C'est beau, très beau même. Historiquement et culturellement c'est passionnant de découvrir le talent et le caractère hors du commun d'une femme artiste resté longtemps dans l'ombre de son illustre père avec lequel elle a travaillé en étroite collaboration pendant plus de 25 ans. L'histoire de la contribution des femmes au monde des arts et de la sciences reste encore largement à écrire. Chaque fois que l'une d'entre elle fait l'objet d'un coup de projecteur, on redécouvre les ravages du patriarcat sur l'écriture de l'histoire et sur les droits/crédits d'auteur. Mais lentement les choses évoluent: Camille Claudel réapparaît derrière Rodin, Emilie du Châtelet derrière Voltaire, Berthe Morisot derrière ses homologues impressionnistes masculins... Et O-Ei derrière Tetsuzo. O-Ei qui entretenait un relation d'égal à égal avec son père, l'appelait familièrement par son prénom (so shocking au Japon!), le critiquait, le bousculait, qui dessinait des œuvres à sa place, qui fumait la pipe, buvait de l'alcool, ne faisait pas la cuisine et préférait voir leur atelier devenir un dépotoir plutôt que de faire le ménage. O-Ei qui était très franche et n'avait pas froid aux yeux surnommait l'un des peintres apprentis d'un confrère d'Hokusai "Zen l'Empoté." N'ayant aucune des "qualités" de la bonne épouse, il n'est guère étonnant que son mariage se soit soldé par un échec. O-Ei apparaît à l'image de ses épais sourcils (si peu dans la norme) comme un cheval sauvage absolument indomptable. Cependant le portrait se nuance lorsque l'on voit O-Ei face à la sexualité et à la sororité qui ici fonctionne comme une substitution de maternité. Contrairement à son milieu d'hommes artistes vivant en symbiose avec les geishas, O-Ei est assez prude et a bien du mal à se décoincer, même pour la bonne cause (peindre des scènes érotiques crédibles). D'autre part son amour pour sa petite sœur de 6 ans O-Nao, aveugle et fragile, donne lieu aux passages les plus délicats et émouvants du film. O-Nao qui a l'inverse provoque chez son père une grande culpabilité car il est persuadé que son énergie créatrice a vampirisé sa fille.
Cependant, aussi intéressant et beau esthétiquement parlant soit-il, il manque quelque chose à ce film pour parvenir à totalement me séduire. L'histoire est quand même assez décousue. Décomposée en petites scénettes, elle manque d'enjeux forts. Et le réalisateur manque de sensibilité dans son approche des personnages. Le spectateur est placé trop loin d'eux ce qui rend ce long-métrage assez sec.
Les parents et les critiques des années 70-80 étaient totalement à côté de la plaque lorsqu'ils descendaient en flamme les dessins animés japonais. Outre d'incontestables réflexes protectionnistes ("face aux japonais, il fallait rusé. La production française redémarre. Enfin!" titrait Télérama, soulagé d'avoir trouvé une parade.) voire racistes ("nippon ni mauvais" dans un abominable article du journal de Spirou intitulé "Japoniaiseries"), il y avait une incompréhension foncière vis à vis de ces oeuvres. Heureusement, un partenariat créatif allait à l'encontre de ces préjugés et jugements à l'emporte-pièce exactement à la même époque. Il s'agissait de Ulysse 31, fruit de la rencontre entre Jean Chalopin et la société japonaise TMS. Le résultat: une expérience hybride, celle de l'Odyssée d'Homère dans l'espace et des personnages aux traits occidentaux mêlés à des extras-terrestres à la peau bleue, Thémis et Noumaïos tous deux créés par Shingo Araki, le character design star de la TMS. Et un dessin animé devenu une référence dans l'univers des séries animées.
C'est exactement dans cette démarche de partenariat créatif transnational que s'inscrit Interstella 5555. Un rêve d'enfant devenu réalité selon les propres mots des Daft Punk qui ont découvert Albator à l'âge de 5 ans. Leur musique électro (l'album Discovery) alliée aux images du mangaka Leiji Matsumoto connu pour ses space-opera poétiques et énigmatiques (Outre Albator, on peut citer Galaxy Express 999, deux oeuvres qui allient futur hypothétique et passé fantasmé) débouche sur un dessin animé musical assez fascinant. Un bijou d'un peu plus d'une heure où se mêlent galaxies, vaisseaux spatiaux, limousines et show-business décadent. Les thèmes abordés sont ultra-contemporains: double identité, choc des cultures, ravages du star-system et du culte de la réussite, mondialisation, exploitation des peuples dominés par des capitalistes sans scrupules, dégâts de la surconsommation... Les Crescendolls portent bien leurs noms. Ce sont des poupées désincarnées, manipulées par un magnat de l'industrie du disque qui leur a fait subir un lavage de cerveau et s'apprête à les jeter dans la fosse aux lions après les avoir sucés jusqu'à la moëlle. Mais c'est sans compter sur un desperados solitaire, héros au vaisseau en forme de guitare prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle de la bassiste du groupe dont il est amoureux. Le design des personnages est reconnaissable au premier coup d'oeil (la fille longiligne type sylvidre, le nabot, le beau gosse romantique...) tout comme les touches d'humour et la profonde mélancolie qui se dégage de l'ensemble. Bref c'est magique et percutant.
En France, Omoide Poro Poro fait partie des oeuvres les moins connues du studio Ghibli. Le film est sorti en 1991 soit bien avant la reconnaissance internationale du studio alors qu'il a été un hit au Japon. En France, il n'a été montré que dans des festivals puis il a fini par sortir en DVD en 2007 et en blu-ray en 2013 uniquement en VO sous-titrée. Pourtant il s'agit d'une oeuvre très riche que tout amoureux du Japon et/ou des oeuvres du duo Miyazaki (ici producteur)/Takahata (ici réalisateur et scénariste) se doit de découvrir.
Omoide poro poro à l'image de son titre est une oeuvre nostalgique et introspective qui effectue un va-et-vient entre deux espaces et deux temporalités. En 1982, l'héroïne, Taeko est une jeune femme de 27 ans qui vit à Tokyo et travaille comme critique littéraire dans un journal. Elle prend quelques jours de congé car elle éprouve le besoin de faire le point. Elle a le sentiment d'avoir pris un faux départ dans la vie. Un faux départ qu'elle fait remonter à 1966 lorsqu'elle avait 10-11 ans, l'âge des premiers pas dans la vie communautaire et sociale, l'âge de l'entrée dans la puberté, l'âge du premier amour. Mais la chenille n'a pas réussi à devenir chrysalide et le papillon qui en est sorti s'est contenté de battre des ailes sans prendre son envol. Résultat, 16 ans plus tard, elle se retrouve dans une ville qu'elle déteste, un travail qui ne la passionne pas et sous le joug de pressions familiales qui cherchent à arranger son mariage. Pour échapper à tout cela, elle décide de passer ses vacances à la campagne dans la région de Yamagata où vit la famille de son beau-frère ce qui va constituer un nouveau départ.
Takahata s'inspire d'un manga au titre homonyme d'Hotaru Okamoto (scénario) et Yūko Tone (dessin), publié en 1988 chez Seirindou. Mais ce manga n'évoque que l'enfance des auteurs, retranscrite fidèlement dans le film sous forme de flashbacks. Les décors sont peints à l'aquarelle comme des vignettes oniriques et les traits des personnages comme ceux du manga sont doux et arrondis. En revanche les passages où Taeko est adulte sont une pure invention de Takahata. Le style se fait plus photo-réaliste, plus documentaire, les traits des visages sont plus marqués pour souligner la différence d'âge et de temporalité.
Le scénario est d'une grande subtilité. Ainsi, le réalisateur n'oppose pas caricaturalement la ville et les champs. Taeko idéalise certes la campagne en laquelle elle voit un retour au pays natal (alors qu'elle n'y est pas née!) mais le cousin de son beau-frère Toshio lui fait découvrir la réalité de ce milieu aussi transformé par l'homme que le milieu urbain: le tourisme de masse dans les stations de ski, l'exode rural et le déclin démographique, le regard rétrograde des citadins, l'âpreté du travail agricole. Toshio et Taeko se sont tous deux heurtés dans leur jeunesse à l'autoritarisme patriarcal mais devenus adultes, ils sont en mesure de faire leurs propres choix. Toshio est plus jeune que Taeko mais plus avancé dans sa quête de lui-même. Il a choisi de vivre et de travailler à la campagne dans l'agriculture biologique (Takahata a une sensibilité écologiste que l'on retrouve dans beaucoup de ses films). Taeko est confrontée à un choix de vie clair: retourner à la ville et continuer dans une voie qui ne lui plaît pas ou réellement s'engager dans une vie d'agricultrice (ou d'épouse d'agricultrice) avec toutes les difficultés que cela implique et en surmontant les préjugés attachés à cette condition. Mais elle découvre que faire la paix avec elle-même est à ce prix.
Une jeune fille, Mitsuha. Elle s'ennuie dans ses montagnes, au coeur du Japon rural marqué par des traditions ancestrales. Elle rêve de vivre à Tokyo dans la peau d'un jeune garçon "branché". Un jeune garçon, Taki. Il vit à Tokyo et se sent à l'étroit dans sa vie partagée entre le lycée et son petit boulot de serveur de restaurant. Il rêve de grands espaces. Les rêves complémentaires de ces deux adolescents qui ne se connaissent pas vont entrer en résonance deux à trois fois par semaine, permettant à chacun d'investir temporairement la peau de l'autre de façon imprévisible. Mitsuha devient Taki et Taki devient Mitsuha ce qui donne lieu à toutes sortes de quiproquos amusants et à des interrogations sur l'identité de genre (ou quand la transmigrations des âmes permet d'aborder la thématique transgenre). Puis chacun retrouve son identité habituelle sans conserver la mémoire de ce qui lui est arrivé. Cependant les interrogations de l'entourage et les traces laissées par les épisodes de "possession" vont finir par mettre en contact les deux jeunes gens via leur portable. Ils commencent alors à correspondre pour ajuster au mieux leurs comportements dans les moments où ils échangent leurs identités.
Puis un jour, tout contact est rompu, la mémoire du portable est effacée et les échanges d'âme s'arrêtent brutalement. Taki qui se souvient du paysage où vit Mitsuha décide d'enquêter pour la retrouver ainsi que son village. C'est là que les choses se corsent: il découvre qu'elle ne vit pas dans la même temporalité que lui mais dans un passé récent. Le jour où le contact a été rompu, le fragment d'une comète s'est écrasé sur son village, anéantissant une grande partie de ses habitants (allusion à peine voilée à la catastrophe de Fukushima.) A la manière de Retour vers le futur, Taki décide alors de remonter le temps pour prévenir Mitsuha et la sauver à temps ainsi que les habitants du village. Cet élément n'est pas seulement fantastique, il relève des croyances shinto traditionnelles. Le "musubi" (noeud, lien) est la divinité protectrice de la région où vit Mitsuha. Mitsuha et Taki sont liés l'un à l'autre malgré l'espace et le temps qui les séparent comme les deux branches d'une comète qui ne cessent de fusionner et de se scinder, comme une tresse (l'art pratiqué par la grand-mère de Mitsuha) qui se fait et se défait. Un lien spiritualo-charnel qui se renforce encore quand Taki boit l'offrande que Mitsuha a faite au Musubi (du saké fabriqué à partir du riz mâché par sa salive) lui permettant de retourner dans le passé alors que Mitsuha est partie le chercher à Tokyo. La tâche est d'autant plus compliquée que ces moments de fusion/croisements restent intermittents (crépuscule, rames de métro qui se croisent...) Lorsque les deux branches se séparent, leur mémoire s'efface à nouveau au point qu'ils ne se souviennent plus du nom de l'autre (ils se souviennent juste qu'ils cherchent quelqu'un/quelque chose qui leur est cher). D'où le titre: Your Name.
Derrière la romance compliquée par les problématiques transgenre et les paradoxes spatio-temporels, on comprend ce qui a pu faire de ce film sur le temps et la mémoire un méga-hit au Japon au point de dépasser en nombre d'entrées de nombreux films Ghibli. Les dichotomies du film (masculin/féminin, passé/présent, urbain/rural, tradition/modernité, souvenir/amnésie etc.) dessinent l'image de deux facettes du Japon. D'un côté la nostalgie de la culture ancestrale immémoriale s'appuyant sur un rapport puissant à la nature et aux forces cosmiques. De l'autre, la civilisation urbaine high-tech contemporaine avec les menaces qu'elle fait courir sur "l'autre Japon." Seule la mémoire du lien entre ces deux Japon peut permettre au deuxième de sauver le premier au lieu d'être englouti avec lui.
Porco Rosso est le premier film de Miyazaki à avoir bénéficié d'une sortie en salle en France en 1995. Mais il ne rencontra pas le succès escompté car le public n'était pas prêt pour des œuvres d'animation de cette trempe. De ce fait il reste injustement moins connu que Mononoké et Chihiro alors qu'il s'agit d'un joyau de sa filmographie (qui ne compte à l'égal d'un Kubrick quasiment que des chefs-d'œuvre.)
Porco Rosso est à l'origine un manga de Miyazaki court et plutôt léger mais le contexte de la réalisation du film -l'éclatement de la guerre en ex-Yougoslavie en 1992- va fortement influer sur sa tonalité. Tous les films de Miyazaki ont un caractère politique mais dans Porco Rosso, celui-ci est explicite car situé dans un contexte historique réel et précis. L'intrigue se déroule dans l'Adriatique, pendant l'entre-deux-guerres, en 1929 plus précisément et fait référence à des personnages ayant réellement existé. Marco Pagot est un aviateur italien qui a vu ses camarades pilotes mourir pendant la grande guerre et a échappé lui-même de justesse à la mort (la scène de réminiscence de ces événements donne lieu à une scène d'au-delà cosmique d'une grande beauté.) Profondément traumatisé, il a perdu la foi en l'humain au point que son visage est devenu une tête de cochon. Cette métamorphose animalière se retrouve également dans le voyage de Chihiro. Dans Chihiro il s'agit d'une punition divine mais dans Porco Rosso, on comprend que Marco se l'est infligée à lui-même: "je préfère être un cochon volant qu'un cochon de fasciste." Comme beaucoup de héros miyazakiens, il a trouvé refuge dans un lieu secret, un havre de paix protégé des turbulences du monde. Mais il reste relié à lui par quelques fils de téléphone et de radio. Par son amour inavoué pour son amie d'enfance, la belle Gina, veuve de trois de ses amis pilotes qui passe son temps à l'attendre, réfugiée elle aussi dans son jardin secret. Et par sa soif de rédemption "christique" qui le fait voler au secours des opprimés. En dépit de son visage défiguré et de sa misanthropie, Marco Pagot est un héros porteur de valeurs humanistes. Il refuse les compromissions, la soumission aux autorités, il refuse également de tuer. Son pacifisme, son antimilitarisme et son anarchisme s'opposent au fascisme alors au pouvoir en Italie qui le surnomme "Porco Rosso" le porc rouge c'est à dire le communiste. Les idéaux socialistes ne sont pas seulement symbolisés par la couleur de l'hydravion de Marco mais aussi par la chanson "Le Temps des cerises" qui fait allusion à la commune de Paris de 1870. Pour échapper aux fascistes Marco ne peut poser le pied sur la terre ferme, il doit rester dans les airs ou sur son île en équilibre instable, à la merci de la moindre attaque. Heureusement, les femmes de la famille Piccolo se liguent pour le protéger et reconstruire son hydravion. Avec à leur tête la courageuse ingénieure Fio, femme de tête et de coeur d'une exceptionnelle pugnacité. L'occasion pour Miyazaki après Nausicaa de dresser une fois de plus le portrait d'une héroïne capable d'en remontrer à la terre entière.
Mélange de romantisme, de mélancolie, de comédie et d'aventures sur fond politique de montée des périls, Porco Rosso permet à Miyazaki d'exprimer son amour des machines volantes tout en créant une atmosphère qui rappelle tantôt l'univers de Saint-Exupéry (son auteur préféré avec Jules Verne) et tantôt celui du film Casablanca de Curtiz (l'américain rival de Pagot s'appelle Curtis et ce n'est pas un hasard!)
Le Tombeau des lucioles n'est pas un manga mais un anime. Les mangas désignent exclusivement les bandes dessinées japonaises. Les anime désignent les films d'animation japonais qu'ils soient adaptés de mangas ou de romans. Le Tombeau des lucioles est l'adaptation d'une nouvelle quasiment autobiographique d'Akiyuki Nosaka, La Tombe des lucioles, parue en 1967. Quasiment autobiographique car c'est pour exorciser la culpabilité d'avoir survécu à la mort de sa soeur que Nosaka s'est dépeint dans la peau de Seita qui meurt à la fin de la guerre un mois après sa petite soeur Setsuko. Mais le destin de l'auteur et du personnage se rejoignent car en un sens Nosaka est lui aussi mort le 21 septembre 1945.
De cette oeuvre poignante, Isao Takahata, cofondateur avec Miyazaki des studios Ghibli, fait un film tragique et bouleversant, à la fois réaliste et poétique. Réalisme documentaire dans la description de l'horreur des derniers mois de la guerre quand les grandes villes japonaises, livrées aux bombes incendiaires des B-29 étaient à feu et à sang. Réalisme dans la description du délitement des liens sociaux et familiaux à cause des nombreux morts, des privations mais aussi de la fanatisation des esprits. Ainsi la tante des deux enfants préfère réserver son riz à ceux qui "travaillent pour la nation" et reproche à la petite Setsuko de pleurer la nuit et de réveiller ceux qui supportent l'effort de guerre. Réalisme enfin dans le portrait des deux petits orphelins, particulièrement dans celui de la petite Setsuko. Tout l'art du réalisateur se concentre sur l'animation minutieuse de cette petite fille, criante de vérité dans ses petites joies comme dans ses bouderies et ses chagrins. Il nous fait ainsi ressentir l'injustice, l'inhumanité de la guerre au plus haut point. Il renvoie dos à dos américains et japonais, dénonce le militarisme et le nationalisme. Néanmoins parce que la guerre est vue à hauteur d'enfant, Takahata ménage des pauses empreintes de poésie dans cette longue descente aux enfers, en particulier autour des lucioles dont la portée symbolique apparaît évidente.
Sorti en France 8 ans après le Japon, Le Tombeau des lucioles a contribué à changer le regard des occidentaux sur l'animation japonaise et l'animation en général.
"Sans attache, ni passé, l'homme autant que la société sont voués à disparaître." On pourrait ajouter "sans spiritualité". C'est exactement ce que nous découvrons au début du film. La famille de Chihiro est tellement occidentalisée qu'elle semble complètement hors-sol dans la campagne japonaise. Le comportement sacrilège des parents de Chihiro qui dévorent la nourriture destinée aux esprits en pensant qu'il leur suffira de la payer pour être quitte le confirme. C'est d'ailleurs parce qu'ils ont oublié les règles les plus élémentaires de leur civilisation qu'ils sont transformés en cochons (comme Marco Pago dans Porco Rosso qui a perdu son humanité à la guerre). Durant tout le film, divers indices confirment les dégâts du capitalisme sur l'identité profonde du Japon. Le parc à thème construit sans vergogne sur un lieu religieux sans doute pendant une bulle spéculative puis abandonné par la crise l'illustre. La séquence de l'esprit de la rivière devenu putride à la suite de sa pollution et dont le nettoyage dantesque fait apparaître une montagne de déchets et de boue le confirme. De même le sans visage est une métaphore de l'homme capitaliste. Un homme dangereux et pathétique, sans identité, dont le vide intérieur ne peut jamais être comblé malgré une consommation intensive consistant à tout dévorer sur son passage en échange de pépites d'or. Des pépites dont la fausse valeur se révèle lorsqu'elles pourrissent. Enfin Haku est l'esprit d'une rivière qui a oublié son identité à la suite de son drainage par les promoteurs immobiliers à la recherche de nouveaux terrains à construire.
Mais Miyazaki n'est ni manichéen, ni passéiste. Il ne sépare jamais l'univers des humains et celui des esprits, contaminés les uns par les autres. Ainsi Yubaba la sorcière directrice de la maison des bains (Onsen) vit dans le luxe et règne sur un tas d'or alors que son gigantesque bébé joufflu incarne l'enfant-roi gâté et surprotégé des sociétés développées. Les employés du Onsen sont tout aussi obsédés par l'or. A contrario Chihiro qui est humaine se comporte de façon désintéressée lorsqu'elle purifie le Dieu de la rivière ou sauve Haku. Miyazaki démontre une fois de plus l'unité foncière du monde et cherche à renouer des liens entre ses différentes dimensions. Une différence fondamentale avec les aventures d'Alice de Lewis Caroll dont Miyazaki s'inspire aussi bien pour Totoro que pour Chihiro.
Le film est d'une beauté époustouflante soulignant l'hybridité qui l'anime. Le bâtiment des bains est un grandiose mélange d'éléments orientaux et occidentaux. Mais la séquence la plus sublime est celle où Chihiro se rend dans un symbole de la révolution industrielle jusqu'au coeur de ce qui représente le fin fond des âges (et les peurs les plus primitives) pour rencontrer Zeniba, la soeur jumelle de Yubaba. Le train glissant sans bruit sur l'eau puis le réverbère unijambiste guidant les voyageurs jusqu'au coeur de la forêt font écho à la séquence de l'arrêt de bus de Totoro et constituent un sommet de zénitude et de plénitude.
Le succès international du film et les prestigieux prix glanés à travers le monde (notamment en Europe et aux USA) démontrent à quel point derrière son caractère japonais le voyage de Chihiro est universel.
Mon voisin Totoro, le quatrième film de Miyazaki est absolument magique. Dénué d'intrigue spectaculaire, le film se concentre sur la vie quotidienne de deux fillettes japonaises qui dans les années 50 s'installent avec leur père à la campagne pour se rapprocher du sanatorium où est hospitalisé leur mère atteinte de tuberculose. Tout est vu à travers le ressenti et l'imaginaire des enfants qui font corps avec la nature au point de "traverser le miroir" et d'y découvrir qu'elle regorge d'esprits bienveillants dont un puissant protecteur, le grand Totoro mélange de chat, de hibou et de tanuki (raton-laveur du folklore japonais) qui vit dans un camphrier géant.
Les sources d'inspiration de Miyazaki sont multiples. Il y a d'abord des éléments de son enfance et adolescence à la campagne avec une mère en sanatorium (comme celle du film). Il y a ensuite la littérature européenne. Mon voisin Totoro est en partie une transposition d'Alice aux pays des merveilles dans la campagne japonaise. Le petit Totoro blanc (le Chibi-Totoro) que suit Mei avant de tomber dans le creux de l'arbre fait penser évidemment au début du roman de Lewis Caroll. De même le Chat bus a un sourire identique à celui du Chester et peut disparaître comme lui. Mais contrairement à l'univers d'Alice, il n'y a pas de rupture entre l'univers de la réalité et celui de l'imaginaire animiste des enfants. Car les croyances shintoïstes jouent évidemment un rôle essentiel dans cet univers peuplé d'esprits de la forêt où l'homme est un élément du grand tout.
Miyazaki parvient à faire ressentir cette unité cosmique lors de scènes mémorables dont la plus belle, la plus poétique est l'attente du bus sous la pluie qu'il nous rend incroyablement tangible. D'autre part il démontre son sens aigu de l'observation des enfants. La plus jeune, Mei qui n'a que 4 ans est criante de vérité dans sa façon de répéter ce que dit sa grande soeur ou de chercher à attirer l'attention en dérangeant son père. Satsuki qui a 11 ans est entre le monde des enfants (elle finit elle aussi par percevoir les esprits) et celui des adultes (elle remplace sa mère). Quant au père, il n'a plus la possibilité de voir les esprits et loin de décrédibiliser ce qu'a vu Mei, il lui dit qu'elle a eu beaucoup de chance. Ce qui nous fait mesurer au passage ce que nous perdons en renonçant à notre âme d'enfant.
Le château ambulant est une libre adaptation du roman de Diana Wynes Jones, Le château de Hurle. Comme dans la plupart de ses films, Miyazaki laisse libre cours au métamorphisme et à une esthétique singulière très steampunk.
La construction identitaire est au coeur du film. Il s'agit d'un jeu sur les places, les rôles et les apparences. Contrairement à une idée reçue, l'identité peut évoluer tout au long de la vie. Sophie est une jeune fille solitaire qui subit son destin au travers d'un héritage (la chapellerie de son père) qu'elle ne remet pas en question. Jusqu'au jour ou à la suite d'un maléfice elle devient physiquement ce qu'elle est déjà intérieurement: une vieillarde. C'est la perte de sa jeunesse qui paradoxalement la libère, lui donne l'audace et le regain d'énergie pour prendre son destin en main et choisir sa manière de vivre avant que celle-ci ne lui échappe. Comme elle le dit elle-même, elle a peu à perdre. Tout au long du film, son âge ne cesse de varier selon son état d'esprit avant de se fixer vers la fin sur un ultime paradoxe. Elle retrouve l'apparence de ses 18 ans mais garde les cheveux blancs ou plutôt comme le dit Hauru "couleur de lune." Comme quoi de multiples significations peuvent être attachées à cette couleur.
Hauru est lui aussi un personnage en quête d'identité comme en témoigne ses changements de nom et de couleur de cheveux. Il semble très attaché à montrer de lui une apparence parfaite mais ses transformations démontrent qu'il ne la maîtrise pas cette identité parfaite ce qui le désespère. D'autre part Sophie découvre à la suite d'un voyage dans le passé qu'il a uni ses pouvoirs à ceux d'un démon du feu ce qui l'a privé de son coeur. Le démon alias Calcifer est enchaîné au château par le pacte qu'il a conclu avec Hauru. Quant à ce dernier, il n'a plus accès à ses émotions et se transforme lorsqu'il combat en oiseau nocturne qui a bien du mal à reprendre ensuite forme humaine. Sophie a la tâche de libérer Calcifer et de rendre son cœur à Hauru.
Comme souvent chez Miyazaki, la technologie est ambigue. Hauru est un magicien-sorcier (l'ancêtre du scientifique) qui est sollicité pour participer à l'effort de guerre. Il se distingue justement par le fait qu'il rejette cette guerre qu'il considère injuste et refuse de prendre parti quitte à se mettre à dos sa hiérarchie. On retrouve ainsi dans le Château ambulant l'antimilitarisme et la dénonciation de l'utilisation perverse de la technologie comme dans les films de Kubrick et Zemeckis.
Mais en même temps Miyazaki est un grand admirateur de l'oeuvre de Jules Verne comme en témoigne ses machines volantes diverses inspirées des premiers aéroplanes, ses cités industrielles basées sur l’énergie thermique, sans parler des costumes des personnages qui s’apparentent à ceux du XIXe siècle. Le château ambulant lui-même reprend cette esthétique steampunk. La demeure est faite de bric et de broc et se déplace grâce à l’énergie thermique procurée par un esprit de feu. Elle ouvre sur plusieurs mondes et plusieurs époques, soutenue par cette énergie mystérieuse.
Comme Un jour sans fin, le film culte d'Harold Ramis sorti en 1993, La traversée du temps de Mamoru Hosoda explore le paradoxe temporel pour montrer la métamorphose de son héroïne adolescente vers l'âge adulte. Si dans le film de Ramis la répétition en boucle du jour de la marmotte finissait par faire grandir humainement son protagoniste, dans celui de Hosoda, la répétition du 13 juillet offre autant de variations sur les possibles destins qui s'ouvrent devant Makoto, lui permettant au final de tirer des leçons de son expérience et de grandir. Ces destins s'incarnent dans les nombreux carrefours qui ponctuent le film et dans le triangle amoureux qu'elle forme avec ses deux amis Chiaki et Kosuke. Véritable garçon manqué passant son temps à jouer au baseball avec ses deux "potes", la voilà soudain confrontée à la nécessité de se déterminer par rapport à chacun d'eux. Longtemps incapable de le faire, elle choisit la fuite, agissant sans réfléchir et enchaînant catastrophe sur catastrophe. Car le film rappelle que le passage est risqué. L'une des routes mène tout simplement à la mort, aussi bien la sienne que celle de ses amis. En effet si le film commence sur un ton léger et utilise abondamment le comique de répétition, il laisse entrevoir un arrière-plan tragique qui prend toute son ampleur dans la dernière partie du film. Alors c'est à la Jetée de Chris Marker et à ses amoureux "désyncronisés" que l'on pense d'autant que l'un d'entre eux vient d'un futur apocalyptique où toute beauté a disparu.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.