A l'occasion de la mort à l'âge de 94 ans de Gena ROWLANDS, Arte rediffuse le documentaire de Sabine CARBON daté de 2017. On remarque au passage le changement de titre, "l'actrice et muse par amour" étant devenue "l'indépendante au cinéma et dans la vie". Façon de souligner la difficulté de trouver les mots justes pour dépeindre une actrice du cinéma indépendant américain exceptionnelle dans des rôles de femmes fortes et passionnées, s'aventurant en territoire inconnu, celui des gouffres s'ouvrant sous les pieds de ses personnages de femme au foyer gagnée par la folie, d'actrice hantée par la peur de vieillir ou de guerrière tenant tête à la mafia. Mais si elle a fait quelques prestations remarquées chez Woody ALLEN ou Jim JARMUSCH, c'est sous la direction de John CASSAVETES qu'elle a obtenu ses rôles les plus marquants, comme s'ils étaient les deux facettes d'une même pièce. Le film a ainsi bien du mal à ne pas se faire vampiriser par John et reste assez en surface. Néanmoins il a le mérite de restituer la totalité de la carrière de Gena ROWLANDS et notamment, celle qui a suivi la mort de son mari. Le temps ne s'est pas arrêté et c'est avec un certain étonnement que l'on découvre la vieille dame qu'elle est devenue, toujours élégante et coquette, recevant les hommages tardifs qui lui avaient été refusés du fait de son choix de servir le cinéma indépendant mais on décèle aussi les premiers signes de la maladie qui allait finir par l'emporter ce qui provoque un certain pincement au coeur.
Ils sont 12 comme les apôtres du Christ, 12 candidats au suicide, prêts à mourir en martyrs de la grande Alliance contre le nazisme. Ils vont jusqu'à communier la veille de leur sacrifice en une scène de repas qui rappelle la Cène. Ces références spirituelles contrastent cependant violemment avec les objectifs guerriers, les méthodes employées et la nature des recrues, un ramassis de crapules condamnées à mort ou à de lourdes peines et qui sous la houlette d'un officier lui-même fâché avec les règlements (Lee MARVIN) va se transformer en commando opérationnel. Cet échantillon d'humanité majoritairement composé d'idiots et de psychopathes que le major Reisman doit mater et souder à la fois tourne en dérision l'armée et ses chefs, aussi malmenés que chez Stanley KUBRICK. Et en même temps se fait jour aussi un certain réalisme. La démythification de l'héroïsme patriotique permet d'évoquer l'anomie des périodes de guerre où des prisonniers de droit commun ont pu servir de supplétifs aux armées régulières. Le cas le plus connu étant celui des Kapos chargés par les nazis d'encadrer la main d'oeuvre des camps de concentration. Mais surtout, le film est une charge virulente contre l'Amérique WASP. L'un des salopards est un afro-américain qui a tué pour ne pas être lynché mais le motif de légitime défense lui a été refusé ce qui sous-entend une partialité de la justice américaine. Surtout, les acteurs choisis pour les rôles des salopards étaient eux-mêmes pour la plupart d'origine étrangère et cantonnés à des rôles d'arrière-plan, voire même pour certains, débutants (Jim Brown était footballeur, Trini López chanteur). Tous n'ont pas tirés profit d'être ainsi projetés dans la lumière, mais pour certains, le film a été un tremplin. C'est particulièrement vrai pour Charles BRONSON qui a enchaîné ensuite avec le rôle qui l'a immortalisé, celui d'Harmonica dans "Il etait une fois dans l'Ouest" (1968). Il est assez jouissif d'ailleurs dans le film de voir le major Reisman contraint de s'appuyer sur lui lors de leur opération d'infiltration du château nazi, le personnage de Charles BRONSON étant le seul à parler allemand (je soupçonne Quentin TARANTINO d'avoir repris cette idée comme d'autres dans "Inglourious Basterds") (2009). Autre exemple, John CASSAVETES dont la carrière d'acteur servait à financer ses projets de films indépendants, en l'occurence à cette époque "Faces" (1968). Enfin, on peut citer dans le rôle du pire de tous les salopards Telly SAVALAS qui n'était pas encore devenu l'inspecteur Kojak et dans celui de l'idiot du village, le canadien Donald SUTHERLAND qui allait voir ensuite sa carrière décoller dans les années 70.
"The Fury" n'est pas le film le plus connu de Brian de Palma encore que sa fin explosive soit devenue culte et ait vraisemblablement inspiré Cronenberg pour "Scanners". Si le scénario de "Furie" manque de rigueur et parfois de crédibilité, la réalisation remarquable relève le niveau sans parler de la qualité de la musique signée par John Williams qui nous plonge d'emblée dans une atmosphère ténébreuse. Pourtant le film commence de façon détendue, au soleil, sur une plage que l'on devine être située dans l'Etat d'Israël. Mais quelques minutes plus tard, l'atmosphère change du tout au tout et on entre dans le vif du sujet qui croise deux genres en vogue à cette période: le thriller d'espionnage paranoïaque et le fantastique horrifique avec pouvoirs paranormaux et jaillissements sanguinolents dans la continuité de "Carrie au bal du diable". Mais contrairement à Carrie, le sujet du film ne réside pas dans un personnage mais bien dans la soif de contrôle des débordements de fureur (et d'hémoglobine ^^) de deux jeunes gens liés entre eux par des pouvoirs parapsychiques. Ces deux jeunes en quête d'identité, Robin (Andrew Stevens) et Gillian (Amy Irving) passent peu à peu de la lumière à l'ombre au fur et à mesure qu'ils perdent le contrôle de leur vie et deviennent des rats de laboratoire au service de l'Etat. Une trame qui fait penser à celle de "Orange Mécanique" ou des enfants-cobaye de "Akira" d'autant que logiquement, les manipulations dont Robin et Gillian font l'objet détraquent leur psychisme et finissent par les rendre dangereux pour eux-mêmes et pour les autres. A ce duo de jumeaux maléfiques malgré eux correspond un duo d'agents secrets antinomiques. Peter, joué par Kirk Douglas qui se retourne contre l'Etat pour sauver son fils Robin ainsi que Gillian devient un fugitif traqué qui connaît une trajectoire tragique dans laquelle ses actes se retournent contre lui. Son âme damnée, est jouée par John Cassavetes qui reprend quasiment à l'identique le rôle du diable qu'il incarnait dix ans plus tôt dans "Rosemary's Baby". Enfin comme je le disais plus haut, la réalisation virtuose compense l'aspect parfois boiteux du scénario et certains effets kitsch. La fuite de Gillian, l'emballement du manège contrôlé par la pensée de Robin ou la fin constituent autant de séquences marquantes alors que l'accumulation de ces vies broyées finit par prendre à la gorge.
Premier film de Martin RITT, cinéaste de gauche qui avait été blacklisté durant le maccarthysme, "L'Homme qui tua la peur" reflète son engagement précurseur en faveur des droits civiques des afro-américains. Si les dialogues sont lourdement démonstratifs, les prestations de John CASSAVETES et de Sidney POITIER dont les personnages développent une amitié interraciale qui n'avait rien d'évident à l'époque méritent le détour. Ils crèvent tous deux l'écran dans un registre complémentaire, fiévreux et renfermé ou au contraire ouvert et chaleureux, le second devenant un grand frère de substitution pour le premier qui devra pourtant apprendre à voler de ses propres ailes. Mais le milieu des dockers montré de façon schématique et la mise en scène plate souffrent de la comparaison avec "Sur les quais" (1954) de Elia KAZAN qui se trouvait pourtant au même moment de l'autre côté de la barrière, celui des délateurs.
On pourrait longtemps méditer avec un tel film sur le fait que l'on échappe pas à ses démons où que l'on aille, que la prétendue rationalité de l'homme moderne n'est qu'une pellicule qui dissimule les instincts les plus barbares ou bien que la vieille Europe et ses croyances les plus archaïques se sont exportées jusqu'au coeur du Manhattan le plus futuriste. Bref "Rosemary's Baby" qui appartient à la trilogie des appartements maléfiques de Roman POLANSKI (entre "Répulsion" (1965) et "Le Locataire") (1976) est tout simplement une allégorie de l'enfer. Son succès se situe au croisement des tourments personnels et récurrents du réalisateur et de ceux de l'Amérique qui connaît à partir de la fin des années 60 une vague de désenchantement et de paranoïa dont le cinéma se fait l'écho. On y voit une jeune femme d'apparence tout à fait équilibrée, Rosemary (Mia FARROW) basculer dans un monde parallèle cauchemardesque à partir de ce qui semble être la prise d'une drogue administrée par ses voisins dont les attentions se transforment rapidement en intrusion puis en possession, le tout avec la complicité d'un mari dont tout indique qu'il a vendu son âme au diable (John CASSAVETES). Bien entendu, l'ambiguïté sur la nature du mal qui ronge Rosemary reste entière tout au long du film: est-elle victime d'un complot organisé par une obscure secte sataniste qui veut s'emparer de son enfant pour ses rituels sanglants ou bien rejette-elle tout simplement son bébé à naître? Quelle que soit la réponse, il est frappant de constater combien la mise en scène distille l'angoisse et suggère un paranormal ancestral tout en établissant un parallèle éclairant avec les démons contemporains des USA. Les potions de sorciers du Moyen-Age renvoient aux drogues hallucinogènes qui faisaient alors fureur, l'attitude de Guy qui se dit athée (alors que Rosemary fait figure de madone catholique) renvoie au démon de la réussite (ou comment devenir un winner en signant un pacte méphistophélique), les satanistes peuvent renvoyer aux communistes mais ils font surtout penser aux nazis qui ont été généreusement accueillis sur le sol américain dans l'après-guerre et se sont joint à leurs copains du Ku Klux Klan, eux aussi amateurs de paganisme identitaire et de rituels sanglants aux relents parfois occultes.
Le moment que je préfère dans "Big Trouble", le dernier film réalisé par John Cassavetes c'est le générique de fin. Au lieu de se dérouler sur un écran noir, il défile sur le film qui continue sans nous dans une joyeuse pagaille. On y voit les acteurs se lâcher, se bagarrer, se congratuler le tout sur "Une petite musique de nuit" de Mozart. Une improvisation qui est l'un des seuls moments où on reconnaît la patte du réalisateur. Pour le reste, il faut bien le dire "Big Trouble" ne lui ressemble guère. Il faut dire qu'il s'agit d'un costume qui n'avait pas été taillé par lui à la base. Mais le réalisateur initial, Andrew Bergman, également auteur du scénario se fit la malle en cours de tournage laissant en plan l'équipe technique et les acteurs et Peter Falk fit alors appel à son ami pour le terminer. Le résultat: une œuvre de commande, sorte de parodie burlesque de "Assurance sur la mort" où tout le monde en fait des tonnes. Pour éviter un procès en plagiat, la Columbia offrit deux scénarios à la Universal, propriétaire du film de Billy Wilder, dont l'un n'était autre que celui de "Retour vers le futur". Une bien mauvaise affaire puisque "Big Trouble" fit un bide (mérité) dans les salles. Alan Arkin en agent d'assurances dépassé par les événements et perpétuellement en quête de fonds pour que ses triplés aillent à Yale est très drôle par moments mais le film est quand même assez poussif dans l'ensemble, brassant beaucoup d'air pour un résultat assez creux.
Deuxième film de John Cassavetes réalisé contrairement à "Shadows" dans le cadre des studios hollywoodiens, "La Ballade des sans-espoir" préfigure pourtant toute l'œuvre à venir, notamment "Faces" et "Husbands". Plus le film avance, plus il se fait intense, effectuant une plongée vertigineuse dans un groupe de paumés pathétiques qu'il a le secret de nous faire aimer en révélant leur humanité même au milieu de la pire des déchéance. Au travers de ce groupe de jazz sans le sou qui survit en marge du système, de cette bande de potes scotchés les uns aux autres qui errent de bar en bar, se soulant jusqu'à ce que ça tourne mal, de cette femme facile qui n'a aucune estime d'elle-même ("je ne suis rien") et oscille entre une indifférence de poupée mécanique et un profond désespoir, on reconnaît les contours des futurs personnages joués par John Cassavetes, Gena Rowlands, Peter Falk, Ben Gazzara et Seymour Cassel (ce dernier est déjà présent dans le film dans le rôle de l'un des jazzmen). "Too Late Blues" est par ailleurs une métaphore du parcours de Cassavetes qui après avoir "trahi" sa tribu d'indépendants fauchés en "vendant" son talent au système des studios dès son deuxième film finit par retourner auprès d'eux après le troisième. L'art et l'amour sont ainsi systématiquement opposés à la prostitution qui est une des compromissions exigée pour réussir. Lorsque John Ghost (Bobby Darin) veut arracher Jess (Stella Stevens d'autant plus poignante qu'elle est filmée au plus près des émotions de son visage défait, comme plus tard Gena Rowlands) à sa déprime, il l'emmène dans un bar et lui confectionne un cocktail improbable. Après avoir dans un premier temps refusé d'y goûter, elle le trouve délicieux tout comme le barman et une atmosphère magique se répand alors dans le bar. Et Ghost d'ajouter qu'il ne faut pas avoir peur d'un peu de folie car c'est la folie qui fait tourner le monde.
"Un tueur dans la foule" est un film catastrophe paranoïaque qui reflète la crise de la société américaine des années 70. Une société qui doute d'elle-même, fragilisée par un double traumatisme: l'assassinat du président Kennedy et la défaite du Vietnam. Ces deux événements ne sont pas mentionnés explicitement mais ils sont omniprésents dans le film. Le tueur dont on ne connaîtra ni le visage, ni les motivations attend visiblement l'arrivée du président pour passer à l'action. Et les forces de police tout en déployant des moyens impressionnants et dernier cri s'avèrent non seulement impuissantes à empêcher le drame mais elles le précipitent voire le provoquent.
La maîtrise de l'espace et du temps est une des caractéristique du film. Il s'agit d'un huis-clos à ciel ouvert, l'action se déroulant presque uniquement dans un seul lieu, le stade du Los Angeles Memorial Coliseum, quasiment en temps réel pendant le match de football (américain) opposant Los Angeles à Baltimore. Le film commence et se termine d'ailleurs par un plan aérien du stade dont on se rapproche au début et que l'on quitte à la fin. Ce dispositif scénique des 3 unités (lieu, temps, action), dramatise fortement les enjeux. Le seul passage qui fait exception se situe juste après le générique et montre les différents protagonistes du drame qui se préparent à "entrer en scène". Les plans en caméra subjective du tueur tout d'abord qui de ce fait se réduit à l'oeil de la lunette de son fusil et à des mains gantées. Ce morcellement et cette deshumanisation produisent un effet de malaise réel. On le voit d'ailleurs abattre froidement un passant pour "se faire la main" puis embarquer son matériel à bord de son véhicule pour se rendre sur les lieux. La facilité avec laquelle il gagne son poste de tir donne un assez bon aperçu des failles sécuritaires de la première puissance mondiale. Parallèlement au tueur, le film nous présente une dizaine de personnages secondaires qui se rendent au stade et dont le point commun est de donner une vision malade de la société américaine: un parieur compulsif, un pickpocket, une famille apparemment modèle mais en réalité conflictuelle, des couples fragiles voire sur le point d'exploser etc.
Le film se divise ensuite en deux parties d'inégale longueur: environ une heure d'attente où le malaise monte progressivement, chaque personnage étant tour à tour pris pour cible à son insu par le tueur. Le contraste entre la liesse collective et la mort qui rôde et peut frapper à tout moment est saisissant. C'est aussi durant cette période que le dispositif policier se met en place avec une exaspérante lenteur. Puis, quand la pression devient trop forte, le réalisateur fait exploser toutes les digues, déversant les flots incontrôlables de la foule lors de 20 dernières minutes terriblement impressionnantes (on pense au Heysel, à Furiani et à d'autres mouvements de panique du même genre ayant eu lieu dans un stade de football). L'interpréation est de tout premier ordre: Charlton Heston, John Cassavetes et Martin Balsam du côté des forces de l'ordre, Gena Rowlands et Walter Pidgeon côté spectateurs.
Sous ses airs de film noir au petit pied (décors plus glauques les uns que les autres, personnages de loosers pathétiques, photographie cheap...), c'est un précieux bloc d'intensité brute qui nous est offert. Même s'il n'est pas derrière la caméra, l'influence de Cassavetes sur le film est très forte. Outre le fait qu'il joue un des deux rôles principaux (l'autre étant interprété par son alter ego Peter Falk), le style et les méthodes adoptés par la réalisatrice Elaine May ressemblent aux films cassavetiens: personnages à la dérive errant dans la ville et dans la nuit, sentiment d'urgence permanent, interprétation nerveuse largement improvisée, successions de moments de griserie suivis de sas de décompensation etc. La relation entre les deux hommes rappelle fortement Husbands alors que celle qu'ils ont avec une prostituée blonde dont la ressemblance de dos avec Gena Rowlands est troublante fait penser à Faces.
Cependant, si Mikey et Nicky porte bel et bien la marque du cinéma américain indépendant des années 70 et est un film "sous influence", il n'est pas pour autant une simple copie conforme des films de Cassavetes (ceux qui cherchent à copier Cassavetes s'y sont d'ailleurs cassés les dents.) Son originalité, c'est le regard féminin posé sur ces deux hommes, la richesse de leur personnalité et de leur relation qui se défait, le suspense psychologique qui en découle. De fait, Elaine May qui ne voulait perdre aucune miette de ce qui se jouait entre les deux acteurs, tous deux exceptionnels, n'a pas hésité à les filmer du matin au soir et même lorsqu'ils étaient absents du plateau au cas où ils auraient eu l'idée d'y revenir par surprise ^^^^.
Pendant deux heures, on voit ces deux amis d'enfance se débattre dans les méandres d'un piège inextricable. Nicky est un personnage autodestructeur, immature, instable, possessif et violent à l'occasion. Son comportement odieux a usé et blessé tous ses proches qui le rejettent. Son arrogance sans limites l'a conduit à se mettre à dos la mafia qui l'a condamné à mort. Mickey semble plus mature et plus posé mais il est rongé de l'intérieur par un ressentiment accumulé pendant des années d'humiliations incessantes. Par conséquent, son comportement apparaît des plus ambigus passant en un instant d'une bouleversante tendresse fraternelle à une violence dévastatrice. Quant à la relation passionnelle entre les deux hommes, elle est aussi fusionnelle qu'impossible. La trahison de Mickey apparaît au final comme un moyen désespéré de se libérer de l'emprise de son ami et de larguer les amarres qui l'attachent à lui avant qu'il ne l'entraîne avec lui au fond du gouffre.
Aucun film de Cassavetes n'est particulièrement aimable au premier abord. Husbands ne déroge pas à la règle et la pousse même dans ses derniers retranchements. L'errance pathétique de trois hommes en goguette dont le comportement oscille entre le chahut puéril et la goujaterie a de quoi rebuter. Sauf que le voir ainsi, c'est passer à côté de ce qui fait le prix de ce film: son exceptionnelle substance humaine comme tous les films de ce réalisateur dont le style se rapproche du néoréalisme et de la nouvelle vague.
Tout est affaire de mise en abyme. Au premier degré, oui Husbands est un film "moche" avec une succession de scènes de délires éthyliques étirées au maximum suivies de sas de décompensation dépressifs dans les toilettes, le métro ou de tristes chambres d'hôtels. Mais à l'arrière-plan, Cassavetes nous crie son besoin de cinéma viscéral, un cinéma du coeur et des tripes. C'est comme cela qu'il faut prendre la scène largement improvisée du concours de chant bien arrosée où apparemment sans raison un des trois larrons Harry (Ben Gazzara) se met à crier sur l'une des chanteuses "Faux! Faux! Sans passion! Mets-y de l'âme! Ça doit sortir du coeur!" La différence entre le cinéma et la vie se réduit d'autant plus que l'actrice (non prévenue) apparaît aussi déstabilisée que son personnage. Tout le film travaille ainsi les acteurs au corps au plus près de leurs émotions jusqu'à en sortir la vérité des êtres. La bouleversante mise à nu des âmes fait que l'on passe outre les caractères peu reluisants de ces hommes en pleine crise existentielle.
Ils étaient quatre au départ, quatre quadragénaires immatures que leur amitié empêchait de sombrer. Mais quand Stuart meurt, un gouffre s'ouvre aux pieds de Harry, Gus (Cassavetes) et Archie (Peter Falk) confrontés au vide de leur existence, à la perspective de la vieillesse et de la mort. Husbands est non seulement le premier film en couleur de Cassavetes et le premier film où il se met en scène mais c'est aussi le film fondateur de sa collaboration avec Peter Falk et Ben Gazzara. Ces deux derniers avaient déjà une solide expérience au cinéma et à la TV (dont un célèbre inspecteur qu'on ne présente plus). Mais l'aventure cassavetienne était d'une autre nature. Une relation entre 3 fils d'immigrés (italiens pour Gazzara, grecs pour Cassavetes, juifs d'Europe centrale pour Falk) d'une puissance hors du commun, gémellaire à la ville comme à la scène (dans le film les trois hommes arborent des costumes identiques), trois hommes que l'on sent liés à la vie à la mort. Le film analyse différentes facettes de cette relation, l'amitié, la fraternité, la complicité et même l'amour avec sa composante homosexuelle (une belle critique précise qu'ils "chahutent comme des garnements et s'étreignent comme des amants"). L'acteur qui incarne le quatrième poteau Stuart (que l'on ne voie qu'en photo) ne fait qu'enfoncer le clou du brouillage des frontières des identités, de la vie et du cinéma. Il s'agit de David Rowlands, le frère de Gena, épouse de Cassavetes. Enfin pour comprendre le sens profond de la démarche de ce cinéaste il suffit de traquer le passage où apparaît une femme âgée (ici c'est Delores Delmar en rombière de casino) prête à tout pour obtenir quelques miettes d'amour d'hommes plus jeunes et ne pas sombrer.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.