Voilà un biopic passionnant et d'utilité publique! Moins qu'un biopic, il s'agit d'un terrifiant récit d'apprentissage, celui d'un jeune homme sans personnalité qui sous la houlette d'un mentor méphistophélique va finir par dépasser le maître. Le jeune homme sans personnalité, c'est Donald Trump dans les années 70, l'héritier un peu terne d'un promoteur immobilier du Queens, lequel est en délicatesse avec la Justice. Motif? Discrimination raciale au logement. Donald fréquente les night-clubs huppés de New-York afin de dénicher la perle rare qui saura tirer son père (et lui-même) de ce mauvais pas. Il le trouve en la personne de l'avocat véreux Roy Cohn, ex bras droit de Joseph McCarthy, artisan de l'exécution des époux Rosenberg. Un serpent venimeux qui va le prendre sous son aile et lui enseigner l'art cynique de la "gagne" à tout prix soit la base du trumpisme: attaquer, nier, ne jamais s'avouer vaincu. Quant aux méthodes de Roy Cohn pour obtenir gain de cause, elles se résument à corrompre, faire chanter ou traîner en justice. Des méthodes de voyou et de mafieux. Avec un tel maître, Trump gagne effectivement à tous les coups et peut bâtir son empire immobilier véreux. Plus son ascension s'accélère, plus l'homme se déshumanise, y compris avec ses proches, plus son apparence se dégrade vers celle qui est la sienne aujourd'hui. Bref, on assiste à la naissance d'un monstre qui finit même par lâcher son mentor dès que celui-ci commence à montrer des signes de maladie. Car si le film n'est jamais explicite, il laisse entrevoir l'origine de la fascination de Roy Cohn pour Trump. Ceux qui connaissent la mini-série "Angels in America" (2003) se souviennent de Roy Cohn (interprété par Al PACINO) dire "Je suis un hétéro qui se tape des mecs". Donald Trump, c'est le mâle alpha WASP que Roy Cohn a toujours rêvé d'être, lui le juif homosexuel antisémite et homophobe. C'est sa haine de lui-même qui a poussé Roy Cohn dans les bras de Donald Trump jusqu'à ce que celui-ci ne le renvoie dans la catégorie des pestiférés. La scène où il fait désinfecter tout ce que Roy Cohn a pu toucher dans sa demeure fait penser aux propos de Jean-Marie Le Pen dans les années 80 sur les "sidaïques" qu'il fallait enfermer en "sanatorium" parce qu'ils pouvaient soi-disant contaminer par simple contact. Au cas où on ne se souviendrait pas que la désinformation est l'une des mamelles à laquelle s'abreuvent les populistes. Dans les rôles principaux, Sebastian STAN est tout à fait convaincant et Jeremy STRONG est saisissant.
"Vampyr : l'etrange aventure de David Grey" (1931) a sans nul doute contribué à fixer les codes du film de vampire, au même titre que deux autres classiques du genre, "Nosferatu le vampire" (1922) et "Dracula" (1931). Ainsi par exemple le professeur de "Le Bal des vampires" (1967) ressemble beaucoup au médecin de "Vampyr", l'auberge a également comme un air familier. Le film de Tod BROWNING partage par ailleurs avec celui de Carl Theodor DREYER le fait d'avoir été tourné au début de l'ère du cinéma parlant. Dans "Vampyr", cette transition se ressent particulièrement: les dialogues sont parcimonieux, les intertitres, nombreux (au point de m'avoir fait douter au début du film de sa nature parlante!), l'expressionnisme s'impose avec notamment un ballet d'ombres ayant parfois plus de consistance que les corps de chair et d'os, souvent noyés dans la brume (un effet involontaire au départ dû à un incident technique qui renforce le caractère de cauchemar éveillé du film). Cependant "Vampyr" est surtout un film surréaliste, sans solution de continuité narrative, peuplé d'images-symboles qui frappent l'esprit. C'est à la fois sa force et sa limite. Sur le plan de la technique cinématographique, le film est audacieux, multipliant les expérimentations visuelles dont une scène particulièrement marquante en caméra subjective où le personnage principal se retrouve cloué dans un cercueil. Mais le film est également très lent et décousu voire nébuleux avec trop de passages explicatifs, notamment la lecture des extraits du livre. Des scènes ont été perdues ce qui sans doute a contribué à cette impression de confusion dans l'intrigue. Tel qu'il est, "Vampyr" est inconfortable, malaisant, clivant, paradoxal, en tout cas bien moins accessible que les deux autres films cités au début de cette critique ce qui explique sans doute qu'il soit moins présent dans la mémoire collective. Si son importance dans l'histoire du cinéma est indiscutable, cela reste une oeuvre cinématographique bancale, très moderne par certains aspects et poussiéreuse sur d'autres.
Je m'étais dit qu'un jour je me plongerais dans la filmographie de Carl Theodor DREYER dont je ne connais que "Jour de colere" (1943) et encore, vu il y a très très longtemps. Mais je n'aurais peut-être pas dû commencer par "Gertrud", son dernier film. Certes, il est extrêmement bien réalisé. Comme tous les grands cinéastes issus du muet, la maîtrise de la mise en scène faites de plans-séquence millimétrés, de la composition de l'image et de la lumière est impressionnante. Mais le film est aussi un exercice de contention assez pénible où les personnages ont des postures si hiératiques, un débit si lent, un ton si monocorde qu'on finit par se demander si les statues et les tableaux ne sont pas plus vivants qu'eux. Alors bien sûr, la forme s'accorde au fond. Le film oppose une femme éprise d'un idéal amoureux à trois hommes qui n'ont pas su l'aimer. L'un parce qu'il a privilégié son oeuvre, l'autre sa carrière et le troisième enchaîne les aventures sans les prendre au sérieux. La mise en scène les juxtapose dans le même plan mais fait en sorte qu'ils ne se rencontrent pas. Gertrud semble ainsi enchaîner les monologues sans se connecter à son partenaire. Cela aboutit à un étrange décalage où elle proclame son amour à un amant au visage indifférent ou à l'inverse elle repousse un ancien amour pourtant plein de regrets sur la foi d'un faux pas commis par celui-ci dans le passé. C'est comme si Gertrud ne vivait pas dans le même espace-temps que les hommes à qui elle s'adresse et comme si ses sentiments pour eux étaient figés dans le marbre. C'est d'une certaine façon vrai puisqu'elle veut que l'on grave sur sa tombe "amor omnia" (l'amour est tout) après avoir choisi de rester seule. Mais cette conception mortifère, intellectuelle et inhumaine de l'amour assez proche du sacerdoce a très mal vieilli, porté par le jeu atone des acteurs qui récitent leur texte sans l'incarner. A côté de ce film, ceux de Ingmar BERGMAN et même ceux de Robert BRESSON sont revigorants, c'est dire!
"Flee" (et heureusement) n'est pas un énième film d'animation sur l'oppression du régime des Talibans en Afghanistan. Ces derniers n'occupent qu'une place périphérique dans le récit, même s'ils sont à l'origine de l'exil d'Amin et d'une partie de sa famille. En matière de violation des droits de l'homme et de traitements inhumains et dégradants, presque tout le monde est renvoyé dos à dos: le régime communiste de Kaboul à l'origine de l'arrestation et de la disparition du père d'Amin ainsi que de l'exil de son grand frère (pour échapper à l'enrôlement dans la guerre qui l'opposait aux moudjahidines soutenus par les USA); la police russe post-soviétique totalement corrompue qui harcèle Amin et sa famille à cause de sa situation irrégulière dans le pays; les passeurs qui les font traverser dans des conditions qui mettent leur vie en danger; les occidentaux qui regardent ces migrants comme des attractions touristiques, les enferment en centre de rétention et les traitent comme des parias; les procédures de demande d'asile qui obligent à trafiquer les faits etc.
Toutes ces péripéties proviennent du récit d'Amin, brillant universitaire d'origine afghane réfugié au Danemark que le réalisateur a rencontré lorsqu'il est arrivé dans son village alors âgé de 16 ans et avec lequel il est devenu ami. 20 ans plus tard, Jonas Poher Rasmussen a l'idée de le faire parler et de transformer ce témoignage en film d'animation, ponctué d'images d'archives live fournissant des repères historiques. L'animation elle-même est de deux sortes: réaliste dans les moments calmes, elle se transforme en esquisse lorsqu'on touche à la mémoire traumatique d'Amin, c'est à dire aux épisodes de fuite et d'arrestation (en cela, j'ai pensé à un autre récit de réfugiés de guerre transposé en animation "Josep") (2020) et aussi bien sûr à "Valse avec Bachir" (2007) pour la confession d'un traumatisme qui remonte peu à peu à la surface). Peu à peu, Amin est amené à se défaire de la version officielle de sa vie, telle qu'il l'a donnée à son arrivée au Danemark en tant que réfugié mineur isolé et telle qu'il nous la donne au début du film. En effet, même une fois à l'abri, on découvre que celui-ci est resté prisonnier de son passé qu'il a tenu secret et que celui-ci l'empêche de se projeter dans l'avenir. Hormis dans le domaine de sa carrière, Amin a tellement peur d'être trahi (comme il l'a été à plusieurs reprises) qu'il est devenu paranoïaque et répugne à s'engager. Ce réflexe de dissimulation recouvre une autre dimension de la personnalité d'Amin, son homosexualité, taboue en Afghanistan, qui colore son ressenti mais qu'il ne peut ouvertement exprimer qu'à son arrivée au Danemark. Enfin, le film est une réflexion sur le poids des liens familiaux: l'entraide s'avère être un facteur décisif dans la réussite de l'entreprise mais la séparation également. Quant à l'intégration, on voit bien comment elle est entravée par ces mêmes liens qui font passer la famille (et sa survie) avant tout autre engagement sans parler du sentiment de dette que Amin ressent envers ceux qui se sont sacrifiés pour lui.
"Wild men" est une comédie décalée sur la crise du mâle occidental. C'est le deuxième film du réalisateur danois Thomas Daneskov. Martin (Rasmus Bjerg) quadragénaire danois tout ce qu'il y a de plus "normal" mais ne supportant plus le manque de sens à sa vie décide sur un coup de tête de plaquer boulot, famille et confort pour partir vivre seul dans la nature norvégienne et renouer avec le mode de vie de ses ancêtres. A une nuance près. Les vikings vivaient en communauté et la seule que rencontre Martin dans son périple est une reconstitution qui prétend proposer une expérience authentique sauf qu'à l'époque des vikings, on ne payait pas sa nourriture en carte bleue. C'est sur ce genre de décalage entre l'apparence immémoriale des paysages grandioses et sauvages de la Norvège et la réalité d'un monde moderne qui n'a que des ersatz mercantiles à offrir que joue le réalisateur danois tout au long du film. Une règle du jeu que refuse Martin mais comme il ne sait bien évidemment pas non plus chasser et qu'il a faim, il s'improvise hors la loi en "braquant" (à l'arc) une station-essence. Par conséquent il va rencontrer son miroir inversé, lequel s'appelle Musa (Zaki Youssef), un trafiquant de drogue qui a réchappé d'un accident de voiture dans lequel il s'est blessé et pour qui vivre hors la loi n'est pas une lubie de privilégié incapable d'exprimer son mal-être comme Martin mais une question de survie. Le troisième homme important de l'histoire est le policier lancé à leurs trousses. Enfin lancé est un bien grand mot car il s'agit d'un vieil homme fatigué qui ne s'est pas remis de la disparition de son épouse. Les autres policiers semblent tout aussi peu motivés ce qui a provoqué un rapprochement avec "Fargo" dont Thomas Daneskov est fan. "Wild Men" n'a pas la profondeur du film des frères Coen mais il s'en rapproche par l'humour qui se dégage de ses situations absurdes et de ses personnages déphasés. Un agréable moment de cinéma.
Les nuits de Mashhad est le troisième long-métrage du réalisateur irano-danois Ali Abbasi. Il repose sur des faits réels à savoir le parcours d'un tueur en série ayant assassiné 16 prostituées entre 2000 et 2001 dans la ville sainte de Mashhad, deuxième ville la plus peuplée d'Iran (bien que pour des raisons évidentes, le tournage ait eu lieu en Jordanie). La réalisation, très classique repose sur un montage parallèle visant à nous faire prendre conscience des dysfonctionnements de la société iranienne. D'un côté Saeed Haneei (Mehdi Bajestani), un maçon, bon père de famille très croyant et ancien combattant de surcroît (de la guerre Iran-Irak) qui se transforme la nuit en nettoyeur, persuadé de mener une mission divine alors que les autorités ne lèvent pas le petit doigt pour l'arrêter. De l'autre, Rahimi, une journaliste (Zar Amir Ebrahimi, prix d'interprétation féminine au festival de Cannes 2022) enquêtant sur les faits avec pugnacité mais à qui ces mêmes autorités ne cessent de mettre des bâtons dans les roues. Par la suite, la confusion entre le bien et le mal s'accentue encore quand au moment de son procès, Saeed Haneei est acclamé par une partie de la population qui le considère comme un justicier et réclame sa libération. Bénéficiant de complicités jusqu'au sein de la prison où il est enfermé, celui-ci continue donc à penser qu'il est intouchable alors que Rahimi, elle, paraît bien seule dans cette société machiste. Même si elle développe une relation d'estime avec son collègue journaliste, c'est elle qui s'expose et s'exposer en Iran quand on est une femme peut être mortel.
Même si le ton est parfois trop appuyé, le film dresse un portrait saisissant de l'hypocrisie voire de la schizophrénie de tout un pays obsédé par la pureté des moeurs (ou du moins sa façade sociale) au point d'ériger en héros un assassin qui lui-même justifie ses crimes par la religion alors que le film montre frontalement l'ivresse de la toute-puissance et la jouissance sexuelle qu'il en tire. C'est d'ailleurs ce qui finit par lui valoir les foudres d'autorités qui après l'avoir longtemps laissé courir comprennent qu'elles risquent d'être débordées par le désordre qu'il déchaîne sur son passage. Quant aux prostituées, elles représentent évidemment la poussière sous le tapis, métaphore illustrée littéralement par les méthodes du tueur, retranscrites de façon clinique et prêtes à être reproduites à la génération suivante qui n'en perd pas une miette. Rahimi, personnage fictif dérange cet ordre des choses: ni soumise, ni diminuée par la drogue, sa voix ne peut être étouffée en dépit des intimidations dont elle fait l'objet. On comprend le symbole du prix d'interprétation à une actrice obligée de s'exiler en France à la suite d'une affaire de "revenge porn" l'ayant brutalement privée de carrière en Iran.
Je n'ai vu à ce jour que deux films de Lars von TRIER ("Breaking the Waves" (1996) et "Mélancholia") et j'ai été frappée par leur trame similaire. Les deux films sont centrés sur une jeune femme que sa rupture sociale reconnecte à la nature. Elle devient alors surpuissante, provoquant miracles ou cataclysmes tout en s'autodétruisant. D'une certaine manière, Lars von TRIER fait revivre la figure tant redoutée de la sorcière, cette femme dont le savoir empirique fut éradiqué par la rationalité triomphante et si masculine de l'Humanisme du XVI° siècle (car contrairement aux idées reçues, les sorcières furent brûlées à la Renaissance et non au Moyen-Age). Cependant, la rationalité scientifique incarnée par John (Kiefer SUTHERLAND) ne peut rien contre la sombre dépression de Justine (Kirsten DUNST) qui semble attirer Melancholia comme un aimant. De même que toute sa fortune échoue lamentablement à réussir le mariage de celle-ci ou à la rendre heureuse. Le film qui comporte deux parties (comme il comporte deux planètes et deux soeurs) montre dans un premier temps l'échec de John en tant que patriarche à prendre le contrôle des femmes de sa belle-famille au travers du naufrage d'une cérémonie de mariage pourrie de l'intérieur. Puis la deuxième partie narre son échec en tant que scientifique à prendre le contrôle de la trajectoire de la planète Melancholia. Avec sa disparition, c'est tout un ordre du monde qui s'écroule. Ne restent plus que des femmes, des jouets d'enfant, une cabane faite de quelques branches, outils qui face à l'inéluctable apocalypse sont ramenés au même niveau que le télescope sophistiqué et l'immense et luxueux domaine tiré à quatre épingles de John et Claire (Charlotte GAINSBOURG) qui fait un peu penser par sa géométrie aux jardins du château de "L Année dernière à Marienbad" (1961). Le génie propre de Lars von TRIER réside dans ce travail mettant en relation les échelles macro et micro cosmiques, la société humaine et ce qui la dépasse (mais dont elle dépend). Dans "Melancholia" à défaut de créer l'éco-anxiété, il a créé la "cosmo-anxiété" au travers du personnage de Claire qui contrairement à Justine souhaite continuer à vivre notamment pour son fils. Enfin "Melancholia" se caractéristique par sa majestueuse beauté. Construit comme un opéra avec une introduction résumant le film et deux parties, il est baigné par la musique de "Tristan et Isolde" de Wagner et des images oniriques très picturales dont celle de son affiche qui représente Justine qui telle Ophélie flotte dans une rivière-tombeau baignée de fleurs ou bien tente en vain de s'arracher à des branches griffues qui l'empêchent d'avancer. Sous la surface de la pelouse et des arbres bien taillés grouille un psychisme humain insaisissable et potentiellement terrifiant.
Je n'avais plus regardé de film de Thomas VINTERBERG depuis son percutant "Festen" (1998). "Drunk" aborde lui aussi un sujet délicat et il le fait avec beaucoup d'humanité. Du début à la fin, tous les paradoxes de l'alcool sont explorés et c'est bien parce que les facettes lumineuses et sombres du produit ne sont jamais séparées que le film atteint cette puissance. De façon assez ironique, le lieu central du film est une école dans laquelle derrière une apparence respectable l'alcool coule à flots et sans entraves. Chez les élèves mais aussi chez leurs enseignants quadragénaires gagnés par le mal de vivre. L'un d'eux attire particulièrement le regard avec ses grands yeux tristes: c'est Martin (Mads MIKKELSEN) qui voit sa vie lui échapper: il est en difficulté dans son travail et sa famille l'ignore. Alors en dépit de ses réticences (liées peut-être à un passé déjà agité par la substance) il se laisse tenter avec trois de ses amis (dont Tommy joué par Thomas BO LARSEN déjà vu dans "Festen") (1998) par l'expérience consistant à vivre au quotidien avec de plus en plus d'alcool dans le sang. Et c'est le début de l'engrenage. L'alcool réenchante sa vie, anime ses cours, le rend créatif et alerte. Et il est rappelé combien les substances psychotropes ont pu jouer un rôle créatif (même s'il n'est pas mentionné au profit d'Hemingway, on pense à Rimbaud). Combien leur effet désinhibant peut être magique en stimulant les capacités, augmentant la confiance en soi, l'initiative et la prise de risques. Mais dans le même temps, l'addiction finit par produire ses effets ravageurs, détruisant la vie sociale, la vie intime, la vie tout court. La fin est particulièrement admirable, faisant se succéder une scène de deuil et une scène inoubliable de danse en apesanteur dans un lâcher prise total après la libération de la parole.
De même qu'il fallu quatorze ans à Babette pour toucher le gros lot et être en mesure de préparer le somptueux dîner gastronomique français qui donne son titre à la nouvelle de Karen Blixen dont le film est adapté, il fallut quatorze ans pour que le réalisateur Gabriel Axel parvienne à obtenir les crédits nécessaires à la réalisation du film. Les conseillers qui accordent les subventions de l'institut du cinéma danois jugeaient le scénario trop mince pour un long-métrage et pensaient également qu'il n'intéresserait pas un public moderne. Raté! Car c'est l'austérité de la première partie du film qui par contraste donne l'eau à la bouche lorsqu'arrive le moment du plantureux repas. Qui n'a jamais rêvé d'être assis à la table des convives pour goûter des mets qui au mieux se dégustent une fois par an à noël (les cailles farcies aux truffes et au fois gras, le caviar) mais la plupart du temps sont tout simplement inaccessibles au commun des mortels (les grands vins, la soupe de tortue qui avec les fruits confits me font penser au repas gargantuesque qui clôt "Le général Dourakine" de la comtesse de Ségur!)
"Le Festin de Babette" est un film d'oppositions mais aussi un film de médiations. Opposition entre les pays nordiques (La Norvège dans la nouvelle, le Danemark dans le film) et son austérité luthérienne et la France vue comme un pays de débauchés, entre Martine et Philippa, les deux vieilles filles puritaines et soumises et Babette, ex chef cuisinière d'un grand restaurant et ex Communarde, entre les acteurs scandinaves issus pour la plupart des films de Dreyer et de Bergman et la française Stéphane Audran plutôt abonnée à des rôles de femme fatale ou de bourgeoise, entre l'amour et l'art vus comme autant de tentations diaboliques (comme par hasard l'air que Achille Papin fait chanter à Philippa est "La Ci Darem la Mano" extrait de Don Giovanni et les victuailles apparaissent aux deux sœurs comme des émanations de l'enfer, un véritable sabbat de sorcières) et une conception de la foi ascétique qui implique de renoncer à toutes les formes de plaisir terrestre pour se consacrer à Dieu et à son œuvre.
Toute la beauté du film réside dans le fait que la médiation l'emporte sur l'opposition et la vie sur la mort, du moins un bref instant (la dernière image de ce point de vue est éloquente). En effet la petite communauté luthérienne dirigée par Martine et Philippa (prénoms en relation avec Martin Luther et son ami Philippe Melanchthon) se déchire sous leurs yeux consternés et impuissants et c'est le festin de Babette, pourtant accueilli avec un mélange de crainte et d'ignorance qui paradoxalement va faire communier ses membres, leur apporter la paix du cœur et de l'esprit en comblant leurs sens et ce alors qu'ils avaient juré de nier l'effet que le repas aurait sur eux. Preuve s'il en est que la vraie spiritualité prend ses racines dans la sensualité (ce qui est d'ailleurs le message originel du christianisme!) et que le puritanisme lui est parfaitement stérile. La médiation, c'est également celle qu'accomplit le général Lorens Löwenhielm, seul convive à ne pas appartenir à la secte et qui en fin connaisseur commente chaque plat et chaque vin pour finir par reconnaître la signature de l'artiste des fourneaux qui se cache derrière le repas*. C'est enfin celle du réalisateur né au Danemark mais élevé en France et accomplissant sa carrière théâtrale et audiovisuelle dans les deux pays entre lesquels il effectue de nombreux allers-retours. Il a par ailleurs mis en scène de nombreux classiques français au Danemark.
* D'ailleurs la séquence du repas est l'occasion d'un total renversement de valeurs, les luthériens devenant des profanes ignares et le général, leur guide spirituel.
C'est un film coup de poing dont la force me prend aux tripes à chaque nouveau visionnage. Bien meilleur à mon avis, bien plus convaincant que le "Ruban blanc" qui traite également du fascisme ordinaire tapi à l'intérieur des familles si respectables en apparence de l'Europe "boréale" chère à l'extrême-droite. Mais Vinterberg n'a reçu que le prix du jury alors qu'Haneke a eu la palme. C'est dommage.
On a beaucoup critiqué les principes du dogme 95, cette nouvelle vague cinématographique danoise lancée sous l'impulsion de Vinterberg et Von Trier en réaction aux superproductions hollywoodiennes bourrées d'effets spéciaux. Mais outre le fait qu'il n'a jamais été question de suivre le dogme à la lettre (ce qui serait un comble pour un film qui repose sur la transgression), le résultat dans Festen est saisissant de par la parfaite adéquation entre le thème traité (la révélation d'un secret de famille qui provoque un séisme) et le style employé (une caméra à l'épaule scrutant les visages à la manière de Cassavetes).
On pense forcément à la "Règle du jeu" de Renoir devant cette grande maison bourgeoise où l'on passe sans arrêt de l'étage des maîtres et de leurs invités qui fêtent l'anniversaire du patriarche à celui des domestiques. Sauf que si les premiers se livrent au grand cirque des faux-semblants, ce n'est pas le cas des seconds qui aident au contraire Christian, le fils aîné victime d'inceste dans son enfance à déjouer la règle du silence. Le sous-sol des cuisines tout comme l'eau ou le tube d'aspirine sont autant de métaphores des pulsions et secrets enfouis qui cherchent à remonter à la surface. Si bien qu'à chaque nouvel échec, les domestiques poussent Christian à retourner dans l'arène de la cérémonie jusqu'à ce que la vérité éclate.
Et cela finit par marcher. La maison se lézarde de tous côtés. On observe une montée progressive de la violence contre Christian pour tenter de préserver l'unité familiale. A la torture psychologique (tentative de la mère pour diffamer son fils, propos humiliants du père) succède la violence physique lorsque le frère cadet passablement déséquilibré et ses amis jettent Christian hors de la maison puis l'attachent à un arbre dans la forêt non sans l'avoir frappé au préalable. Cette violence est redoublée par l'arrivée de Gbatokai, le fiancé noir d'Hélène, sœur cadette de Christian, qui déclenche un déchaînement de racisme dans l'assemblée. Comme Christian, Gbatokai fait figure d'intrus, de "corps étranger" dont il faut se prémunir. Le conflit ne se dénoue que par la lecture de la lettre de Linda, la sœur jumelle de Christian qui s'est suicidée à cause des abus sexuels dont elle a été victime au même titre que son frère. Linda dont le fantôme est omniprésent tout au long du film.
La parole a valeur de libération. Christian peut construire sa vie alors qu'il en était empêché. Il brise le cercle de la fatalité qui consistait à reproduire les mêmes abus de génération en génération (l'intervention du grand-père permet de comprendre que le père a subi lui aussi des abus).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.