"La forêt de Mogari" est le premier film de Naomi KAWASE que j'ai vu et il m'a durablement marqué de par sa beauté, sa simplicité, son dépouillement, son caractère contemplatif et en même temps sa grande richesse. Il peut cependant rebuter et ennuyer si l'on est hermétique à la culture japonaise d'autant que le rythme est extrêmement lent et qu'il y a peu de paroles et d'actions.
L'histoire est centrée sur deux personnages très dissemblables: une jeune aide soignante qui travaille dans une maison de retraite (Machiko ONO) et l'un de ses patients, un homme étrange qui ressemble davantage à un jeune homme vieilli qu'à un vieil homme (Shigeki UDA). Tous deux ont cependant un point commun: ils sont minés par la mort d'un être cher dont ils ne parviennent pas à faire le deuil. Pour Machiko il s'agit de son fils mort dans un accident dont elle est en partie responsable. Pour Shigeki, il s'agit de sa femme Mako, morte 33 ans auparavant. La maison de retraite agit comme une prison qui les coupe d'eux-mêmes. Machiko écrasée par la culpabilité passe son temps à s'excuser. Shigeki sombre doucement dans la sénilité. Machiko est attirée vers lui mais a bien du mal à entrer en communication, Shigeki se montrant agressif lorsqu'elle tente de toucher à son intimité. Elle a alors au bout d'une demi-heure (de film) l'idée de l'arracher à sa prison pour l'emmener en promenade. Une promenade qui dérive en périple au cœur d'une forêt. Pas n'importe quelle forêt, celle de Mogari qui signifie "la fin du deuil". Car c'est en renouant le contact avec la nature sauvage c'est à dire avec leurs émotions profondes que Machiko et Shigeki vont pouvoir accomplir leur travail de deuil. Machiko en explosant de chagrin au bord d'une rivière en crue et Shigeki en creusant une tombe pour sa femme et en y déposant les lettres qu'il lui a écrite pendant 33 ans. Parallèlement, tous deux vont redécouvrir le goût de la vie au travers de sensations comme la dégustation d'une pastèque fraîche sous la canicule, la pluie qui trempe, la chaleur bienfaisante du feu de bois ou d'un corps que l'on serre contre soi pour se réchauffer. Car seule l'acceptation de la mort permet de vivre pleinement.
Dans les films culinaires il y a à boire et à manger, autrement dit le suprême y côtoie le navet. Avec "Les Délices de Tokyo" on est plus proche du premier que du second, même s'il subsiste quelques scories. Car non seulement Naomi KAWASE élève le film jusqu'à la dimension cosmique ce qui est sa signature tout comme son goût pour le documentaire mais elle n'oublie pas au passage la dimension humaine et sociale de son histoire qui y gagne en simplicité et en puissance par rapport à son film précédent "Still the Water" (2014).
Le moteur du récit réside en effet dans la relation filiale et fraternelle que vont nouer deux personnages a priori très différents. A priori seulement car en réalité, ils ont beaucoup de points communs. Le premier est Sentaro, un homme d'une quarantaine d'années joué par un acteur aussi charismatique que sensible, Masatoshi NAGASE. Il est le gérant d'une petite boutique de dorayakis, des pâtisseries japonaises traditionnelles composées de deux pancakes que l'on fourre avec de la pâte de haricot rouge sucrée. C'est un homme solitaire, triste et replié sur lui-même qui s'est enfermé dans une vie qui ne lui convient pas. La dette qu'il a contractée et qui l'oblige à travailler dans la boutique est symboliquement liée à son passé d'ancien taulard qu'il traîne avec lui comme un boulet. Jusqu'au jour où une charmante vieille dame, Tokue (Kirin KIKI) se présente sur la foi de sa petite annonce pour être embauchée à ses côtés. Dans un premier temps, il la repousse comme une gêneuse avant de goûter la succulente pâte de haricots rouges qu'elle lui a préparé. C'est un moment très important du film dont on ne comprend la portée qu'à la fin lorsqu'on apprend l'histoire de Tokue. En effet par ce simple don (de soi), Tokue redonne goût à la vie à Sentaro, elle le remet au monde, elle le libère comme le montre la dernière scène du film. Et pourtant Tokue aurait eu de quoi rejeter la vie tant celle-ci s'est montrée dure à son égard. Tokue est en effet elle aussi une paria de la société. En tant qu'ancienne lépreuse, elle a été enfermée avec les autres malades dans un quartier de Tokyo dont elle n'a pu sortir qu'à partir de 1996. On découvre également d'autres discriminations comme le fait qu'elle a été contrainte d'avorter (Sentaro devient alors le fils qu'elle n'a pas pu mettre au monde) et que les lépreux n'ont pas le droit d'avoir de tombe (c'est un arbre qui la remplace). Le rejet social dont elle est victime est tellement puissant qu'elle ne pourra pas longtemps travailler aux côtés de Sentaro. Mais elle a le temps de lui transmettre sa sagesse, la nécessité d'être en harmonie avec soi-même et de dépasser l'amertume que peut générer la petitesse de l'homme en s'appuyant sur la générosité infinie de la nature. En cela, elle m'a fait penser à une ancienne déportée, Simone Lagrange qui dans son livre autobiographique "Coupable d'être née" décrit comment elle parvenait à survivre à l'enfer d'Auschwitz en regardant les étoiles.
La relation belle, émouvante et pleine de délicatesse de Sentaro et de Tokue dont la douceur contraste avec la dureté de leur condition se suffisait à elle-même. Il est dommage que la réalisatrice ait rajouté quelques personnages supplémentaires comme la lycéenne Wakana (Kyara UCHIDA), la propriétaire du magasin et son neveu. Non seulement ils sont inutiles, mais ils alourdissent le propos.
"Achille et la tortue" est une fable sur les affres du processus créatif empreint du style si particulier de Takeshi KITANO où l'humour est sous-tendu par un profond désespoir. Le personnage principal, Machisu désire de façon obsessionnelle devenir un grand artiste peintre et se faire reconnaître comme tel par ses pairs. C'est la vanité, l'absurdité et l'aspect profondément autodestructeur de cette quête sans fin que raconte le film. Le cheminement artistique de Machisu qu'on voit passer par plusieurs périodes, de l'enfance à l'âge mûr, de l'académisme aux recherches formelles les plus audacieuses n'est jalonné que de tragédies et de désillusions. Quoiqu'il réalise, le résultat n'est jamais satisfaisant, ni à ses propres yeux, ni à ceux du marchand d'art qui critique ses œuvres ce qui nous interroge sur la dépendance de l'artiste vis à vis du regard d'autrui et les critères de valeur attachés aux oeuvres. En effet Takeshi KITANO fait une satire féroce du milieu de l'art. Le marchand qui ne cesse de repousser les œuvres du Machisu adulte a acheté sans le savoir un tableau peint par Machisu enfant. Il s'est fait escroquer par des créanciers qui ont saisi les biens du père de Machisu après qu'il ait fait faillite et se soit donné la mort. Ils ont facilement écoulé les tableaux peint par Machisu enfant en les faisant passer pour des œuvres exceptionnelles. Ce n'est donc pas la valeur intrinsèque du tableau qui entraîne l'acte l'achat mais la peur de passer à côté d'une bonne affaire. Machisu n'arrive pas à vendre ses œuvres non parce qu'elles sont mauvaises mais parce qu'il ne sait pas se vendre.
D'autre part la recherche artistique prend une telle place dans la vie de Machisu qu'elle finit par le dévorer. Au point que l'on se demande si son échec en tant qu'artiste n'est pas lié au fait que sa peinture est dénuée d'âme. En effet, Machisu a utilisé son art comme un écran le protégeant de la violence du monde qui l'entourait, sa vie étant jalonnée de tragédies. Mais elle l'a paradoxalement rendu insensible, lui faisant sacrifier sa famille et le poussant au suicide. Il finit par considérer le cadavre d'un automobiliste accidenté puis de sa propre fille comme un simple objet d'étude. Cette indifférence au monde, aux autres et à lui-même a quelque chose de terrifiant.
Comme c'est Takeshi KITANO qui interprète le rôle du Machisu d'âge mûr (et qui a peint toutes les œuvres), on ne peut s'empêcher de se demander quelle est la part d'autoportrait dans le film. Contrairement à Machisu, Takeshi KITANO a réussi à atteindre une notoriété internationale, non en tant que peintre mais en tant que cinéaste. Cependant cette reconnaissance n'est pas venue de son propre pays qui ne le prenait pas au sérieux mais de la critique internationale qui n'était pas aveuglée par le préjugé lié à sa première vie d'amuseur public sous le nom de Beat Takeshi. Les changements incessants de style de Machisu sont ainsi le reflet des différentes périodes de la vie de Takeshi KITANO ainsi que de sa personnalité écartelée entre le comique et le tragique. L'un des autoportraits de Machisu le dépeint en clown triste et c'est une très bonne définition de Takeshi KITANO dont l'humour masque mal la mélancolie profonde et un désespoir abyssal qui se traduit par des pulsions suicidaires. La séquence où pour faire de l'action painting, un étudiant se tue en précipitant sa voiture contre un mur est une allusion à peine voilée à la tentative de suicide de Takeshi KITANO en 1994 qui laissa son visage à moitié paralysé. D'autre part après "Zatoïchi" (2003), Takeshi KITANO a connu une période difficile faite de panne d'inspiration et de doutes sur ses réelles capacités artistiques dont il témoigne dans le film en se dépeignant en artiste raté.
"L'intendant Sansho" est une œuvre aussi belle que profonde et émouvante. Deux visions du monde et deux systèmes de valeurs s'y opposent. D'un côté, le Japon féodal fondé sur l'exploitation des faibles par les forts et où le crime le plus terrible est la désobéissance aux supérieurs. Une société fondée sur la verticalité symbolisée par l'impitoyable intendant Sansho (Eitarô SHINDO), mielleux avec les puissants, cruel avec tous les autres. De l'autre, les valeurs humanistes issues du bouddhisme portées par le gouverneur Taira Masauji (Masao Shimizu) défenseur des opprimés et qui enseigne à son fils de 13 ans Zushio (Masahiko TSUGAWA) que "un homme sans pitié n'est pas un être humain". Mais est-il possible de rester humain lorsqu'on est en proie aux pires avanies, aux plus grands malheurs? Oui répond Kenji MIZOGUCHI et en grand cinéaste des femmes, il célèbre une fois de plus leur courage, leur fidélité, leur force, leur solidarité et leur compassion dans l'adversité. Si Zushio une fois adulte (Yoshiaki Hanayagi) rétablit la justice dans sa province en faisant libérer les esclaves et retrouve sa mère Tamaki (Kinuyo TANAKA) exilée dans l'île de Sado, il le doit à sa sœur Anju (Kyôko KAGAWA) qui contrairement à lui est restée fidèle à leur père et s'est sacrifiée pour le sauver. Le film regorge de scènes magnifiques comme la séparation des enfants et de leur mère ou le suicide d'Anju (mainte fois repris dans des œuvres japonaises ultérieures) mais l'une de celles qui m'a le plus remuée est celle où Zushio et Anju préparent un abri pour une esclave que ses maîtres veulent abandonner dans la montagne et qui leur a servi de mère de substitution. Par sa seule mise en scène, Kenji MIZOGUCHI fait monter l'émotion en reproduisant les mêmes gestes et les mêmes cadrages qu'au début du film lorsque Zushio et Anju enfants fabriquaient une cabane pour les abriter avec leur mère. C'est cette scène qui permet à Zushio victime du syndrome de Stockholm (il a embrassé la cause de ses bourreaux et renié l'héritage de son père) de se reconnecter à son enfance et par là même, à son humanité perdue. Il est intéressant de constater également que si Taro (Akitake Kono), le fils de Sansho est profondément révulsé par les actes de son père, il choisit de se retirer du monde en devenant moine alors que Zushio choisit d'agir en tant que gouverneur pour humaniser le monde.
Le triste sort des femmes au Japon est le sujet de prédilection de Kenji MIZOGUCHI. Pour ce qui fut son dernier film, il dresse le portrait magistral de cinq prostituées du quartier de Yoshiwara à Tokyo (le "quartier de la lumière rouge" du titre en VO, celui de la VF introduisant un jugement de valeur étranger à la pensée de Kenji MIZOGUCHI) à la fin des années 50. Ironiquement surnommé "Le Rêve", le bordel où travaillent ces femmes est un microcosme entrepreneurial à travers le lequel il explore les ravages de cette variante de l'exploitation marchande de l'être humain par son semblable que sont les relations tarifées entre les femmes et les hommes. Le tout dans un remarquable style néo-réaliste quasi documentaire alors que les décors ont dû être reconstitués en studio, les patrons des maisons closes refusant d'ouvrir leurs portes aux caméras. Mais Kenji MIZOGUCHI n'en a pas besoin car étant un client régulier de ces lieux, et sa sœur, une ancienne victime, il les connaît par cœur.
Le film aborde toutes les facettes du problème que constituait la prostitution au Japon en 1956 et qui selon Kenji MIZOGUCHI ne peut être réglé par une loi l'interdisant (en débat au moment du tournage du film qui l'évoque en arrière-plan et adoptée un peu plus tard):
- La misère et l'absence d'un Etat-providence protégeant les citoyens des aléas de la vie. Hanaé (Michiyo KOGURE) est contrainte à la prostitution pour faire vivre son foyer composé d'un mari tuberculeux et d'un enfant en bas âge. Yorie (comme la sœur de Kenji MIZOGUCHI) est vendue à une maison de geishas pour rembourser des dettes ou comme moyen de subsister pour une famille rurale très pauvre. Yumeko qui est veuve a dû se prostituer pour élever son fils.
- L'attrait de l'argent facile. Yorie veut s'en sortir par le mariage ou un métier honnête mais elle déchante quand elle découvre qu'au sein du mariage la femme n'est qu'une esclave domestique et que le travail honnête ne rapporte pas assez pour couvrir les goûts de luxe qu'elle a contracté au contact du monde de la prostitution.
- Le patriarcat oppresseur et la pression sociale aliénante. Mickey (Machiko KYÔ) surnommée ainsi parce qu'elle est l'ancienne maîtresse d'un G.I., s'est révoltée contre son père, un homme d'affaires entretenant de nombreuses maîtresses mais qui s'est vite remarié après la mort de sa femme. Il veut également ramener Mickey dans le droit chemin, non parce qu'il l'aime mais parce que pour lui, rien n'est plus important que la réputation de sa famille et que le métier de Mickey pourrait empêcher sa sœur de faire un beau mariage et son frère une excellente carrière. On comprend pourquoi de toutes les filles, Mickey est la plus cynique et la plus lucide. Même si elle est endettée jusqu'au cou et que les patrons du bordel l'exploitent sous couvert de paternalisme (on rappelle bien dans le film que les filles ne touchent que 40% des gains).
C'est la combinaison de tous ces facteurs qui explique que Yasumi (Ayako WAKAO) soit la seule des cinq filles à parvenir à se sortir du monde de la prostitution. Elle est en effet avare, manipulatrice et sans scrupules, utilisant des moyens crapuleux pour parvenir à ses fins. De quoi définitivement éteindre le "Rêve".
En dépit de scènes psychologiquement difficiles, le film est dénué de tout pathos. Il est plutôt trempé dans une colère froide, clinique, que soulignent tous les plans où l'on voit ces femmes dont Mizoguchi nous a dévoilé l'intimité jetées en pature dans la rue, contraintes de s'avilir en racolant lourdement et vulgairement les passants. C'est toute l'humanité qui en ressort salie et amoindrie. Une colère soulignée également par la musique dodécaphonique dissonante de Toshiro Mayuzumi.
"Lettre à Momo" impressionne par sa technique soignée, le travail sur les expressions faciales des personnages en particulier. Mais sur le fond, le film pâtit d'une histoire aux airs de déjà vu. Il souffre en particulier de la comparaison avec "Mon voisin Totoro" (1988) qui possède une trame proche (des fillettes aident leur mère malade à l'aide de Yokai). Le récent "Okko et les Fantômes" (2018) qui reprend l'idée d'un
soutien des forces surnaturelles pour surmonter un deuil le fait avec plus d'originalité et de puissance. En dépit des fantasques Yokai, les personnages manquent de présence, certains sont à peine esquissés. Seule la relation mère-fille est un peu approfondie, chacune essayant de faire son deuil de son côté et aggravant ainsi son isolement. C'est d'ailleurs ce manque de communication qui pousse Momo à se rapprocher des Yokai qui l'entourent et qu'elle seule peut voir. Mais la fin très convenue (réconciliation mère-fille, message d'amour du père depuis l'au-delà, retour des yokai dans les cieux, capacité de Momo à surmonter ses peurs et à s'intégrer) ne permet pas à ce film de marquer davantage les esprits.
Méconnu en France sans doute parce qu'il s'agit d'un film noir et non d'un film historique, "Les salauds dorment en paix" est pourtant l'un des plus grands chefs d'œuvre de Akira KUROSAWA, mêlant avec virtuosité cinéma et théatre.
Le film est tout d'abord une satire au vitriol du Japon d'après-guerre gangrené par la corruption. La mise en scène est étourdissante de maîtrise. A l'image de Jean RENOIR, Akira KUROSAWA joue beaucoup sur la profondeur de champ pour instaurer une distance critique avec l'action qui se déroule sous nos yeux. La scène d'ouverture d'une durée de vingt minutes (qui a inspiré Francis Ford COPPOLA pour celle du film "Le Parrain" (1972)) se déroule pendant le banquet de mariage de la fille du patron avec son secrétaire particulier mais un aéropage de journalistes chargé de couvrir l'événement fait des commentaires acerbes et se délecte des incidents au parfum de scandale qui éclatent en direct. Lors d'une autre scène, un employé de la compagnie qui se fait passer pour mort contemple caché dans une voiture le spectacle de ses funérailles durant lesquelles les dirigeants s'inclinent devant son effigie alors qu'une bande magnétique enregistrée à leur insu dévoile leur contentement d'avoir poussé un témoin gênant de leurs pratiques mafieuses au suicide.
Mais là où le film atteint des sommets d'intensité, c'est lorsque sur ce cloaque nauséabond il greffe une tragédie shakespearienne digne de "Hamlet" dont Akira KUROSAWA s'est librement inspiré tout en étant encore plus sombre et fataliste que l'œuvre d'origine. Il y a quelque chose de pourri au pays du soleil levant et c'est la relation filiale qui en paye le prix. En effet les pères s'y révèlent d'une totale indignité. Nishi (Toshirô MIFUNE) veut venger le sien qui l'a jamais reconnu alors que son beau-père n'hésite pas à briser sa fille Yoshiko (Kyôko KAGAWA) pour mieux l'anéantir. Kurosawa semble nous dire qu'en sacrifiant leurs enfants au profit de leur hiérarchie ou de leurs ambitions sociales, les pères privent leur pays d'avenir. La fin se déroule dans un paysage ravagé lié aux stigmates de la guerre qui dans les années 60 ne semble toujours pas terminée. La mort de Nishi, laissée en hors-champ est racontée par un personnage tiers comme celle d'Ophélie dans "Hamlet". Il y a aussi un fantôme, le fameux employé revenu d'entre les morts pour terrifier sa hiérarchie. Et pour confondre son beau-père en public, Nishi commande une pièce montée en forme de scène de crime comme le faisait Hamlet avec les comédiens chargés de rejouer la scène devant le roi.
"L'Ange Ivre" est un film important dans la carrière de Akira KUROSAWA. C'est le premier qu'il estime vraiment personnel et c'est sa première collaboration avec Toshirô MIFUNE dont le talent et le charisme sont tels qu'il éclipse le principal protagoniste, le docteur Sanada (Takashi SHIMURA) qui donne pourtant son titre au film. Akira KUROSAWA conscient de son énorme potentiel n'a pas voulu le brider au détriment parfois de l'harmonie de son film. Au niveau du style également, il y a une hésitation entre plusieurs influences occidentales: le film noir américain, le néoréalisme italien et l'expressionnisme allemand. Cette hétérogénéité affecte la continuité de la narration visuelle d'autant qu'il y a aussi quelques lourdeurs démonstratives ici et là (la rose jetée dans la mare, quelques sermons un peu trop appuyés).
En dépit de ces réserves, "L"Ange Ivre" est un film très puissant. L'interprétation habitée de Toshirô MIFUNE y est pour beaucoup mais l'histoire et la mise en scène également.
Le film plonge dans les bas-fonds de la capitale du Japon ravagée par la guerre (le film date de 1948) mais également par un autre cancer, celui des yakuzas qui, profitant du chaos ambiant font régner leur loi rétrograde sur les bas quartiers. Akira KUROSAWA utilise une métaphore limpide: celle du marigot putride, centre de gravité du quartier, des personnages et du film. Par ses images organiques de gaz s'échappant du cloaque et de sueur dégoulinant des visages il parvient à rendre tangible pour le spectateur l'atmosphère malsaine qui règne dans le quartier et gangrène les corps et les esprits. Au milieu de ce taudis, Sanada, sorte de mère Thérésa japonaise, fait figure d'ange sauveur et rédempteur. Médecin des pauvres, il lutte avec acharnement contre les maux qui rongent le quartier, recueillant les "chiens errants" et essayant d'arracher les plus jeunes à la fatalité. Il ne se contente pas de soigner les corps, il se dresse aussi contre l'emprise des mentalités féodales qui règne encore sur les esprits. Il essaye par exemple d'empêcher Miyo son infirmière de replonger dans la pègre par esprit de sacrifice. En cela il est le porte-voix des convictions éclairées et humanistes du cinéaste.
Plus on avance dans le film, plus on constate que Sanada a tout d'un ange déchu. C'est un raté vivant au milieu des ordures qui n'a pas su s'élever et qui noie ses désillusions dans l'alcool (d'où le titre oxymorique "L'Ange Ivre"). Lorsque Matsunaga (Toshirô MIFUNE) entre dans son cabinet pour soigner sa blessure à la main, Sanada se reconnaît une filiation avec ce jeune chien fou(gueux) blessé à mort qu'il tente de guérir et de sortir du trou (à tous les sens du terme). Sous ses airs rugueux et son comportement de caïd ultra-violent, la maladie qui ronge Matsunaga de l'intérieur le fait de plus en plus apparaître pour ce qu'il est réellement: un orphelin solitaire, perdu, fragile et démuni qui n'a que le code d'honneur des yakuzas à quoi se raccrocher dans la vie. Mais les deux hommes ont beaucoup de mal à communiquer ce qui complique leur relation. Ils utilisent davantage les coups et les insultes que les mots qui apaisent. Ils ne parviennent à communier que dans l'alcool, un poison dont la toxicité compromet encore davantage le rétablissement de Matsunaga. Ce dernier finit par s'attacher au médecin qu'il tente de protéger des assauts de la pègre mais lâché par cette dernière qui ne tolère aucune faiblesse, il se sacrifie pour sauver son honneur et protéger le seul foyer qu'il ait connu, celui du médecin. La scène du corps à corps dans la peinture avec le yakuza Okada (Reisaburô YAMAMOTO) préfigure celle du flic et du voyou dans la boue de "Chien enragé" (1949). Matsunaga meurt d'ailleurs les bras en croix, achevant sa métamorphose de gangster en ange sacrificiel et rédempteur. Grâce à lui, le docteur peut continuer son oeuvre d'utilité publique en paix.
"Les sœurs de Gion" réalisé en 1936 appartient à la période naturaliste de Kenji MIZOGUCHI et devait faire partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour (cependant il forme un diptyque avec le film réalisé juste avant, "L'Elégie d'Osaka"). Dans sa jeunesse, Kenji MIZOGUCHI avait dévoré la littérature sociale européenne du XIX° (Zola, Maupassant, Tolstoï) et développé une conscience sociale aigue, nourrie par son enfance dans des quartiers pauvres de Tokyo où sévissait alors la misère et la prostitution.
Mais surtout, les "sœurs de Gion" est comme beaucoup d'autres œuvres du cinéaste une critique de l'oppression dont sont victimes les femmes. Kenji MIZOGUCHI est un grand cinéaste de la condition féminine. Bien que situé dans le contexte culturel et historique du Japon, le féminisme de Kenji MIZOGUCHI est universel et intemporel. Cette sensibilité lui est venue elle aussi de son enfance misérable sous la férule d'un père violent. Un événement l'a particulièrement marqué: la vente à une maison de geishas de sa sœur Suzu après la faillite du commerce paternel. "Les soeurs de Gion" montre comment l'argent pervertit les liens affectifs et détruit la famille. La première séquence montre justement la vente aux enchères des biens de Furusawa (Benkei SHIGANOYA), un marchand qui a fait faillite et qui fuit femme et enfant (laquelle lui reproche d'avoir dilapidé sa dot) pour une maison de geishas de troisième catégorie c'est à dire plus proches de la prostituée que de l'artiste.* Tout est dit en quelques minutes de la vénalité des rapports humains, de la lâcheté des hommes et de la sujétion économique des femmes.
Le simple fait que le film soit centré sur deux soeurs et que les hommes ne soient que des satellites en fait toujours à l'heure actuelle une oeuvre moderne, voire avant-gardiste. Face aux hommes qui détiennent le pouvoir économique, elles adoptent deux stratégies opposées qui elles aussi sont toujours d'actualité. Umekichi la soeur aînée (Yôko UMEMURA) adopte une stratégie de soumission. Elle espère à force de dévouement que son protecteur quittera son épouse pour elle. Combien de femmes se laissent encore aujourd'hui malmener dans l'espoir qu'un homme va enfin les aimer? Omocha la soeur cadette (Isuzu YAMADA) est en revanche une rebelle qui veut se venger des hommes en les séduisant et les manipulant. Mais aucune de ces stratégie ne s'avère payante. Umekichi est abusée et abandonnée et Omocha doit subir la terrible vengeance de l'homme qu'elle a floué parce qu'il est plus fort qu'elle et qu'il peut l'écraser comme un insecte.
* Une geisha aujourd'hui désigne une jeune artiste japonaise qui anime des soirées privées pour VIP à l'aide de son savoir-faire dans les arts traditionnels. Mais autrefois la distinction entre ces artistes-hôtesses et les prostituées n'étaient pas si claire. Toutes vivaient dans les mêmes quartiers de plaisir (Gion, quartier traditionnel de Kyoto est aujourd'hui l'un des derniers bastions de geishas), participaient aux mêmes soirées et les prostituées se faisaient appeler "geishas" pour redorer leur blason auprès de la clientèle et ainsi augmenter leur prix.
"Okko et les fantômes" est le premier long-métrage de Kitaro Kosaka qui a été présenté en compétition au festival d'Annecy. En effet, ce dernier n'est pas le premier venu. Il a collaboré en tant que dessinateur à certains des films de Hayao MIYAZAKI tels que "Nausicaä de la vallée du vent (1984)", "Princesse Mononoké (1997)", "Le Voyage de Chihiro (2001)" et les films suivants avant de devenir directeur de l'animation pour "Le vent se lève (2013)". Il a également travaillé pour Isao TAKAHATA, notamment sur "Le Tombeau des lucioles (1988)" et "Pompoko (1996)". On ressent cette filiation dans le film. Le masque que porte Okko lorsqu'elle danse fait penser à celui de San, l'héroïne de "Princesse Mononoké (1997)".
Certes "Okko et les fantômes" adaptation du manga éponyme n'a pas le génie des œuvre précitées (et ne prétend pas l'avoir) mais il est au-dessus de "Mary et la Fleur de la sorcière (2017)", la première réalisation des studios Ponoc héritière de Ghibli. Il s'agit d'un film plein de charme, esthétiquement soigné et profondément ancré dans la culture japonaise. Si tout n'est pas maîtrisé dans le scénario (des personnages et des scènes sont survolés), il n'en reste pas moins que cette histoire d'apprentissage, de deuil et de pardon touche juste. On s'identifie à la petite héroïne qui en dépit de son apparence kawaii assez stéréotypée est dépeinte avec beaucoup de finesse. De plus, on plonge avec délices dans l'univers des traditions japonaises, l'histoire se déroulant dans le milieu des auberges situées près des sources thermales (onsen) très prisées des japonais. Okko et sa grande rivale Matsuki symbolisent les deux types d'auberges traditionnelles présentes au Japon. Matsuki travaille au sein d'un ryokan, une version luxueuse de l'auberge traditionnelle pensée pour offrir un maximum de confort et de prestations aux touristes (il y a même des pièces aménagées à l'occidentale). L'auberge tenue par Okko et sa grand-mère se rapproche davantage du minshuku, la chambre d'hôtes simple et familiale où l'on dort sur des futons à même le tatami et où l'on mange dans la chambre. Quant aux fantômes, ils sont une illustration de la circulation permanente entre visible et invisible, vie et mort, passé et présent, temporel et spirituel qui constitue l'ADN de ce pays. Leur présence soutient Okko dans son cheminement pour surmonter le traumatisme lié au décès de ses parents.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.