Trois heures de film pour raconter trois jours de la vie de Jeanne Dielman (Delphine SEYRIG), la quarantaine, veuve, mère au foyer d'un garçon de 16 ans: trois jours dans la prison physique et mentale de la ménagère de moins de 50 ans, trois jours rythmés par une multitude de gestes répétitifs dédiés aux tâches domestiques, cette fameuse charge mentale qui pèse encore majoritairement sur les épaules des femmes. Le film de Chantal AKERMAN apparaît comme le précurseur de tout un courant d'oeuvres contemporaines dédiées à l'aliénation domestique. Dans une succession de plans fixes parfois étirés jusqu'à l'épuisement, on suit le lent et inéluctable déraillement de la vie de Jeanne. La première journée est sans qu'on le sache de prime abord la dernière d'une longue série de "journées type". On y voit Jeanne accomplir mécaniquement son "devoir" lequel commence (dans le film) par le "devoir conjugal" qui se confond avec la prostitution puisque Jeanne qui est veuve dépend pour vivre des clients réguliers qu'elle reçoit en fin d'après-midi à raison d'un par jour quand son fils est à l'école. Cette tâche est mise sur le même plan que la préparation du dîner, Jeanne faisant cuire ses pommes de terre pendant la demi-heure où elle reçoit. Et il en va de même du reste de la journée, de la soirée, du lendemain matin et du début d'après-midi: une succession ininterrompue (sauf par les quelques heures de sommeil coupées au montage) de tâches domestiques répétitives sous le regard d'une mise en scène qui l'est tout autant. Le caractère carcéral, étouffant, oppressant de cette vie enfermée dans une routine ne se mesure pas seulement au fait que Jeanne passe 22h sur 24 entre les quatre murs de son deux-pièces mais il se manifeste aussi par sa solitude, sa méticulosité, sa psychorigidité, son mutisme. La seule personne qui lui pose des questions personnelles est son fils au moment du coucher mais le positionnement de Jeanne tout au fond de l'image quand son fils est au premier plan suffit à souligner combien elle cherche à esquiver le contact. La deuxième journée confirme son refus de l'intimité et le vide de sa vie: elle refuse l'invitation d'une femme rencontrée en ville à prendre le thé et ne trouve rien à écrire à sa soeur. Parallèlement on observe un début de perte de contrôle dans le fait qu'elle laisse cuire trop longtemps les pommes de terre ce qui la désoriente et décale le planning de toute la soirée. La dernière journée commencée une heure trop tôt confirme à de petits détails que Jeanne déraille: elle fait tomber des objets, oublie de rincer sa vaisselle, ne parvient pas à boire son café au lait, ne trouve pas son journal quotidien dans la boîte aux lettres, sa place habituelle à la brasserie où elle aime passer un moment en début d'après-midi est occupée, les commerces où elle fait les courses sont encore fermés, le bébé qu'elle garde sur l'horaire de midi ne supporte pas d'être approché par elle etc. Toutes ces petites choses insignifiantes en apparence s'accumulent jusqu'à l'explosion silencieuse qui conclue le film.
"Corps perdu" est le premier film réalisé par Lukas Dhont en 2012. Il annonce à un double titre ses deux premiers longs-métrages. Le milieu de la danse classique est celui dans lequel évolue Lara, l'héroïne de "Girl" alors que le titre souligne l'importance de l'enjeu de la mutation du corps adolescent dans ses films non en fonction de la nature mais du choix de la personne qui l'habite (qu'il souhaite le féminiser comme dans "Girl" ou le viriliser comme dans "Close"). Dans "Corps perdu", Lukas Dhont confronte Miller, un danseur de ballet âgé de 16 ans très incertain sur tous les plans à un séduisant voyou qui s'incruste dans sa chambre pour échapper à la police. On peut se demander dans quelle mesure l'inconnu n'est pas la matérialisation de l'homme que rêve d'être Miller. Le fugitif passe en effet une partie de la nuit dans son lit avant d'échanger sa place avec lui et de même, il échange ses habits avec ceux de Miller, passant du rouge au bleu (comme dans "Matthias et Maxime" de Xavier Dolan, onirisme et passion sont au programme) Miller revêt par ailleurs la veste que l'homme a laissé dans la chambre, telle une seconde peau avant de se contempler dans le miroir de la salle de bains. Un leitmotiv du film puisque qu'avant la rencontre (la mue?) Lukas Dhont a filmé sa peau de près au même endroit et dans la même situation. L'acharnement de Miller à coller aux basques de l'homme de ses rêves ("Ce rêve bleu/Je n'y crois pas, c'est merveilleux
/Pour moi, c'est fabuleux/Quand dans les cieux/Nous partageons ce rêve bleu à deux/Nous faisons ce rêve bleu à deux") est lié au fait que celui-ci pourrait lui indiquer le chemin pour atteindre son but, lui qui ne "connaît pas la route" pour devenir un adulte accompli.
"Close" commence au seuil de l'adolescence dans une sorte de paradis édénique. Une bulle à l'écart du monde où règne une innocence permettant le développement d'une amitié fusionnelle entre deux garçons, Léo et Rémi grâce au regard bienveillant de parents compréhensifs, en particulier les mères (Léa DRUCKER et Emilie DEQUENNE). Arrive une rentrée délicate, celle des 13 ans et patatras, tout s'effondre tant la relation tendre entre Rémi et Léo paraît tendancieuse aux yeux des autres. Ce sont des questions insidieuses, des remarques insultantes, une exclusion du groupe des garçons dominants qui comme dans toute cour d'école classique s'adonnent aux sports collectifs en occupant l'essentiel du territoire. Le film se focalise alors sur Léo qui éprouve de la honte vis à vis de son ami et commence à se détacher de lui pour s'intégrer au groupe dominant. Comme dans "Girl" (2018)", le premier film de Lukas DHONT où une adolescente transgenre pratiquait la danse pour façonner son corps à l'image de ses rêves, Léo se met à pratiquer le hockey sur glace pour se protéger, paraître plus viril et faire ainsi disparaître les stigmates de la "tapette". Rémi de son côté est touché en plein coeur par le rejet de celui qui était comme un frère jumeau. Quant à Léo, il va se retrouver avec un fardeau de culpabilité beaucoup trop lourd pour lui. On a beaucoup ironisé sur les images des deux garçons courant dans les champs de fleurs sauf que d'une part ces champs font partie de leur quotidien (les parents sont floriculteurs) et de l'autre une scène se situant au tournant du film montre celles-ci piétinées par la machine qui les cueille, ne laissant que la terre nue. Lukas DHONT montre avec la sensibilité de celui qui a vécu cette expérience la difficulté de grandir hors des sentiers battus à une période de la vie où il ne semble exister que deux choix possibles: se conformer ou disparaître. "Close" a ainsi un double sens qui reflète l'histoire du film. Il signifie à la fois "proche" et "fermé".
"Le Silence de Lorna", cinquième film des frères Dardenne est plus posé que leurs films précédents, plus distancié aussi. Il est également ouvert à l'interprétation: on peut y voir une histoire d'amour comme un film d'horreur (l'ellipse centrale produit d'ailleurs un effet de basculement de l'une à l'autre). Le facteur humain imprévisible qui fait dérailler la machine capitaliste bien huilée jusque dans ses rouages les plus sordides est au coeur du cinéma des frères Dardenne. Dans ce film, il se situe dans la tête, dans le coeur et dans le ventre de l'héroïne, Lorna (Arta DOBROSHI). Pièce maîtresse d'un trafiquant d'êtres humains qui organise des mariages blancs, elle est à la fois un bourreau et une victime du système. Au début de l'histoire, elle croit maîtriser la situation et n'agir que selon ses intérêts, mais son "mari" de complaisance, un toxicomane que les trafiquants ont prévu "d'aider à en finir" s'avère bien plus encombrant que prévu. Lorna a beau se barricader, il parvient à se frayer un chemin jusqu'à sa conscience. Jérémie RENIER est une fois de plus excellent dans le rôle de ce paumé à la fois pathétique et touchant. Alors que Lorna le traitait au début du film littéralement comme un chien, elle finit par se rendre compte qu'il est le seul être véritablement humain dans le monde qui l'entoure au point que le reste n'a soudainement plus de valeur à ses yeux. Elle n'a donc logiquement plus sa place dans le système dont elle s'éjecte avant qu'il ne le fasse. La fin énigmatique dans la forêt traduit cette brutale sortie de route sans que l'on sache vraiment si Claudy a donné à Lorna le sens qui manquait à sa vie ou si elle est juste devenue folle.
C'est pour moi le meilleur film des frères Dardenne avec "Le Fils" (2002) et d'ailleurs ces deux films réalisés à trois années d'intervalle et qui interrogent les liens de filiation se font écho (de l'aveu des Dardenne, l'idée de "l'Enfant" leur est d'ailleurs venu sur le tournage de "Le Fils"). Dans les deux cas, les personnages masculins entament un périple dans la douleur qui va les amener à grandir et donc à assumer un rôle paternel auquel au départ ils étaient étrangers. Le tout dans une atmosphère de thriller social âpre de par son naturalisme documentaire avec des plans-séquence au suspense haletant. "L'Enfant" du titre est peut-être moins Jimmy le bébé que son géniteur Bruno (Jérémie RENIER), petite frappe insouciante et inconséquente qui semble n'agir que sur des coups de tête. Cet être immature vivant en marge de la société de ses petites combines et larcins et de l'allocation de sa compagne Sonia (Déborah FRANÇOIS) semble aux antipodes de ce que l'on peut attendre d'un père digne de ce nom. En dépit de signes négatifs envoyés au spectateur dès les premières secondes du film (à peine sortie de la maternité, Sonia trouve son appartement sous-loué par Bruno sur qui elle a bien du mal à mettre la main), celle-ci s'obstine à le considérer comme digne de confiance. Il faut dire qu'ils fonctionnent en miroir (caractéristique gémellaire accentuée par le blouson qu'il lui achète et qui est identique au sien). Tous deux ressemblent à des anges blonds vivant d'amour, d'eau fraîche et de gamineries. Une énergie juvénile qui relègue à l'arrière-plan la précarité sociale dans laquelle il vivent. Jusqu'à ce que Bruno cède à la tentation de l'argent facile et ne la trahisse dans un acte révoltant et irréfléchi dont il payera le prix cash mais qui le métamorphosera en adulte responsable. Jérémie Rénier et Deborah François sont tous deux excellents et le film, fort et prenant du début à la fin.
"Rosetta", Palme d'or 1999 est le film qui a fait connaître au monde entier les frères Dardenne et leur cinéma, mainte fois copié depuis mais qui demande un doigté dont ils ont seuls le secret: des intrigues mêlant drame social et suspense moral, un style plan-séquence et caméra à l'épaule collant aux basques de personnages toujours en mouvement ayant permis de révéler de jeunes (et moins jeunes) acteurs promis à de belles carrières (Emilie DEQUENNE, Jérémie RENIER, Olivier GOURMET), un dépouillement (par exemple dans les décors, l'apparence des personnages, l'absence de musique) tempéré par une caméra particulièrement fébrile. Contrairement au manichéisme d'un Ken LOACH qui divise souvent le monde dominé par le capitalisme libéral occidental entre gentils opprimés et méchants oppresseurs (mais pas toujours comme le montre "It s a Free World !") (2007), les marginaux des frères Dardenne sont tentés pour sortir de leur misère de devenir à leur tour des exploiteurs écrasant plus faible qu'eux (dans la logique elle aussi binaire de ce système fondé sur la compétition darwinienne). "Rosetta" correspond parfaitement à ce schéma. On y voit une jeune fille au comportement de sauvageonne vivant en marge de la société dans des conditions extrêmement difficiles (un camping dans les bois avec une mère immature à charge). Une battante certes mais dont les actes, dictés par les tripes (si contractées qu'elle est en proie régulièrement à des maux de ventre) la rende inapte à la vie sociale. Cercle vicieux qui l'amène dans une impasse puisque pour parvenir à ses fins (trouver un travail stable), elle commet une crasse qui ensuite vient la hanter jusqu'à ce qu'elle craque et tombe au final plus bas encore que là où elle en était auparavant. Pour peut-être enfin commencer à se relever?
"Girl" est un film qui en abordant un sujet sensible a déchaîné les passions. D'un côté ceux qui l'ont encensé (notamment les critiques qui lui ont décerné de nombreux prix (Caméra d'or, queer palm, meilleur premier film au festival de Londres, plusieurs Magritte etc.), de l'autre, ceux qui l'ont rejeté à commencer par les principaux intéressés, les transgenres, du moins ceux qui ont eu assez d'influence pour faire entendre leur voix. "Girl" ne prétend toutefois pas représenter la communauté dans son ensemble mais un parcours individuel inspiré d'une danseuse transgenre d'origine flamande bien réelle, Nora Monsecour qui a conseillé le réalisateur. Autre aspect important qui a mon avis invalide une partie des critiques et qui est occulté par la problématique transgenre, le film raconte l'histoire d'une trans de 15 ans qui par son entraînement acharné et le traitement qu'elle suit espère infléchir sa transformation dans le sens qu'elle souhaite. Le fait de beaucoup se regarder dans le miroir et de se focaliser sur les manifestations génitales de la puberté n'est donc pas déplacé dans un film qui traite autant de l'adolescence que de la transidentité. Et le fait que ce soit un acteur et danseur androgyne qui interprète le rôle n'est peut être pas réaliste mais sa composition n'en est pas moins remarquable.
Néanmoins le film n'est pas exempt de maladresses. Personnellement, j'en vois au moins deux. La première, c'est le fait que la mue de l'héroïne s'apparente à un chemin de croix dépourvu de joie. Lukas Dhont me semble avoir trop lu "La petite sirène" pour s'acharner à ce point sur la souffrance physique que s'inflige Lara par la danse. Une souffrance qui est montrée par ailleurs de façon aussi complaisante que dans "Whiplash" qui pourtant n'a rien à voir avec la transidentité mais qui illustre cette façon navrante d'associer art, compétition acharnée (avec les autres et/ou avec soi) et masochisme. On peut se demander d'ailleurs si Lara aime la danse ou si elle n'instrumentalise pas cet art pour modeler (ou plutôt torturer) son corps selon la conception qu'elle se fait de la féminité. Quoiqu'il en soit le réalisateur n'a aucun recul critique sur ce qu'il filme. La deuxième maladresse, c'est la manière dont le monde extérieur est dépeint. L'entourage de Lara est dépeint comme "compréhensif", "tolérant" etc. mais je l'ai ressenti comme intrusif, cherchant à connaître voire diriger de façon intolérable sa vie privée (je ne parle pas de ses soi-disant copines qui l'air de rien la mettent à l'écart et l'humilient mais du père qui entre dans la chambre quand elle est nue, lui pose des questions sur son orientation sexuelle et de son docteur qui la pousse à avoir une vie amoureuse, mais de quoi je me mêle?) Il est d'ailleurs étonnant que Lara qui vit de nos jours dans un pays développé avec de nombreux moyens pour rencontrer des personnes vivant la même expérience reste totalement coupée d'elles comme si elle était seule sur terre.
Pink is the new black. En tout cas pour les banlieusards conformistes vivant dans des lotissements pavillonnaires standardisés sous la surveillance les uns des autres. J'ai beaucoup pensé à l'Edward de Tim BURTON en revoyant "Ma vie en rose". Parce que c'est la même histoire d'un "fondamentalisme" social taillé au cordeau qui ne supporte aucune fantaisie, aucun écart. Le "freak" n'y a pas sa place et en cela, cette banlieue est métaphorique de la société toute entière.
Edward et Ludovic sont deux innocents sacrifiés sur l'autel des conventions. Edward le gothique avait pour malheur d'avoir des ciseaux à la place des mains. Ludovic est un petit garçon qui se ressent fille, aime le rose, la série Pam et les robes de princesse et veut vivre en conformité avec son genre psychique. Non seulement c'est naturel pour lui mais c'est essentiel. Et c'est ce qui provoque la zizanie dans sa famille et l'ostracisation de son entourage. Car si les garçons manqués peuvent à la rigueur être tolérés, les "filles manquées" elles n'ont tout simplement pas droit à l'existence. Cette inégalité de traitement est révélatrice du fait que l'un des piliers de la société conservatrice que ce soit en France ou aux USA est une conception stéréotypée de la masculinité qui passe par une phobie de tout ce qui est féminin (des cheveux longs au rose en passant par les bijoux, le maquillage etc.) Le film souligne très bien la cause de cette phobie qui est la confusion entre le transsexualisme et l'homosexualité, vue comme une calamité. Ludovic se fait ainsi traiter de "tapette" parce qu'il veut épouser un garçon. Mais lui ne se vit pas comme un garçon donc s'agit-il vraiment d'homosexualité? (Guillaume GALLIENNE se pose la même question dans "Les Garçons et Guillaume, à table !") (2013).
Le film pose donc des questions pertinentes, bénéficie d'une distribution impeccable que ce soit Georges du FRESNE dans le rôle de Ludovic ou Michèle LAROQUE et Jean-Philippe ÉCOFFEY dans le rôle de parents aimants mais incapables de prendre la mesure des enjeux puis désemparés et broyés par la grande machine normalisatrice multiforme (école, travail, logement) qui menace de détruire leur vie et leur amour pour Ludovic. L'hypocrisie des habitants de leur quartier qui agissent sournoisement pour les chasser tout en feignant de les accepter est bien relatée même si leur portrait individuel n'est pas très fin. Enfin le film bénéficie d'une chanson-titre bien trouvée de Dominique Dalcan chantée par Zazie et qui fait écho au titre ainsi que d'une esthétique binaire oscillant un réel de plus en plus terne au fur et à mesure de l'avancée de l'intrigue et un imaginaire hyper-kitsch inspiré d'une série girly "Pam" qui est le refuge de Ludovic. La fin, un peu trop appuyée est cependant maladroite.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.