L'un des traits culturels qui dépayse le plus le visiteur français lorsqu'il se rend à Tokyo, c'est l'abondance, la propreté et le caractère high-tech des toilettes publiques. S'y ajoute l'aspect design de celles du quartier de Shibuya, conçues par des créateurs comme des temples architecturaux dont le gardien (zen) est Hirayama (Koji YAKUSHO, l'acteur de "L'Anguille" (1997) récompensé à Cannes à juste titre tant il est charismatique) chargé de leur entretien. Aussi taiseux et solitaire que Travis dans "Paris, Texas" (1984), l'homme lui ressemble également dans son cheminement de reconnexion au monde, réapprenant à parler, redécouvrant des membres de sa famille, s'impliquant (même si c'est un peu malgré lui) dans la vie d'un collègue puis d'une propriétaire de restaurant. Mais le film s'avère être cependant d'une nature différente de "Paris, Texas". Ce n'est pas un road-movie (bien que Hirayama circule beaucoup dans Tokyo soit dans un véhicule professionnel motorisé, soit à vélo lors de ses jours de congé) mais une contemplation méditative. Hirayama est un philosophe amateur de lecture et de musique et amoureux des arbres qui puise sa liberté dans l'insignifiance apparente de son métier et sa joie de vivre dans un quotidien simple, routinier, ritualisé et dans la beauté de l'instant qu'il capture avec un appareil photo argentique dans le parc où il prend son déjeuner. Une allusion au "komorebi", le jeu de lumières dans les arbres qui a si fortement inspiré les peintres impressionnistes. Alors évidemment, impossible de ne pas penser à "Paterson" (2016) de Jim JARMUSCH, autre réalisateur passionné par le Japon qui raconte l'histoire d'un chauffeur de bus amateur de haïkus qui puise son inspiration dans un quotidien répétitif et réglé comme du papier à musique et ne quitte jamais la petite ville américaine où il travaille. Mais si "Paterson" est un film avant tout littéraire, "Perfect Days" fait davantage appel aux sens, principalement la vue et l'ouïe. La vue, car Tokyo est magnifiquement filmée, particulièrement de nuit où elle se couvre d'or et de lumières. On sait à quel point Wim WENDERS soigne ses images. Mais on reconnaît aussi en lui le passionné de musique. Parmi les airs-phares qui scandent "Perfect Days", des reprises étonnantes de "Le Pénitencier", du Patti Smith, la célèbre chanson de Lou Reed qui donne son titre au film et sur la fin, le magnifique "Feeling good" de Nina Simone.
Deux ans après le magnifique "Printemps tardif" (1949) Yasujiro OZU tourne "Ete precoce" (1951) qui en offre une variation avec la même actrice, Setsuko HARA dont le personnage porte le même prénom que dans "Printemps tardif" tout en articulant sa chronique familiale intimiste aux changements sociétaux du Japon d'après-guerre dont il se fera l'inlassable l'observateur. C'est pourquoi "Eté précoce" bien que traversé par l'ombre de la guerre qui a emporté le fils aîné, la mélancolie du temps qui passe et la douleur de la séparation entre membres d'une même famille comporte déjà des aspects résolument modernes (dont quelques phrases en anglais, traces de l'occupation américaine). Noriko est comme dans "Printemps tardif" une jeune femme célibataire qui subit des pressions familiales pour accepter un "beau mariage" (arrangé) mais ose maintenant endosser le rôle de celle qui interprétait son amie émancipée dans le film de 1949. La Noriko version 1951 a donc abandonné le kimono pour l'habit occidental et travaille comme secrétaire à Tokyo au lieu de tenir le rôle de mère de substitution au foyer. Ce n'est pas seulement l'indépendance économique que lui offre ce travail mais la possibilité de choisir elle-même son avenir. Alors certes, le choix est restreint (rester chez ses parents ou se marier) mais au moins, peut-elle se décider à l'intérieur de ce périmètre en dehors de toute considération d'argent et même de convenances sociales. C'est pourquoi elle décide, en apparence sur un coup de tête mais en réalité selon son coeur de choisir un mari qui ne correspond pas aux attentes de sa famille (pauvre, veuf et déjà père d'une petite fille). D'ailleurs, le plus fâché de tous est son frère médecin qui tient le rôle d'entremetteur et de pater familias (et joué par un autre acteur fétiche de Yasujiro OZU, Chishu RYU). Débordé par sa petite soeur rebelle, il l'est également par ses deux enfants qui préfigurent les chenapans de "Bonjour" (1959) à ceci près qu'au lieu de faire du chantage pour obtenir une télévision, ils se révoltent pour des rails de train électrique!
"La concierge du grand magasin" est le premier film de Yoshimi ITAZU, animateur sur "Paprika" (2006)" de Satoshi KON ou "Le vent se leve" (2013) de Hayao MIYAZAKI, mais aussi directeur de l'animation sur "Wonderland, le Royaume sans Pluie" (2019) et "Miss Hokusai" (2015) tous deux de Keiichi HARA.
Le film, très court (1h10) se compose de petites saynètes se déroulant à l'intérieur d'un grand magasin dans lequel les clients sont tous des animaux anthropomorphisés appartenant à des espèces disparues: grand pingouin, loup de Honshu, Lion de Barbarie, Vison de mer, Mammouth etc. L'autre personnage important est celui de la jeune concierge Akino dont c'est la période d'essai et qui se plie en quatre pour tenter de les satisfaire mais aussi pour satisfaire sa hiérarchie qui l'espionne et la met sous pression. Personnellement, je n'ai pas adhéré au film. D'abord, je ne suis pas fan du découpage d'un long-métrage en petites tranches de vie façon film à sketches. Et puis contrairement à Hayao MIYAZAKI qui anime une nature sauvage et libre et des personnages féminins qui le sont tout autant (des dirigeantes, des guerrières, des sorcières), Yoshimi ITAZU montre exactement l'inverse: une nature domestiquée, vivant sous cloche, aliénée par l'homme au point de copier ses comportements consuméristes les plus outranciers. Et une jeune femme soumise, n'ayant pour désir que de faire plaisir qui passe son temps à faire des courbettes quand ce n'est pas à genoux devant des employeurs sadiques ou des clients tyrans qui l'humilient. Les espèces qui ont disparu ont justement été sacrifiées sur l'autel de la consommation de luxe. Les recréer pour leur faire acheter du parfum, des foulards ou des bijoux ou contempler les vitrines de noël relève d'un mode de pensée figé au XIX° siècle. D'ailleurs le grand magasin se présente comme un temple de verre et d'acier au milieu de la forêt, le véritable milieu de vie des animaux, une forêt étrangement vide, l'homme ayant absorbé l'animal au lieu de vivre avec lui.
A la fin de sa carrière, Yasujiro OZU s'est lancé dans des auto-remake de ses films des années 30. "Bonjour" réactualise ainsi "Gosses de Tokyo" (1932). Sur un plan technologique tout d'abord, le film est parlant et en couleurs contrairement à son prédécesseur. Et sur le plan thématique, il s'agit de mettre à jour la tension entre les permanences (des codes rigides de la société japonaise) et les mutations (introduites par la modernité) qui traversaient déjà "Gosses de Tokyo". A la fin des années cinquante, le Japon connaît son second miracle économique et à l'image de l'Europe de l'ouest, entre dans la société de consommation avec quelques équipements emblématiques dont deux sont au coeur du film de Yasujiro OZU: le lave-linge et la télévision. Le réalisateur montre comment la possession (ou non) de ces biens cristallise les conflits entre voisins et entre générations vivant sous le même toit. Et il le fait d'une manière qui rappelle énormément un autre cinéaste ayant accompagné les mutations économiques et sociales des 30 Glorieuses dans son propre pays (et je jure que cette comparaison m'est venue spontanément en regardant le film d'Ozu): Jacques TATI dans "Mon oncle" (1957). Même choc des cultures dans le paysage urbain, dans les tenues vestimentaires, dans le langage verbal (transformé en verbiage) et corporel (bruitages inclus dont l'un rappelle le klaxon d'un certain vélo) et bien entendu dans les valeurs qui les accompagnent. Même tonalité douce-amère "mélancomique", même science du cadrage et de la profondeur de champ, même petite musique allègre et sautillante. En lieu et place de Hulot, deux garnements bien décidés à piétiner la bienséance pour obtenir une télévision et la fameuse signature Ozu des plans à hauteur de tatami qui épouse leur regard. Si l'objet de leur grève de la parole paraît bien futile, leur rébellion déstabilise les conventions sociales sur lesquelles est bâtie la communauté, créant des quiproquos à la fois hilarants et cruels tant ils éclairent la vacuité de l'existence des adultes, et spécifiquement des femmes au foyer japonaises. D'ailleurs les enfants remettent en question l'utilité même des paroles creuses servant de lubrifiant social telles que "Il fait beau". On remarquera que leur principal allié est un voisin toujours éméché, l'alcool desserrant le carcan dans lequel sont enfermés les corps des japonais. Comme dans "Mon voisin Totoro" (1988) ou dans "Le Tombeau des lucioles" (1988), on remarque la très grande finesse dans l'approche de l'enfance. La fratrie se compose d'un "grand" et d'un "petit" pour qui l'aîné est un modèle et qui est absolument craquant avec sa bouille ronde et ses "I love you" issus des cours d'anglais, autre signe de l'influence occidentale en marche.
Film-somme, "Le Garçon et le Héron" sort dix ans après "Le vent se leve" (2013) qui était annoncé alors comme le dernier film de Hayao MIYAZAKI. Nul aujourd'hui n'oserait pronostiquer la fin de sa carrière car il est peu probable que le maître de l'animation japonaise aujourd'hui octogénaire s'arrête tant qu'il sera en capacité de réaliser des films. "Le Garçon et le Héron" commence comme un récit de guerre réaliste et traumatique quelque part entre "Le vent se leve" (2013) et "Le Tombeau des lucioles" (1988) avant de bifurquer vers un monde parallèle qui synthétise ceux de ses précédents films, de "Le Chateau dans le ciel" (1986) à "Ponyo sur la falaise" (2008) en passant bien sûr par "Le Voyage de Chihiro" (2001) dont il approfondit les thèmes. Un monde parallèle plus que jamais influencé par le roman de Lewis Caroll "Alice au pays des merveilles" et que beaucoup voient comme une métaphore des studios Ghibli eux-mêmes avec à leur tête un vieil homme incapable de passer la main sans faire s'écrouler le domaine. A cette succession patriarcale impossible répond la quête initiatique du jeune Mahito dans les couloirs de l'espace-temps pour faire le deuil de sa mère disparue et retrouver le goût de vivre. Ses aventures constituent un hommage au film-matrice de Miyazaki, "Le Roi et l'Oiseau" (1979) et ne sont pas sans rappeler également l'oeuvre symboliste de Maurice Maeterlinck, "L'Oiseau bleu". Déjà parce que le monde parallèle à multiples dimensions est marin et peuplé d'oiseaux, principalement des pélicans et des perruches géantes, le tout dominé par le guide de Mahito, un héron cendré au plumage blanc et bleu dissimulant dans son gosier un bizarre petit homme disgracieux. Ensuite parce que Mahito est amené à rencontrer les formes primitives des enfants à naître, les warawara qui rappellent les noiraudes et les kodamas. A l'autre bout de la chronologie, il rencontre l'une des vieilles servantes travaillant au service de sa nouvelle famille, redevenue une jeune femme intrépide au pied marin. Les grands-mères plus que jamais jouent le rôle de figures tutélaires protectrices. Enfin il est amené à rencontrer sa propre mère adolescente sous la forme d'une fille du feu ainsi que sa belle-mère laquelle s'avère n'être autre que la petite soeur de sa mère. Celle-ci est sur le point d'accoucher mais une menace plane sur elle et l'enfant à naître que Miyazaki fait ressortir de plusieurs façons, teintant son long-métrage de sentiments contrastés, entre espoir et désespoir.
Mais raconter le film n'en épuise ni le sens (multiple), ni la beauté. Celle-ci est toujours au sommet. Le style artisanal (de la 2D à l'ancienne qui rend ses films intemporels et quelques touches de 3D judicieusement placées pour faire ressortir tel ou tel élément) et perfectionniste de Hayao MIYAZAKI se reconnaît à sa précision, à sa fluidité, à ses mille et un détails enchanteurs et nous offre en prime un prisme extrêmement coloré ou bien par contraste des images de cauchemar comme l'incendie où tout est rouge et noir où les sons sont assourdis et où les traits deviennent informes.
Je suis allée voir "Love life" sur un coup de tête après avoir vu l'affiche que j'ai trouvé belle et sans avoir la moindre idée de l'histoire. Quant au réalisateur, je n'ai vu aucun de ses films bien qu'ayant entendu parler de son diptyque "Fuis-moi je te suis" (2020) et "Suis-moi je te fuis" (2020). Bref, "Love life" m'a beaucoup plu et fait partie d'une veine de films japonais sensibles et intimistes que j'aime, travaillant sur les failles de la société au travers du microcosme familial.
Les premières scènes de "Love life" se déroulent à l'intérieur d'un appartement en forme de boîte où vit une famille japonaise recomposée: le mari Jiro, sa femme Taeko et Keita, le petit garçon que Taeko a eu d'une première union. Qui a vu "Still Walking" (2007) de Hirokazu KORE-EDA ou qui connaît un peu les moeurs de la société japonaise sait que les mères célibataires (divorcées ou non) sont mal acceptées par les beaux-parents et pour ne rien arranger, l'appartement du couple formé par Jiro et Taeko appartient aux parents de Jiro qui l'y ont élevé et vivent désormais dans un autre appartement dans une barre d'immeuble située juste en face. Une promiscuité et une dépendance entre générations problématique auquel vient se rajouter une ex-fiancée de Jiro mal quittée et donc malheureuse et le père biologique de Keita qui semble s'être évanoui dans la nature sauf que cela n'est pas tout à fait vrai. Qu'un drame survienne et tous ces dysfonctionnements vont jaillir à la surface, poussant Jiro et Taeko a interroger leurs choix de vie tout en accomplissant leur travail de deuil. Surtout, en faisant imploser l'apparente normalité de la famille japonaise, Kôji FUKADA appuie là où ça fait mal. Taeko n'a pas un statut inconfortable par hasard, elle s'avère être une travailleuse sociale proche des exclus dont fait partie son premier mari qui est frappé de trois "tares" aux yeux de la société japonaise: il est SDF, il est malentendant et il est coréen. Et seule Taeko est capable de comprendre son langage alors que plus le film avance, plus on mesure son décalage vis à vis de la norme (les scènes musicales où elle paraît désyncronisée sont particulièrement frappantes à cet égard). Kôji FUKADA part ainsi du centre, de la norme sociale pour glisser progressivement vers sa marge, à l'image du talisman symbolique du film, un CD suspendu au balcon qui réfléchit la lumière. La symbolique des objets et des décors (le jeu Othello, les ballons, les appartements jumeaux) n'est pas la moindre qualité de ce film riche et subtil.
Les films à sketches sont souvent confrontés au même problème: celui de l'inégale réussite de leurs segments qui par ailleurs sont traités à égalité dans leur durée ce qui ne permet pas de les approfondir. "Contes du hasard et autres fantaisies" ne fait pas exception à la règle. On y reconnaît la patte du réalisateur de "Drive My Car" (2021)* qui n'aime rien tant que se griser de mots en huis-clos. Même s'il y a quelques moments annexes, le centre de gravité des trois films est un dialogue entre deux personnages côte à côte ou face à face dans un lieu unique. L'habitacle d'une voiture en éclairage nocturne qui a un équivalent similaire dans "Drive My Car" (2021), un bureau de professeur de faculté dans lequel celui-ci vit comme retranché tout en laissant toujours la porte ouverte et enfin le salon d'une belle maison dont la baie vitrée donne sur la végétation ce qui donne l'impression d'être dans une demeure japonaise traditionnelle tout en rappelant qu'il s'agit d'un leurre ce qui renvoie au monde du théâtre qui était déjà omniprésent dans "Drive My Car" (2021). Le cinéma de Ryusuke HAMAGUCHI est d'ailleurs qualifié de "théâtre de la parole" ce qui lui correspond parfaitement. Celle-ci se substitue aux actes dans le premier et le deuxième volet alors que dans le troisième, elle se prête aux illusions des deux protagonistes pour dissiper leurs regrets d'être peut-être passées à côté de leur vie. C'est ce segment-là qui m'a d'ailleurs le plus convaincue. La rencontre fortuite de deux anciennes élèves du même lycée fondée sur la méprise et le non-dit aboutit à une reconnaissance mutuelle et un rapprochement émouvant. Le premier volet instaure en revanche une triangulation (là encore fondée sur le hasard) assez artificielle. Si la scène dans la voiture est très belle (comme pouvait l'être celle de "Drive my car"), la triangulation qui en résulte semble relever de la théorie sur le désir mimétique de René Girard et sonne assez creux. Enfin le deuxième conte, particulièrement alambiqué est franchement poseur. On ne sait plus qui y manipule qui, les comportements du professeur et de l'étudiante sont assez obscurs. Cette dernière qui aurait pu devenir un personnage enthousiasmant notamment parce qu'elle pose plus de questions que les autres devient le simple véhicule des fantasmes masculins cristallisés par la lecture à haute voix des pages érotiques du livre du professeur. La fin qui se veut cruelle est consternante, la vengeance fortuite n'étant que la réalisation du souhait de l'amant et la nouvelle triangulation envisagée par l'ex-étudiante, conventionnelle à pleurer. Non, désolé, les mots ("conte", "hasard") ne suffisent pas à faire de Ryusuke HAMAGUCHI le nouveau Éric ROHMER. Ce dernier sondait l'âme humaine dans ses cheminements intimes avec beaucoup d'acuité. Hamaguchi en reste la plupart du temps au niveau de l'intellect et éventuellement de l'épiderme.
* "Contes du hasard et autres fantaisies" a été terminé avant "Drive my car" mais est sorti après, sans doute facilité par son succès.
"Tel père, tel fils" (2013) était le titre d'un film de Hirokazu KORE-EDA, grand cinéaste japonais de la famille. Il aurait pu être aussi celui du film de Ryôta NAKANO. Même si les autres membres ont leur rôle à jouer, la famille Asada doit son caractère atypique voire marginal à Akira (Mitsuru HIRATA) et à Masashi (Kazunari NINOMIYA). A contre-courant des sempiternels clichés sur la famille japonaise avec son salary man débordé, son épouse au foyer dévouée et leurs enfants incarnant (au choix) soit la photocopie du modèle parental, soit tous les dysfonctionnements de la société japonaise, dès les premières images, on sait que l'on n'aura pas affaire à des gens "normaux". Déjà parce que les parents ont interverti leurs rôles: Akira gère le foyer pour permettre à son épouse de se réaliser professionnellement sans éprouver de culpabilité. Et c'est lui qui compose l'album de photos de famille jusqu'au jour où il donne son appareil à Masashi. Alors que son grand frère suit une trajectoire traditionnelle, Masashi qui arbore un look assez subversif (il est notamment tatoué ce qui au Japon est associé à la criminalité et aux yakuzas) passe de nombreuses années à se chercher jusqu'à ce qu'une conversation avec son père ne lui donne le déclic: il sera le portraitiste de sa famille. Occupant la place de l'artiste, il immortalise les siens dans les rôles qu'ils auraient aimé expérimenter au cours de leur vie (pompier, yakuza, pilote de formule 1 etc.) et compose un album qui finit à la longue par trouver son public: d'autres familles dont Masashi va capturer l'essence. Jusqu'à ce que le tsunami de 2011 ne l'amène à se porter bénévole pour sauver des décombres un maximum de clichés et les restaurer afin de permettre aux survivants de récupérer leurs souvenirs. L'affichage de ces milliers de photos a un énorme impact mémoriel: on pense à celles qui sont exposées à Birkenau et qui racontent elles aussi la vie "d'avant la catastrophe".
Drôle, ludique et émouvant, le film de Ryôta NAKANO est une tendre chronique familiale autant qu'une réflexion sur la place de l'artiste (particulièrement dans une société aussi normative que celle du Japon assez peu propice à l'épanouissement de talents singuliers). Il conduit aussi à s'interroger (y compris pour nous, occidentaux) sur ce que signifie une vie réussie. Akira et Masashi, parce qu'ils bousculent les repères peuvent passer pour des "losers", des "ratés" alors que le film montre l'inverse. Il donne envie de rencontrer le regard si humain du vrai Masashi Asada car l'histoire est inspirée de faits réels et l'album de famille reproduit fidèlement l'original, couronné du prestigieux prix Kimura Ihei en 2008.
"Mademoiselle Ogin" est le dernier des six films de Kinuyo TANAKA et c'est mon préféré. Le fait qu'il fasse penser à "Les Amants crucifiés" (1954) doit jouer car c'est un film que j'aime profondément. Comme chez Kenji MIZOGUCHI, une scène prémonitoire montre les préparatifs de la crucifixion de celle ou de ceux qui bravent le patriarcat (droit du seigneur, mariage arrangé etc.) pour vivre un amour interdit. C'est également le seul film de Kinuyo TANAKA qui appartienne au genre du Jidai-geki qui désigne les films historiques situés à l'époque féodale, plus précisément ici au XVI° siècle. Son seul autre film en couleur, "La Princesse errante" (1960) était également un film historique mais appartenant au Gendai-geki c'est à dire se situant à l'époque contemporaine (les années 1930 et 1940). "Mademoiselle Ogin" est une splendeur visuelle, les plans sont composés comme des tableaux avec un souci impressionnant du détail, les costumes sont flamboyants et cet écrin magnifique est au service d'une histoire simple et forte, tirée de faits réels. La fille d'un célèbre maître de thé tombe amoureuse d'un samouraï chrétien alors que cette religion importée d'Occident par des missionnaires est interdite, préfigurant la fermeture quasi-totale du Japon aux échanges extérieurs durant près de trois siècles sous les shogun Tokugawa. Mais Ukon qui a épousé un idéal de dévotion et de chasteté repousse Ogin et l'incite même à se marier avec un commerçant adoubé par sa famille. Seulement, Ogin reste fidèle à Ukon (qui une fois "déradicalisé" accepte son amour pour elle) et rejette son mari puis le puissant et odieux Seigneur Hideyoshi qui fait exécuter tous ceux qui lui résistent. Son goût pour l'étalage ostentatoire de sa richesse (il fait décorer son salon de thé entièrement en or) n'est pas sans rappeler un certain Donald Trump! Face à lui comme face aux autres hommes, Ogin reste d'une droiture inébranlable.
"Mademoiselle Ogin" est donc la consécration ultime de la grande cinéaste qu'était Kinuyo TANAKA qui grâce à un studio indépendant (fondé par des femmes) a pu obtenir le budget conséquent pour réaliser un film d'ordinaire réservé aux cinéastes les plus aguerris avec autant de maîtrise qu'eux et un regard féminin en prime.
Imaginez la rencontre improbable de Yasujiro OZU (qui signe le scénario et "prête" son acteur fétiche, Chishu RYU) et de "Emma l'entremetteuse" de Jane Austen avec une Audrey HEPBURN japonaise dans le rôle principal. Le résultat est le deuxième film de Kinuyo TANAKA. L'intrigue est en effet un mélange des deux univers: Setsuko, la plus jeune d'une famille de trois filles vivant sous le toit d'un père veuf imagine un stratagème pour faire tomber sa soeur puinée, Ayako dans les bras de l'ami du beau-frère de sa soeur aînée, Chizuru, avec la complicité dudit beau-frère, Shoji. La perspicacité et l'ingéniosité que Setsuko déploie vis à vis des affaires sentimentales de sa soeur lui font cependant complètement défaut lorsque par un effet boomerang, la question lui revient dans la figure lorsqu'elle est confrontée à ses propres sentiments vis à vis de Shoji. Alors que dans la première partie du film, Setsuko se comporte comme une gamine de 13-14 ans (alors qu'elle en a 21) et entretient un rapport fraternel avec Shoji, leur relation se métamorphose dans la deuxième partie, de même que l'actrice qui semble prendre 10 années en quelques jours.
Si cette intrigue qu'on a parfois rapproché de Marivaux en raison notamment d'un dispositif assez théâtral de chassé-croisé sentimental ne semble pas très personnelle, elle reste agréable à suivre. Surtout, le film présente un autre intérêt: témoigner des transformations du Japon dans les années 50. La famille Asai est en effet aussi hétérogène que le film lui-même. Si les deux filles les plus âgées sont des japonaises traditionnelles, soumises, introverties jusqu'à être emmurées en elles-mêmes, Setsuko est au contraire complètement occidentalisée aussi bien dans son apparence que dans son comportement extraverti et primesautier. Dans un tout autre genre, elle fait penser à Mickey (un surnom ô combien révélateur) dans "La Rue de la honte" (1956). Il est permis cependant de douter que cette modernité survivra au mariage qui se profile dont les paramètres semblent relever du dispositif le plus classique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.