Les nuits de Mashhad est le troisième long-métrage du réalisateur irano-danois Ali Abbasi. Il repose sur des faits réels à savoir le parcours d'un tueur en série ayant assassiné 16 prostituées entre 2000 et 2001 dans la ville sainte de Mashhad, deuxième ville la plus peuplée d'Iran (bien que pour des raisons évidentes, le tournage ait eu lieu en Jordanie). La réalisation, très classique repose sur un montage parallèle visant à nous faire prendre conscience des dysfonctionnements de la société iranienne. D'un côté Saeed Haneei (Mehdi Bajestani), un maçon, bon père de famille très croyant et ancien combattant de surcroît (de la guerre Iran-Irak) qui se transforme la nuit en nettoyeur, persuadé de mener une mission divine alors que les autorités ne lèvent pas le petit doigt pour l'arrêter. De l'autre, Rahimi, une journaliste (Zar Amir Ebrahimi, prix d'interprétation féminine au festival de Cannes 2022) enquêtant sur les faits avec pugnacité mais à qui ces mêmes autorités ne cessent de mettre des bâtons dans les roues. Par la suite, la confusion entre le bien et le mal s'accentue encore quand au moment de son procès, Saeed Haneei est acclamé par une partie de la population qui le considère comme un justicier et réclame sa libération. Bénéficiant de complicités jusqu'au sein de la prison où il est enfermé, celui-ci continue donc à penser qu'il est intouchable alors que Rahimi, elle, paraît bien seule dans cette société machiste. Même si elle développe une relation d'estime avec son collègue journaliste, c'est elle qui s'expose et s'exposer en Iran quand on est une femme peut être mortel.
Même si le ton est parfois trop appuyé, le film dresse un portrait saisissant de l'hypocrisie voire de la schizophrénie de tout un pays obsédé par la pureté des moeurs (ou du moins sa façade sociale) au point d'ériger en héros un assassin qui lui-même justifie ses crimes par la religion alors que le film montre frontalement l'ivresse de la toute-puissance et la jouissance sexuelle qu'il en tire. C'est d'ailleurs ce qui finit par lui valoir les foudres d'autorités qui après l'avoir longtemps laissé courir comprennent qu'elles risquent d'être débordées par le désordre qu'il déchaîne sur son passage. Quant aux prostituées, elles représentent évidemment la poussière sous le tapis, métaphore illustrée littéralement par les méthodes du tueur, retranscrites de façon clinique et prêtes à être reproduites à la génération suivante qui n'en perd pas une miette. Rahimi, personnage fictif dérange cet ordre des choses: ni soumise, ni diminuée par la drogue, sa voix ne peut être étouffée en dépit des intimidations dont elle fait l'objet. On comprend le symbole du prix d'interprétation à une actrice obligée de s'exiler en France à la suite d'une affaire de "revenge porn" l'ayant brutalement privée de carrière en Iran.
J'aurais dû voir "La loi de Téhéran" en avant-première mais manque de chance, je n'avais pas pu me libérer. Manque de chance car c'est le premier film iranien qui m'enthousiasme autant. La mise en scène est brillante mais elle ne fait pas tout. Des thrillers efficaces mais sans âme, on en a vu beaucoup au cinéma. Or celui-ci est au service d'une véritable histoire et de personnages qui existent et ont une résonance universelle tout en s'inscrivant dans le contexte de leur pays d'origine.
"La loi de Téhéran" souligne un paradoxe mainte fois vérifié pourtant: plus une société est puritaine et répressive, plus elle génère de comportements déviants. "L'ordre moral" de la théocratie iranienne cache donc une réalité aux antipodes des buts affichés par les religieux au pouvoir. Ainsi le film montre brillamment que l'Iran est incapable d'endiguer l'addiction de masse de sa population à la drogue et que sa criminalisation n'a aucun effet sur le problème. L'accès aux produits opiacés est facilité par la position géographique du pays par lequel transite l'opium afghan (90% de la production mondiale) et deux très belles scènes qui se répondent au début et à la fin montrent que la chasse aux drogués par la police est inefficace, leur nombre augmentant trois fois plus vite que celui de la population. De plus, le film montre que si les arrestations touchent surtout les hommes, c'est toute la société qui est gangrenée par ce fléau. Des femmes de dealers sont complices en dissimulant sur elles les substances illicites, des pères accusent leurs enfants pour éviter d'aller en prison ou d'être condamné à mort, des amis ou des fiancé(e)s deviennent des traîtres etc.
Ce réalisme documentaire qui innerve le film (de véritables drogués sont venus prêter main-forte en tant que figurants aux acteurs) n'empêche pas celui d'être puissamment romanesque avec le portrait de deux flics tenaces mais ambigus et surtout d'un caïd tout aussi acharné à lutter qu'eux mais qui se retrouve dépassé par les événements, entraînant dans sa chute toute sa famille, idée là encore illustrée à l'aide d'un montage particulièrement expressif. Le personnage de Nasser est de la trempe d'un Tony Montana ou d'un Michael Corleone ou encore d'un Cosmo Vitelli c'est à dire qu'il dépasse le jugement manichéen et ce d'autant plus que tout ce qu'il aura bâti pour sortir de la misère et aider sa famille lui sera brutalement repris. A l'image de la frappante scène d'introduction, le film montre une société d'emmurés vivants dans laquelle ne subsiste aucun espoir (la mort de l'enfant d'Hamid en est une autre illustration).
Réalisé par Haifaa Al-Mansour pour Netflix en 2018, "Une femme de tête" apporte un embryon de réflexion (qui n'en reste hélas qu'à un stade d'ébauche) sur l'émancipation d'une afro-américaine d'aujourd'hui vivant dans un milieu aisé vis à vis des canons de beauté imposés par la société dominante blanche et patriarcale. A chaque étape de son parcours, Violet, l'héroïne change de coupe et de coiffure, passant progressivement de l'obsession du cheveu lisse à l'acceptation de leur nature crépue en passant par un plan-séquence "choc" où regard face caméra, elle se rase la tête, se libérant ainsi du poids de ce fardeau qu'elle traîne depuis l'enfance (comme le montre la première séquence où sa mère lui a interdit de sauter dans une piscine pour éviter que ses cheveux ne frisent). L'ingénieux titre en VO "Nappily Ever After" est un jeu de mots faisant allusion au mouvement nappy (mot signifiant de façon péjorative "crépu" en anglais-américain ensuite réapproprié positivement comme étant l'acronyme de natural-happy) intimement lié au combat politique des années soixante pour les droits civiques et culturel pour la reconnaissance de la beauté noire ("black is beautiful") incluant l'acceptation des cheveux crépus.
Malheureusement, cet aspect indéniablement intéressant est noyé dans une intrigue conventionnelle et une réalisation très lisse et qui le reste jusqu'au bout ce qui finit par le déréaliser. Alors que le film est censé célébrer la libération des canons de beauté WASP (white anglo-saxon protestant), les acteurs, bien qu'afro-américains ont une apparence (et souvent un jeu) hyper-stéréotypé évoluant dans un luxe tape-à-l'oeil. Je pense en particulier à celui qui joue Clint, le petit ami de Violet dont le corps est sculpté par la gonflette et qui semble taillé pour le football américain. Qui plus est son personnage est médecin. Tout à fait représentatif donc de la communauté afro-américaine, surreprésentée dans la population carcérale, sous le seuil de pauvreté et en surpoids et en revanche sous-représentée dans la population diplômée...
"The Perfect Candidate" donne l'impression, précieuse au cinéma, de capter l'histoire en marche, celle d'un pays islamique fondamentaliste réputé figé et fermé tant vis à vis de l'art que vis à vis des femmes mais qui connaît depuis une dizaine d'années une évolution très rapide. Les premières images suffisent à mesurer le chemin parcouru depuis "Wadjda" (2013), le premier film de Haifaa AL MANSOUR, pionnière du cinéma saoudien. On y voit une jeune femme d'une trentaine d'années, Maryam conduire une voiture* alors qu'en 2013, Wadjda devait se battre pour obtenir le droit d'acquérir et d'utiliser un vélo. "The Perfect Candidate" poursuit le combat de femmes qui décident de prendre leur destin en main, n'hésitant pas à bousculer les traditions au passage. Bien qu'exerçant le métier de médecin dans une clinique locale, Maryam subit au quotidien des vexations liées à son sexe comme celle (que l'on rencontre aussi en France) de vieux patients qui ne veulent pas être examinés par des femmes. On voit également qu'elle n'est pas soutenue par sa hiérarchie dont le mot d'ordre semble être "pas de vagues". Enfin le statut de la santé ne semble pas être une priorité dans sa commune, la route d'accès à la clinique n'étant pas goudronnée. Maryam est donc tentée par l'exil mais elle se heurte aux restrictions de liberté de circulation pour les femmes qui ont besoin d'une autorisation à jour de leur tuteur légal (père ou époux) pour voyager**. Or son père est absent et ne peut lui remplir le document à temps. C'est donc par un concours de circonstances que Maryam se retrouve candidate aux élections municipales***, son engagement presque malgré elle l'amenant à s'exposer face caméra aux préjugés des médias et à des électeurs aux mentalités rétrogrades et ainsi assumer un héritage familial longtemps considéré comme un boulet.
Car ce qui rend le film passionnant est le fait que ce caractère engagé et quasi documentaire se double d'une dimension intimiste à résonance quelque peu autobiographique mais qui donne aussi au film un caractère universel. En effet parallèlement à Maryam, le film dresse un portrait de son père Abdelaziz qui est musicien et veuf inconsolable. Loin des clichés sur les hommes saoudiens, on découvre que la diversité existe aussi en Arabie Saoudite (comme partout ailleurs dans le monde) et que les hommes différents de la norme sont également victimes du système répressif de leur pays. Ainsi les propos de Abdelaziz sur sa femme font comprendre que leur couple était anti conformiste (c'est elle qui l'a choisi, elle était chanteuse et dotée d'une forte personnalité etc.) et que si leurs filles ont été élevées d'une manière libérale et progressiste, elles subissent en retour un certain ostracisme social par le fait notamment d'être plus ou moins exclues du marché matrimonial. Le statut de la musique (et de l'art en général****) longtemps banni du royaume évolue logiquement en parallèle de celui de la femme. Abdelaziz et son groupe obtiennent le droit de partir en tournée et sont recrutés pour former un orchestre national. En ce sens, les scènes de concert où l'on entend des chansons à la gloire des femmes ne sont pas contrairement à ce que j'ai lu un paradoxe. Il s'agit de la sensibilité féminine des hommes qui peut enfin s'exprimer librement, même si la menace des extrémistes fondamentalistes n'est pas occultée. On remarquera ainsi l'audace d'un film dans lequel les rôles genrés sont inversés, Abdelaziz se battant pour chanter et faire de la musique alors que sa fille investit la tribune politique*****.
* Les femmes saoudiennes ont obtenu le droit de conduire en 2018.
** Preuve de l'évolution rapide du pays, cette mesure a été abolie en 2019.
*** Là encore il s'agit d'un droit récent, les femmes ayant pu exercer le droit de vote et d'éligibilité à partir de 2015.
**** Depuis "Wadjda" (2013), des salles de cinéma ont ouvert dans un pays qui avant 2018 n'en comptait quasiment aucune. Et le recrutement des comédiens et conditions de tournage de "The Perfect Candidate" ont été beaucoup plus faciles.
***** Si l'évolution de l'Arabie saoudite suit avec 1/2 siècle de retard celle de la France (où jusqu'en 1944 les femmes ne pouvaient voter et jusqu'au milieu des années 60, voyager ou travailler sans autorisation d'un homme), le poids des femmes en politique et dans les plus hauts postes à responsabilité reste inférieur à celui des hommes. La conquête n'est pas achevée.
"Marché noir" a reçu Le Prix du Jury lors du festival du Film Policier -Reims Polar pour sa 38ème édition, édition qui a également récompensé un autre polar iranien "La Loi de Téhéran" (2021) avec le Grand Prix.
"Marché noir" évoque l'économie parallèle qui s'est développée en Iran autour du trafic des devises, principalement des dollars américains. La première séquence du film est extrêmement prometteuse car le film commence directement par une scène de crime. La tension est là d'emblée avec la pression croissante de la famille des trois hommes disparus qui ne cesse de s'accroître sur les épaules du personnage principal. Il s'agit d'Amir, jeune homme au passé aussi chargé que ses tatouages qui est devenu l'homme de confiance du meurtrier, un patron véreux pour aider son père qui travaille comme gardien dans son abattoir. Abattoir qui comme on l'apprend très vite n'est qu'une couverture dissimulant un marché noir de transactions financières menacé par les descentes policières mais aussi par les règlements de comptes entre les trafiquants.
"Marché noir" est un polar efficace et bien structuré autour de son axe principal (le crime sera-t-il découvert? Amir finira-t-il par craquer?) Néanmoins il y a quelques grosses ficelles scénaristiques (on a du mal à croire à la naïveté du patron qui vient se jeter dans la gueule du loup et à celle d'Amir qui l'a attiré en pensant que la famille des défunts veut seulement lui parler). D'autre part, Amir est un personnage bien peu consistant. Il semble subir tout ce qui lui arrive, être ballotté au gré des événements, tiraillé entre son père avec lequel il a une relation conflictuelle (mais à peine ébauchée) et Asra, parente de l'un des défunts, tenace et perspicace (seul personnage féminin important du film qui d'ailleurs a le dernier mot mais qui méritait lui aussi d'être davantage creusé) sans avoir de volonté propre.
Parfois il vaut mieux ne pas écouter les critiques et suivre son intuition. La réalisatrice du superbe "Wadjda" (2013) ne pouvait pas, même dans le cadre formaté des studios hollywoodiens, avoir totalement perdu son talent. Et de fait, ce "Mary Shelley" tout en respectant les conventions du biopic moderne (histoire d'amour, œuvre expliquée par la vie etc.) est d'une âpreté inhabituelle pour un film de ce genre. Pour parvenir à écrire "Frankenstein", Mary Shelley (Elle FANNING) va devoir s'écarter du droit chemin et traverser "la vallée des ombres". En effet, Charlotte Brontë dans "Jane Eyre" explique très bien en quoi les horizons limités dans lesquels évoluaient les femmes de l'époque victorienne entravaient leurs capacités créatrices. Mary ne fait pas exception à la règle. Sa passion pour les romans gothiques ne parvient pas à se transmuer en une œuvre originale parce que celle-ci qui n'a que 16 ans au début du film manque de vécu. Néanmoins elle trouve une source d'inspiration dans la vie tumultueuse de sa mère, une ardente féministe morte peu de temps après l'avoir mise au monde. Comme le reste de sa famille est plutôt insignifiant (les idées libérales du père ont inspiré Percy Shelley mais en tant que père, il est transparent) à l'exception de sa demi-soeur Claire qui va suivre ses traces, Mary ne va pas avoir beaucoup de difficultés à s'en échapper. Mais il n'en reste pas moins que les issues (tant psychiques que matérielles) passent par la dépendance vis à vis d'un homme (c'est d'ailleurs la même chose pour "Jane Eyre"). C'est dans l'analyse de la relation entre Mary et Percy ainsi que l'étude de leur environnement que le film est le plus intéressant. En effet après avoir commencé de façon idéalisée à l'image des romans que lit Mary, leur histoire prend une tournure de plus en plus amère lorsqu'elle doit partager le mode de vie chaotique et dissolu de Percy qui passe le plus clair de son temps à fuir les créanciers, à boire et à séduire. Son entourage, à l'image de Lord Byron (qui a fortement inspiré Rochester, personnage typiquement byronien) n'arrange pas les choses. Haifaa AL MANSOUR insiste sur la difficulté pour les femmes à se faire une place parmi ces écrivains narcissiques, décadents et immatures même si Percy Shelley tout comme dans un autre domaine Pierre Curie ont joué un rôle essentiel pour que l'œuvre de leurs compagnes soit reconnue publiquement. Le confinement et les contraintes pesant sur les femmes victoriennes ne sont finalement pas si éloignés de ceux que subissent les femmes saoudiennes et on observe que dans les deux cas ce sont les hommes qui fixent les règles du jeu dans la vie de couple en ignorant ce que peut ressentir leur femme. Bref, sous ses airs classiques voire académique, le film donne à réfléchir et est plus pertinent et audacieux qu'il n'y paraît.
Les sociétés arabo-musulmanes sont les championnes de l'invisibilisation des femmes. Séparées des hommes, soustraites le plus possibles à leurs regards (et à leurs oreilles), "effacées" de l'espace public et de la généalogie, elles sont confinées dans leur foyer et étroitement contrôlées dans leurs activités et déplacements. Elles sont en effet implicitement accusées de détourner les hommes de Dieu (un Dieu tout sauf neutre quand on sait qu'au paradis 72 vierges attendent les "heureux élus"). Evidemment ce puritanisme patriarcal répressif est un cercle vicieux qui "valide" la vision diabolique de la femme puisque la frustration génère la concupiscence et l'agression sexuelle (une scène du film qui met en présence Wadjda et un ouvrier de chantier révèle que sous le carcan puritain, il y a un culture du viol qui nous est également très familière en occident). La pression sociale sur la réputation des femmes les rend dociles car c'est "cela" qui fait leur valeur. Cela et leur capacité à engendrer des enfants mâles dont ces sociétés puritaines et patriarcales ont besoin pour se perpétuer à l'identique.
Cependant, l'existence même du film, le premier réalisé officiellement en Arabie Saoudite qui plus est par une femme mettant en scène d'autres femmes et fillettes est un signe incontestable de changement et d'ouverture. Certes, l'absence de salles de cinéma dans le pays explique qu'il ait pu se faire mais le fait même de montrer à visage découvert devant un écran des saoudiennes (même si le casting ne fut pas des plus faciles) est un acte fort qui préfigure les droits qu'elles ont acquis depuis, notamment celui de conduire en 2018. C'est d'ailleurs autour de ce droit fondamental que tourne le film. La mère de Wadjda, tout comme sa fille apparaissent lorsqu'elles sont chez elles comme des femmes modernes, peu différentes de leurs homologues occidentales. Wadjda écoute du rock, porte des converses, met des élastiques de toutes les couleurs dans ses cheveux et fabrique et vend des bracelets. Sa mère, très jolie et coquette est également une femme active qui exerce le métier de professeur. Mais dès qu'elles passent la porte, c'est une autre affaire. Alors que Wadjda est en lutte ouverte contre sa directrice d'école qui a si bien intégré les règles qu'elle est devenue une véritable sentinelle de la morale religieuse, sa mère doit affronter un parcours du combattant pour rejoindre son travail étant donné qu'elle dépend des hommes pour se déplacer et elle doit également subir l'affront d'être répudiée par son mari à qui elle ne peut donner de fils au profit d'une autre femme.
C'est pourquoi la lutte pour l'émancipation passe par l'acquisition d'un simple vélo. Un vélo qui permet de se déplacer librement et d'être sur pied d'égalité avec Abdallah, le meilleur ami de Wadjda. L'amitié des deux enfants qui déjoue naturellement les règles pour passer du temps ensemble est en soi la plus belle transgression de l'ordre moral stupide qui règne par ailleurs. Et comme souvent, ce sont les enfants qui indiquent le chemin à suivre comme finira par le reconnaître la mère de Wadjda.
"Taxi Téhéran" est un formidable témoignage du paradoxe dans lequel est plongé le cinéma iranien. D'un côté il existe dans ce pays une tradition d'éducation à l'image particulièrement poussée qui a fait éclore de grands cinéastes régulièrement primés dans les festivals. De l'autre, l'oppression du régime islamique sur le cinéma est très forte, imposant à l'ensemble du processus de création un code moral extrêmement contraignant et faisant peser sur les cinéastes comme sur le reste de la société une lourde chape de répression.
L'oppression subie par la société iranienne est plus que palpable dans "Taxi Téhéran". Il s'agit en effet d'un film réalisé clandestinement par un cinéaste, Jafar PANAHI qui depuis 2010 n'a plus le droit de réaliser des films, de donner des interviews et de quitter son pays. Face à ce verdict intolérable, Jafar PANAHI a choisi de résister pour ne pas se laisser détruire. Dans "Taxi Téhéran", il s'improvise chauffeur de taxi collectif afin de tromper les autorités mais aussi parce que l'habitacle du véhicule, intermédiaire entre public et privé est un espace de contact et de discussion idéal où la liberté est préservée. L'oppression du régime est évoquée également à la fin du film quand l'avocate Nasrin Sotoudeh spécialiste des droits de l'homme elle aussi interdite d'exercice de son métier monte à bord du véhicule pour donner des nouvelles de l'héroïne d'un ancien film de Jafar PANAHI, "Hors jeu" (2006) qui s'intéressait aux femmes qui bravent l'interdiction de se rendre dans un stade.
Car même s'il se nourrit d'une importante matière documentaire, "Taxi Téhéran" n'en est pas un. Plus exactement, il joue beaucoup sur la frontière ténue entre fiction et réalité. Ainsi on apprend assez vite que les clients du taxi sont en fait des acteurs non professionnels (dont l'anonymat a été préservé pour des raisons de sécurité). L'un d'entre eux démasque en effet le cinéaste et dévoile aussi le dispositif fictionnel du film. Cette volonté de transparence vis à vis du spectateur appuie le discours du film qui oppose les visées moralisatrices du régime à la responsabilité individuelle de juger du bien et du mal à travers le processus de création filmique. L'Etat définit des normes moralisatrices pour l'ensemble de la société qui s'appliquent également aux films "diffusables". Jafar PANAHI effectue une remarquable mise en abyme. Sa nièce munie de sa propre petite caméra doit réaliser un film selon ces normes. Elle se retrouve face à un petit voleur qu'elle essaye de moraliser pour fabriquer un héros positif recevable par les autorités islamiques. Bien entendu il refuse de rendre ce qu'il a pris et évoque pour sa défense les injustices sociales qui brouillent les frontières entre le bien et le mal. Il ne peut le faire que parce qu'il est filmé par Jafar PANAHI qui montre une réalité sociale là où sa nièce doit fabriquer de toutes pièces la fiction que veulent les autorités.
Les films de Jafar Panahi sont indissociables du contexte dans lequel ils ont été réalisés. Comme ses jeunes héroïnes, Jafar Panahi a bravé les autorités religieuses iraniennes qui font pleuvoir les interdictions sur sa tête depuis près de 20 ans. Il a développé des méthodes éprouvées pour pouvoir continuer à tourner clandestinement en utilisant le format vidéo, moins surveillé et en employant une double équipe, la première, déclarée officiellement n'étant qu'un leurre pour lui permettre de pouvoir continuer à travailler.
"Hors-Jeu" se déroule durant le match de qualification de l'Iran contre le Bahrein pour la coupe du monde 2006. Le début, la fin et les quelques plans volés du match ont été tournés dans le stade Azadi et ses alentours, au moment des faits, donnant au film un aspect documentaire renforcé par la présence d'acteurs et actrices non professionnels. Le caractère d'urgence et d'interdit de ces séquences prises sur le vif se joue à un double niveau: dans le film avec ces filles qui cherchent à ruser pour entrer dans le stade coûte que coûte alors qu'elles n'en ont plus le droit depuis la révolution islamique de 1979 et derrière la caméra avec Panahi qui filme sous le manteau et à l'aveugle.
Le résultat, outre sa maîtrise globale (en dépit des conditions de tournage et d'une fin improvisée en fonction du résultat du match) est un témoignage saisissant de l'oppression subie par la jeunesse iranienne de la part des traditionalistes détenteurs du pouvoir. Le face à face des supportrices avec les jeunes soldats chargé de les parquer et de les surveiller dans un recoin extérieur du stade démontre que les garçons sont tout autant victimes que les filles du puritanisme. La plupart d'entre eux préfèreraient regarder le match. Mais ils sont sous pression et conditionnés comme le montre l'incroyable scène des toilettes où le soldat traque la moindre trace suspecte de cohabitation des sexes. L'humour, très présent met en relief l'absurdité du système et aussi son hypocrisie. Des filles parviennent toujours à se glisser parmi les garçons dans les tribunes (comme l'a fait la propre fille du réalisateur, lui donnant ainsi l'idée du film) de même que tout le monde en Iran se débrouille pour voir les films de Panahi pourtant interdits.
Je n'étais pas enthousiaste au début à l'idée de voir ce film. Je pensais l'avoir déjà vu et même plutôt 2 fois qu'une. En 1991 avec Cinq filles et une corde, un film chinois de Hung-Wei Yeh où 5 sœurs ne trouvaient d'issue à leur situation que dans la mort puis en 1999 avec le beaucoup plus connu Virgin Suicides de Sofia Coppola où 5 sœurs ne trouvaient d'issue à leur situation que dans la mort. Jamais deux sans trois, un cinéphile a réussi à me convaincre de retourner voir les 5 sœurs, non plus en Chine ou aux USA mais en Turquie. Non plus pour subir passivement leur destin mais pour ruer dans les brancards. Une révolte viscérale, physique comme dans Augustine où Alice Winocour la co-scénariste de Mustang filmait en 2012 une jeune femme hystérique hyper-sensuelle (jouée par Soko) dans une société hyper-corsetée, celle de la France du XIXeme siècle.
Mustang est en effet très supérieur aux deux titres précités parce qu'il ne se contente pas de filmer mollement les ravages du système patriarcal. Il a la rage, la fièvre de sa jeune héroïne, Lale dont le regard farouche, indompté ne nous quittera plus. Si elle fait corps avec ses sœurs, le film adopte son point de vue et c'est la seule des 5 qui du début à la fin ose dire non et cherche sans relâche une issue (autre que la mort s'entend). Il faut dire que le sort réservé à ses aînées ne lui laisse aucun doute sur ce qui l'attend, chaque tentative d'escapade se soldant par un tour de vis supplémentaire. Mais en dépit de sa réclusion, elle se fait de précieux alliés comme sa professeur (alors qu'elle n'a plus le droit d'aller à l'école) ou le jeune chauffeur-livreur Yasin (alors qu'elle n'a pas le droit de côtoyer un garçon). Mais l'ironie de l'histoire est que son plus grand allié devient (à son corps défendant) son plus grand oppresseur, l'oncle Erol lui-même dont la maison cadenassée et la voiture vont être des instruments essentiels de sa grande évasion (Eastwood étant un autre allié implicite).
En nous plongeant ainsi au cœur de ce système d'oppression, le film fait l'état des lieux d'une société schizophrène où un pas en avant est suivi de trois pas en arrière. L'éducation en particulier est montré comme la clé de l'émancipation des filles mais le poids du qu'en dira-t-on pèse si lourd dans les villages que leurs habitants n'hésitent pas à les en priver, se mettant ainsi hors la loi. Seules les villes semblent en mesure de résister à cette pression des forces les plus réactionnaires et obscurantistes. Istanbul pour Lale c'est le pays d'Oz. Et pour y aller, elle fait comme Dorothy, elle chausse ses plus beaux souliers rouges et part sur la route.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.