générale, les maux qu'évoque Hirokazu KORE-EDA dans le film ont été traités dans le cinéma d'animation. Les enfants clandestins vivant au coeur de Tokyo sont évoqués dans "Les Enfants Loups, Ame & Yuki" (2012) alors que la prostitution adolescente est un thème important de "Colorful" (2010).
** Dans la réalité ce sont d'ailleurs les commerçants qui ont donné l'alerte.
J'ai beaucoup aimé ce film et la façon dont Hirokazu KORE-EDA se tient au plus près de ses personnages sans les juger. Dans "Après la tempête", il brosse le portrait d'un homme, Ryota (Abe HIROSHI), ancien écrivain qui est loin de personnifier la réussite et l'exemplarité. On le voit effectuer un boulot alimentaire de détective privé consistant à traquer les couples illégitimes dans les love hôtel (ce qui souligne le caractère traditionnaliste de la société japonaise). Comme ce travail ne lui suffit pas, on le voit jouer aux courses (et perdre le peu qu'il a gagné) et tenter de dénicher de l'argent ou des objets de valeur à gager dans l'appartement de sa mère qui vit depuis 40 ans dans le même HLM. Mais c'est peine perdue car le père défunt et la soeur de Ryota ont déjà racketté tout ce qu'ils pouvaient. Loser de père en fils pense-t-on ce que la femme de Ryota, Kyoko (Yôko MAKI) ne veut à aucun prix reproduire. Aussi elle l'a quitté, est sur le point de se remarier et lui réclame une pension alimentaire qu'il ne peut payer en échange du droit de voir son fils Shingo une fois par mois. Mais Hirokazu KORE-EDA ne tombe pas dans le pathos. Il monte une sorte de mayonnaise destinée à nous faire (res)sentir la valeur humaine intrinsèque de chaque personnage, en dehors de toute considération utilitariste. Comme le dit la mère de Ryota (Kirin KIKI qui est une fois encore formidable) "Il faut laisser refroidir une nuit pour que le goût infuse". Un typhon va la conduire à héberger Ryota, Kyoko et Shingo sous son modeste toit durant toute une nuit, dans l'espoir qu'ils parviennent à se parler et à apaiser leur relation tout en distillant l'air de rien ses petites phrases sur le bonheur qui fuit les hommes qui ne savent pas vivre au présent. Si Ryota est resté un grand enfant (comme l'artiste qu'il est au fond de lui), il est aussi celui qui transmet à Shingo son expérience de la vie et celle-ci vaut bien celle des autres. Par rapport à son rival Fukuzumi (Yukiyoshi OZAWA) incarnant les valeurs de réussite, il détient le trésor familial dont Shingo a aussi besoin pour se construire. Il lui transmet la complicité qu'il a connu avec son père en le faisant entrer dans leur ancienne cabane (un toboggan) pour s'y abriter pendant le typhon. La mise en scène le souligne. Alors que Fukuzumi et Shingo sont montrés comme très éloignés l'un de l'autre et dans des plans différents, Ryota et Shingo se retrouvent l'un près de l'autre dans le même plan et sous le même toit.
Après avoir vu trois films de Hirokazu KORE-EDA qui m'ont déçu ("Notre petite soeur" (2014), "The Third Murder" (2017) et "La Vérité") (2019), j'ai été beaucoup plus convaincue par ce film antérieur dans sa filmographie qui s'inscrit dans la veine qui lui réussit le plus: la chronique intimiste de la famille japonaise à la manière de Yasujiro OZU ou de Mikio NARUSE. Une réunion annuelle sert de point de ralliement aux enfants devenus adultes qui reviennent passer une ou deux journées chez leurs parents pour commémorer le quinzième anniversaire de la disparition du fils aîné. Le refus des parents d'en faire le deuil s'avère pesant pour les autres membres de la famille, notamment pour le cadet, Ryota qui n'est pas considéré par eux comme un fils modèle. D'une part parce qu'il a quitté la région et donc n'a pas repris le cabinet du père qui était promis à son frère décédé Jungpei. Et de l'autre parce qu'il a épousé une veuve avec un enfant ce qui s'avère plutôt mal vu dans une société aux moeurs conservatrices. Ce n'est donc pas dans les meilleures dispositions qu'il se rend dans ce qui semble relever davantage d'un fardeau que d'un plaisir et c'est cette notion de fardeau à porter qui finalement s'impose au spectateur. Une question à travers laquelle Hirokazu KORE-EDA tape dans le mille et touche à l'universel. La famille est en effet la première des structures sociales mais aussi celle de toutes les aliénations. C'est donc un théâtre de mensonges (Ryota dissimule qu'il est au chômage et s'invente un boulot de restaurateur de tableaux) et une prison (celle du pauvre garçon sauvé de la noyade par Jungpei, devenu un tocard à qui la mère fait payer le sacrifice de son fils en l'invitant chaque année c'est à dire en l'obligeant à se replonger dans un bain de culpabilité et d'humiliation). Quelques notes de fraîcheur viennent aérer ici et là le climat sépulcral de la maison des parents: les jeux des enfants, la bonne humeur de la soeur de Ryota (bien qu'ayant une idée intéressée derrière la tête: s'installer avec sa famille chez les parents) et la douceur de la femme de Ryota qui tout comme son fils doit cependant subir une certaine forme subtile d'ostracisme. Dans les codes de la société japonaise, le diable se niche dans le moindre détail et il faut scruter les visages car l'essentiel reste non-dit. Mais Hirokazu KORE-EDA en adversaire résolu de la famille biologique endogame close sur elle-même prend le parti de montrer que le salut réside justement dans les familles recomposées que l'on se choisit en étant particulièrement attentif au regard du jeune fils adoptif de Ryota, Atsushi.
"Nuages épars" est le dernier film de Mikio NARUSE qui avait déjà intitulé deux de ses précédents films "Nuages flottants" (1955) et "Nuages d été" (1958). Il raconte de façon elliptique et épurée* une histoire d'amour impossible entre deux êtres frappés par le malheur et liés l'un à l'autre par ce même malheur. Il oscille de façon admirable entre les scènes intimistes (dont les plus belles ont lieu dans la nature ou sont en rapport avec elle) qui montrent tous les mouvements contradictoires des personnages et des scènes dans lesquelles on observe comment la société japonaise broie le moindre écart de conduite en faisant d'eux des parias: elle parce qu'elle a perdu son mari, lui parce qu'il a entaché l'image de sa société en étant à bord du véhicule qui l'a tué. Il fait également une large place au hasard et au destin pour mettre en lumière l'étrange danse qui se noue entre ces personnages tourmentés jusqu'à l'autodestruction qui voudraient à la fois fuir, oublier leur passé et en même temps tomber dans les bras l'un de l'autre pour "se réparer". Leur relation est empreinte d'un lourd sentiment de culpabilité, d'une lancinante douleur, d'un profond besoin de consolation mais aussi d'une expiation quelque peu masochiste, surtout pour lui qui s'accuse d'un crime qu'il n'a pas commis. Le poids du passé n'apparaît pas seulement au travers de flashbacks mais aussi par le retour en fin de parcours des motifs du traumatisme initial qui semblent bloquer toute issue. Un double suicide évoqué au détour d'une scène dans un lac, le nom du personnage masculin, Mishima, son brutal accès de fièvre qui l'incite à "partir" et sa mutation programmée dans une zone infestée par le choléra font planer de lourds nuages noirs sur son avenir**.
* C'est ce qui le différencie du mélodrame sirkien avec lequel il est souvent comparé.
** Et même si Yumiko se décide à le rejoindre comme il le lui a proposé et comme la fin ouverte du film peut le laisser envisager, elle risque de subir le destin final de l'héroïne de "Nuages flottants (1955) qui elle aussi est un grand film du genre "ni avec toi ni sans toi".
"Le Héros sacrilège" est une oeuvre particulière dans la filmographie de Kenji MIZOGUCHI. D'abord parce qu'il s'agit de son second (et dernier) film en couleur après "L Impératrice Yang Kwei Fei" (1955). Ensuite parce qu'il s'agit d'un film à grand spectacle avec des scènes d'action que n'aurait pas renié Akira KUROSAWA. La raison est qu'il s'agit d'une adaptation, celle du roman historique de Eiji Yoshikawa, "Shin heike monogatari" qui raconte la montée en puissance des samouraï dans un contexte politique de luttes de pouvoir entre nobles et moines au sein du Japon féodal du XII° siècle. Au sein de ce genre assez étranger à l'univers de Kenji MIZOGUCHI, celui-ci parvient tout de même à en faire une oeuvre personnelle que j'ai trouvé très moderne. En effet l'histoire se focalise sur un jeune homme, le fameux "héros sacrilège" élevé dans un clan de samouraï mais à l'origine incertaine (sa mère étant une courtisane, il ne sait s'il est le fils d'un empereur, d'un moine ou de son père adoptif samouraï) qui se construit en rupture avec l'ordre ancien fondé sur les superstitions et les privilèges de caste. Kiyomori n'accepte pas (à juste titre) l'injustice dont est victime son père adoptif, Tadamori qui n'est pas récompensé pour ses bons et loyaux services en raison de l'opposition de la cour qui craint de perdre ses privilèges. Avec l'aide d'une famille de nobles désargentés "félone" dont il épouse la fille, Kiyomori va donc briser le "plafond de verre" qui empêche sa famille de s'élever et décider en toute liberté qui il est et avec qui il veut être. Si une fois n'est pas coutume, c'est un garçon qui est le héros du film, les femmes occupent une position loin d'être négligeable dans l'histoire que ce soit la mère indigne de Kiyomori, odieuse certes dans ses préjugés de caste et son indifférence à ses enfants mais qui démontre elle aussi son indépendance de caractère en prenant son destin en main ou bien Tokiko, la fille du noble sans le sou qui travaille de ses mains en teignant et en tissant. A ce contenu très riche s'ajoute la beauté formelle du film, sa mise en scène parfaite que ce soit dans les scènes intimistes ou dans celles de groupe avec de nombreux figurants et un usage splendide de la couleur qui exacerbe les sentiments.
Oeuvre minimaliste extrêmement riche, "La femme des sables" (d'après le roman de Kôbô Abe également auteur du script du film) est une sorte de conte aussi beau que cruel sur la condition humaine. Jouant en permanence sur les changements d'échelle, le film nous fait partager l'expérience d'un maître d'école passionné d'entomologie (Eiji OKADA) parti chasser des spécimens dans le désert et qui se retrouve lui-même "entomologisé" au fond d'un tube qui n'est autre que le trou de sable dans lequel il se retrouve piégé par des villageois cupides et voyeuristes. Tel Sisyphe égaré quelque part chez Beckett, il doit jour après jour écoper le sable qui menace de l'engloutir en même temps que la maison de sa logeuse (Kyoko KISHIDA). Une tache infiniment répétée à la fois absurde et vitale. Le sable, mesure de toute chose est le véritable héros du film. Un héros ambivalent comme l'est la femme qui recueille l'homme et lui fait partager son existence. Elle est en effet implicitement comparée à un foumilion, cet insecte qui creuse des trous dans le sable pour y piéger des fourmis. Dans un premier temps, elle inspire donc de la répulsion à Niki (l'entomologiste) qui tente par tous les moyens de s'échapper. Evidemment, c'est la nature qui a toujours le dernier mot: plus il se débat, plus il s'enfonce, plus le sable se dérobe sous ses pieds. Et ce jusqu'au moment où il accepte son sort et lâche prise: du sable se met alors à jaillir de l'eau. Soit ce que ne cessait de lui dire la femme depuis le début mais il ne la croyait pas. Car l'entonnoir de sable humide est aussi une évidente métaphore du sexe féminin et l'engloutissement est une peur parmi les plus archaïques de l'être humain. Une fois surmontée, cette peur se mue en désir. Le sable aride se liquéfie, devient sensuel, il colle à la peau, se confond avec elle avant de se mettre à couler en traînées de sperme. Le réalisateur, Hiroshi TESHIGAHARA qui a fait des études d'art plastique filme les ondulations du sable, les gouttes de sueur et le grain de la peau comme autant d'oeuvres d'art abstraites, tout en donnant à son film un caractère profondément érotique. Des paysages de fin du monde post-coïtum "ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres", immuables et changeants qui comblent à la fois le corps, le coeur et l'esprit de celui qui les regarde. C'est ce qu'on appelle la plénitude.
"L'île nue" est un très beau film qui repose tout entier sur un contraste assez fascinant entre la grandeur majestueuse du cadre dans lequel s'inscrit l'action, magnifié par une superbe photographie et la pénibilité du labeur d'un couple d'humbles paysans filmé au plus près de leur quotidien fait de petites joies mais aussi et surtout d'un travail difficile, ingrat et répétitif pour arracher à la terre juste de quoi survivre. La mise en scène, caractérisée par l'absence de tout dialogue (bien que le film soit sonorisé) s'attache à montrer avec une grande précision qui en fait tout sa force les gestes accomplis par le couple jour après jour. Vivants sur un îlot aride, il leur faut effectuer plusieurs allers-retours quotidiens en barque entre cet îlot et l'île se trouvant en face pour aller y puiser de l'eau douce, la ramener et surtout la hisser jusqu'au sommet de l'îlot où se trouvent leur champ et leur maison, le tout avec un matériel rudimentaire nécessitant des efforts physiques considérables. La caméra prend le temps de montrer les mouvements de la godille du bateau, ceux des jambes prenant appui sur le sol pentu pour tracter les seaux pleins, suspendus à une palanche portée sur les épaules et enfin l'irrigation manuelle de chaque plant. Tout cela donne un caractère terriblement tangible à ce qui constitue l'une des principales occupations des populations pauvres: aller chercher de l'eau à pied, parfois à des kilomètres pour satisfaire les besoins quotidiens car en l'absence de mécanisation, les tâches s'effectuent manuellement, à la force des bras et des jambes. Beaucoup d'énergie et de temps dépensés au détriment de tout le reste même si dans la famille nippone dépeinte, les enfants échappent à ce labeur éreintant, l'aîné étant même scolarisé. Hélas, la pauvreté (et l'isolement) de la famille ont également des répercussions sur leurs enfants.
Le film n'est pas pour autant misérabiliste, au contraire, il magnifie le courage de ceux qui luttent pour conserver la tête haute, la famille pouvant même s'offrir après la vente de leur production agricole ou de quelques poissons pêchés depuis leur îlot quelques extras en biens de consommation ou en loisirs qui permettent de resituer le film dans son contexte, celui du second miracle japonais (l'équivalent des 30 Glorieuses en France).
Bien que très différent dans son esprit (ce n'est pas un film qui se place dans un questionnement moral par exemple sans parler du cadre enchanteur qui ferait chavirer n'importe quel touriste), cette manière de faire sentir le poids des efforts physiques éreintants m'a fait penser à "Rosetta" (1999) des frères Dardenne qui montrait également de façon impressionnante la "rage de survivre" de l'être humain aux abois.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.