Le deuxième volet de la saga Toy Story surpasse le premier opus à tous les niveaux. L'animation en images de synthèse a fait des progrès considérables en quelques années permettant à des humains comme Al le collectionneur cupide d'occuper une place importante dans l'histoire. L'univers s'élargit dès la superbe scène d'ouverture intergalactique qui fait de Buzz un virtuel ranger de l'espace avec plein de petits clins d'œil jubilatoires à Star Wars et 2001 l'odyssée de l'espace. Clins d'oeils prolongés avec la scène ou Buzz et sa Némésis Zurg rejouent le "je suis ton père" "Aaaaaaah!" Plusieurs scènes d'action haletantes mettent les jouets en relation avec des espaces démesurés pour eux (tour de 23 étages, immenses rayonnages de la ferme aux jouets, route à traverser, aéroport). Mais ce sont surtout les caractères des personnages et les thèmes du film qui gagnent en profondeur. Woody est confronté à un véritable dilemme existentiel qui dépasse de loin son statut de jouet pour toucher à l'universalité de la condition humaine. D'une part il découvre ses origines et son glorieux passé. Il est l'un des multiples produits dérivés d'une série TV de la fin des années 50, "Woody's Roundup" dont il était la vedette. Il s'agit d'un hommage nostalgique à l'émission pour enfants américaine "Howdy Doody" qui connut un grand succès entre 1947 et 1960 avant d'être éclipsée par la conquête spatiale. D'autre part il doit choisir son avenir entre deux voies possibles. Un destin d'objet de collection de musée vitrifié pour l'éternité ou un destin de sujet qui se sent vivant car l'enfant qui joue avec lui le voit ainsi "la vie ne vaut d'être vécue que si l'on est aimé". Mais choisir d'être vivant et aimé implique aussi l'acceptation du vieillissement ("si vous jouez avec, il ne durera pas"; "Les jouets ne sont pas éternels"), de la perte, de l'abandon et de l'oubli sous un lit, sur une étagère, dans un vide-grenier... ("on n'oublie pas des enfants comme Emily ou Andy, ce sont eux qui nous oublient"; "Crois-tu qu'Andy t'emmènera avec lui à l'université ou en lune de miel?") et enfin la mort (Woody rêve qu'il est jeté à la poubelle et englouti, Jessie qui a été mise dans un carton et donnée à une œuvre de charité a peur de retourner dans le noir etc.) C'est ce questionnement qui donne tout son relief psychologique au personnage du "méchant", le chercheur d'or, Papy Pépite qui vit depuis son premier jour dans une boîte que personne n'a jamais ouvert. Jaloux et aigri de n'avoir jamais été acheté (choisi et aimé par un enfant), il déteste "les jouets frimeurs" et de ce fait est prêt à tout pour forcer Woody à entrer au musée avec lui. En guise de punition, il devra apprendre "la vraie vie d'un jouet" entendez, devenir mortel.
La sortie du premier Toy Story en 1995 a fait date dans l'histoire du cinéma d'animation au même titre que la sortie de Blanche-Neige en 1937. Pour trois raisons:
- Premier long-métrage d'animation entièrement en images de synthèse. - Premier long-métrage des studios Pixar. - Premier film d'une série culte (trois films à ce jour, un quatrième en préparation).
Bien sûr ce rôle de précurseur explique que certains aspects du film aient aujourd'hui vieilli (l'animation des humains et du chien Scud). Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est que ce film pose aussi bien les bases de l'univers Toy Story que celui des studios Pixar. Dès cet opus, ceux-ci se démarquent des studios Disney (les seconds n'avait pas encore racheté les premiers mais John Lasseter avait travaillé pour Disney comme animateur au début des années 80 et Toy Story a été le fruit de la collaboration des deux studios).
Le postulat de Toy Story repose sur des jouets qui prennent vie dès que les humains leur tournent le dos. Des jouets attachants dotés d'une véritable complexité humaine. En dépit de leur apparence colorée, ils se comportent comme les employés consciencieux d'une entreprise soucieuse d'accomplir sa mission: se mettre au service de leur petit propriétaire, Andy. Leur plus grande peur est d'être oubliés, remplacés, jetés au rebut. Une angoisse d'anéantissement qui traverse toute la série Toy story. Dans le premier, le pic d'angoisse a lieu lors des anniversaires et des noël d'Andy. Chaque jouet est à l'affût de celui qui pourrait le détrôner et tout particulièrement Woody le cow-boy, jouet préféré d'Andy et qui de ce fait est celui qui a le plus à perdre. L'arrivée de Buzz l'éclair provoque la jalousie de Woody qui rêve de se débarrasser de l'intrus. Non sans l'avoir auparavant remis à sa place car Buzz est persuadé d'être un véritable ranger de l'espace et non un simple jouet. Ce qui donne lieu à un dialogue parmi les plus brillants du film " Tu viens d'où? Singapour? Hong-Kong?", "De Gamma 4", "Moi de Playschool", "Moi de Mattel ou plutôt de la petite société qu'ils ont absorbé." Mais son conflit avec Buzz va l'entraîner "du côté obscur" incarné par Sid, un gamin sadique qui fait exploser ses jouets ou les transforme en mutants hybrides.
Derrière l'univers enfantin, on voit poindre toute une série de thèmes traités de façon adulte: peur de l'abandon et de ne plus être aimé, maltraitance, préjugés, perte des illusions et de l'innocence etc. Le tout est emballé dans des décors et scènes plus réussis les uns que les autres: l'inquiétante maison de Sid et sa moquette sortie de Shining, la pizzéria "Pizza planet" et ses petits extra-terrestres fatalistes attendant d'être choisis par le grappin magique, la course-poursuite finale qui fait penser à Indiana Jones (tout comme le globe terrestre qui roule sur Buzz), le raid militaire des soldats en plastique... Quant à Woody et Buzz, ils instaurent le "buddy movie" au sein du cinéma d'animation grâce à leurs caractères complémentaires (cool pour le souple Woody et inflexible et déterminé pour le rigide Buzz) qui regardent dans la même direction: celle de la frontière à repousser. Comme les studios Pixar: vers l'infini et au-delà!
The Rounders qui signifie "les ivrognes" ou "les débauchés" est l'une des meilleures comédies tournées à la Keystone par Chaplin. Elle servira de modèle à plusieurs œuvres futures. Si Roscoe Arbuckle et Chaplin avaient déjà tourné ensemble dans six courts-métrages, The Rounders est sans nul doute leur meilleure collaboration. Les deux comiques sont irrésistibles dans leurs numéros d'ivrognes poursuivis par des épouses acariâtres. On ne sait d'ailleurs qui plaindre le plus: les maris harcelés par leurs mégères ou les femmes flanquées de chiffes molles sauf quand il s'agit de leur piquer des sous pour aller à la taverne du coin. Roscoe Arbuckle rendit plus tard un hommage aussi ému que lucide à Chaplin: " J'ai toujours regretté de ne pas avoir été son partenaire dans un film plus long que ces bandes d'une bobine tournées si rapidement. C'est un artiste complet, de génie sans aucun doute, l'unique de notre époque et le seul dont on parlera encore dans un siècle."
Contrairement à ce que l'on peut lire un peu partout (par exemple dans le Hors-Série de Télérama consacré au cinéma d'animation sorti récemment), la renaissance des studios Disney ne date pas de 1989 avec leur 36° long-métrage la Petite Sirène mais avec le 35° sorti en 1988, Qui veut la peau de Roger Rabbit? coproduit par Touchstone (filiale de Disney) mais aussi Amblin Entertainment (la société de Spielberg) et Silver Screen Partners. Il ne fallait pas moins de trois sociétés de production en effet pour supporter le coût pharaonique d'un film mêlant prises de vues réelles et animation comme dans Mary Poppins mais avec des techniques beaucoup plus sophistiquées. Grâce aux effets spéciaux sur l'ombre et la lumière les toons acquièrent un véritable relief et prennent vie. De réelles interactions sont possibles avec les humains car leur cohabitation avec eux dans les mêmes plans devient crédible, voire bluffante (Roger Rabbit dans l'imperméable de Valiant). Un pas de géant est fait dans la fusion entre animation et cinéma, entre la chair et le dessin. Et les acteurs eux-mêmes au jeu très cartoonesque (Bob Hoskins et Christopher Lloyd en tête) y vont à fond. Conséquence: le grand public a fait un triomphe au film et l'animation ainsi dépoussiérée a retrouvé une place de choix dans la production cinématographique.
Bien soutenu financièrement et techniquement par Disney et Spielberg, Zemeckis nous offre avec ce film un vrai bonheur de cinéphile. Comme dans Retour vers le futur, il mélange plusieurs genres. Qui veut la peau de Roger Rabbit? commence comme un bon vieux cartoon Looney Tunes de la Warner. Seuls les personnages (Baby Hermann et Roger Rabbit) sont inédits. Mais on retrouve bien l'esprit de ces courts-métrages complètement déjantés. Puis le film bascule dans la prise de vue réelle du tournage (film dans le film) tout en y laissant subsister ses héros de cartoon qui deviennent alors eux aussi des acteurs à part entière avec un décalage drôlatique entre leur apparence "innocente" et la réalité parsemée d'allusions sexuelles. Baby Hermann se définit d'ailleurs très bien lui-même "j'ai la libido d'un homme de cinquante ans et la quéquette d'un gamin de 3 ans." Rabbit, un "chaud lapin" est quant à lui marié à Jessica, un toon en forme de méga bombe sexuelle qui chante dans un club et qui est soupçonnée d'adultère. Mais elle non plus n'est pas ce qu'elle paraît. Un détective, Eddie Valiant est mis sur le coup: on nage alors en plein film noir des années 40-50 (le film est censé se passer en 1947) avec son privé alcoolique, sa femme fatale, son héros accusé à tort, sa mystérieuse corporation, ses allusions au temps de la Prohibition... avant de retourner régulièrement dans la comédie déjantée (la fin a un petit côté Rabbi Jacob dans l'usine de chewing-gum) avec l'apparition en guest-star de très nombreux personnages Disney et Warner qui pour figurer dans le film devaient avoir autant de présence à l'écran les uns que les autres (d'où le fait que Mickey et Bugs Bunny ou Donald et Daffy apparaissent et disparaissent ensemble). Mais aussi de la Paramount (Betty Boop, Woody Woodpecker etc.) Enfin le message antiraciste, antiségrégationniste, antifasciste et anticapitaliste libéral du film (les toons remplaçant les noirs et les ouvriers) n'est pas une surprise pour qui connaît Zemeckis.
A Night Out est du pur slapstick c'est à dire un festival de coups en tous genre ce qui entraîne inévitablement des répétitions et des longueurs. L’histoire est une variante du film "Charlot et Fatty font la bombe" qui réunissait Chaplin et Roscoe « Fatty » Arbuckle en 1914. Cette fois, Ben Turpin est le partenaire de Chaplin. Chaplin et Turpin jouent des ivrognes faisant une virée en ville qui commence par un simple café et se termine dans un hôtel où a lieu un quiproquo osé avec la fille du maître d'hôtel, Edna Purviance, dont c’est la première apparition au cinéma et qui deviendra la partenaire privilégiée de Chaplin pour les sept années suivantes. On peut d'ailleurs relever de nombreux moments grivois dans le film par exemple quand Charlot tente de s'asseoir sur la croupe d'une femme ou quand celle-ci le bouscule avec ses fesses ou encore quand une femme lui touche la cuisse par inadvertance.
Howard Hawks est un réalisateur qui s'est toujours mis au service de ses personnages. Les cinéastes de la Nouvelle Vague avaient d'ailleurs dit qu'il filmait à hauteur d'homme. C'est particulièrement frappant dans ce concentré d'humanité qu'est Rio Bravo, un "western de chambre" confiné dans le temps et dans l'espace. Cette approche théâtrale permet de mettre au centre de son film un petit groupe humain chaleureux et attachant. Comme dans Seuls les anges ont des ailes, il célèbre la camaraderie virile entre des professionnels embarqués sur le même bateau. L'individualisme affiché du shérif (sur le refrain du "je n'ai besoin de personne") est contredit tout au long du film par les liens tissés avec ses adjoints et l'aide décisive qu'ils lui apportent. Des liens plus filiaux que strictement professionnels. Dude (Dean Martin) qui souffre d'alcoolisme surnomme le shérif John T. Chance (John WAYNE) à un moment du film "papa" alors que le tout jeune, fier et fringant Colorado (Ricky Nelson, à peine 18 ans lors du tournage) qui a refusé l'association au shérif au nom de son indépendance finit par changer d'avis après l'assassinat de son ancien employeur. Enfin le gardien de la prison Stumpy (Walter Brennan) âgé et boîteux reprend auprès de Wayne le rôle pittoresque qu'il tenait auprès de Stewart dans Je suis un aventurier. Pour ces hommes insatisfaits ou diminués, le bien-nommé Chance représente l'espoir d'une amélioration, d'une rédemption ou de la restauration d'une image plus satisfaisante d'eux-même.
Bien que la mise en scène de Hawks reste discrète pour faire la part belle à ses personnages (et aux acteurs qui les interprètent, tous formidables), elle n'est pas dépourvue de morceaux de bravoure. A commencer par la première scène devenue culte. Hommage au muet, toutes les informations y passent par l'image dont ce célèbre plan en contre-plongée où Chance sauve moralement Dude de la déchéance. Autres scènes cultes, celle où Dude abat un des hommes de main de Nathan Burdette grâce à du sang qui goutte dans un verre de bière (une image symbolique de ce qui l'attend s'il continue à boire) et celle du duel final à la dynamite. Enfin la célèbre digression où les quatre hommes célèbrent en chanson leur cohésion est un pur moment de bonheur tout comme les nombreuses scènes où ils se chambrent.
A cette histoire d'hommes façon "les copains d'abord" il faut rajouter le "cinquième élément", à savoir l'une des femmes hawksienne les plus marquantes de sa filmographie, Feathers (Angie Dickinson) qui par bien des aspects rappelle Lauren Bacall dans le Port de l'Angoisse. Les scènes de séduction avec Wayne directement inspirées de la screwball comédie dont Hawks est l'un des maîtres sont un pur délice. Voir ce grand dadais se faire mener par le bout du nez (et couper la chique!) par cette bombe sexuelle particulièrement mutine est jubilatoire ce qui n'exclut pas une authentique tendresse.
En conclusion Rio Bravo est l'un des plus grands western de l'histoire de par son étude de caractères et cet équilibre miraculeux de rythmes et de genres (comédie, drame, romance, scènes d'action, scènes musicales...) Il fait également chaud au coeur.
La Grande Combine, le premier film du duo Lemmon-Matthau dans la filmographie de Billy Wilder (il y en aura deux autres par la suite) est une sorte d'Assurance sur la mort version comédie. Comme dans Certains l'aiment chaud ou la Garçonnière, Jack Lemmon incarne un personnage faible, proie désignée pour les manipulateurs en tous genre (Joe dans Certains l'aiment chaud, les supérieurs et le boss Sheldrake dans la Garçonnière). Dans la Grande Combine c'est le beau-frère, un avocat véreux qui "s'y colle", un type de rôle parfait pour Matthau dont la fripouillerie se lit sur le visage comme l'innocence sur celui de Lemmon. Très symptomatiquement, ce dernier se retrouve privé de mouvements, rivé à sa chaise et contraint au silence durant tout le film par Matthau qui veut arnaquer les assureurs mais aussi par son ex-femme, une "bitch" vénale qui le trompe et le piétine mais pour laquelle il a encore des sentiments. L'exploitation du corps est un thème fétiche du cinéaste. Comme dans la Garçonnière, l'aliénation du héros est symbolisée par le viol de son espace intime, son appartement étant envahi par les deux escrocs et espionné par le détective des assureurs. Et ce pour un même final où il se libère enfin de ses chaînes et surmonte son handicap. Dans la Garçonnière il le faisait par amour pour Fran, la liftière de sa compagnie d'assurances. Dans la Grande Combine, sa motivation est liée à son amitié pour Boom Boom Jackson, le footballeur qui l'a accidentellement percuté et qui, rongé par la culpabilité s'autodétruit. Le fait que Jackson soit noir dans un contexte marqué par la lutte pour les droits civiques (on est en 1965) n'est pas innocent. Wilder aime montrer des perdants, des exclus, des dominés qui se rencontrent, se rapprochent et qui ensemble, relèvent la tête. C'est le sens de la magnifique et émouvante scène finale qui à elle seule fait oublier l'amère pilule du reste du film. La Grande Combine est beaucoup moins subtil et drôle que la Garçonnière mais porte en lui la même philosophie.
La folie des grandeurs est l'un des grands succès comiques de Gérard Oury avec De Funès et un bijou de comédie comme La Grande vadrouille et Rabbi Jacob. Ayant interprété Don Salluste pour la comédie française au début des années 60, Oury souhaitait faire de Ruy Blas, le drame romantique de Victor Hugo une comédie burlesque. Le résultat est tout simplement génial. En effet l'esprit de la pièce qui est une satire du pouvoir est conservé. L'ignoble Don Salluste qui s'aplatit devant les riches et écrase les pauvres tout en faisant hurler de rire est l'un des plus grands rôles de De Funès. Montand (qui a remplacé BOURVIL, mort peu avant le tournage) en valet de comédie est remarquable également à la fois espiègle et romantique. Sa prestance donne beaucoup de crédibilité à "Don César", l'identité d'emprunt qui lui permet de devenir ministre et de rétablir la justice, notamment fiscale. Enfin le personnage de l'austère duègne soudainement "en chaleur" jouée par Alice Sapritch complète le festival du rire. Les dialogues cultissimes sont plein de trouvailles "Un pour tous, chacun pour soi", "L'or, c'est mon argent", "Il est l'or, l'or de se réveiller, monseignor, il est huit or", "Elle ment en allemand!", "Sa majesté a bien reçu ma lettre anonyme?", "je suis ministre je ne sais rien faire!", "Raus! Schnell! Quelle jolie langue!" (Allusion transparente aux ordres aboyés par les nazis) sans parler des extraits de Ruy Blas revus et corrigés comme le "Bon appétit Messieurs". Enfin l'esthétique du film est très soignée. Oury s'est inspiré notamment des tableaux de Velazquez pour reconstituer l'Espagne du siècle d'or alors que les paysages désertiques et grandioses ainsi que la musique morriconienne de Polnareff évoquent le western spaghetti.
Spéciale première est après celle de Milestone et de Hawks la troisième adaptation de la pièce de Ben Hecht et Charles McArthur "The Front Page". Billy Wilder qui n'a plus rencontré le succès depuis La Garçonnière en 1960 n'y est pas davantage parvenu avec cet opus étrillé par la critique et boudé par un public déconcerté par un ton cynique et amer à des années-lumières de la screwball comédie de Hawks. Aujourd'hui encore Spéciale première est considéré comme un film mineur dans sa filmographie.
Pourtant, le film est bien plus intéressant et personnel qu'il n'y paraît au premier abord. Wilder a déjà réalisé un film dénonçant les dérives de la presse à scandale, "Ace in the hole" ("Le gouffre aux chimères") et il s'en donne une fois de plus à cœur joie avec cette satire vitriolée du milieu journalistique. D'autre part s'il conserve le contexte historique de la pièce (1929 et son cachet rétro) il la réactualise avec des allusions à la guerre froide (Williams devient un communiste et la haine des rouges est omniprésente), l'utilisation d'un argot vulgaire typé années 70 et des Private joke sur Ben Hecht! Mais l'aspect le plus jouissif du film pour la fan de Wilder que je suis, c'est la façon dont le film interagit avec celui de Hawks et avec la filmographie de Wilder dans son traitement de l'homosexualité. Déguisement, travestissement, transformisme: la métamorphose du corps et le brouillage des identités est au coeur de son œuvre. C'est donc sans surprise pour le connaisseur que la Hildy de Hawks réapparaît sous les traits de Jack Lemmon qui forme un vieux couple dans le film avec Walter Burns-Walter Matthau. Il s'agit de la 2° prestation des deux acteurs chez Wilder qui forment un véritable "drôle de couple" dans le cinéma US (une dizaine de films en duo à leur actif). Les journalistes (un ramassis d'homophobes machistes sauf Bensinger, premier personnage de Wilder caractérisé par son homosexualité) eux-mêmes disent dans le film qu'Hildy est "marié à Walter Burns" sans parler de dialogues plein de sous-entendus ("someday you're gonna do that and i'm suck you in the shnoze"; " you're beautiful when you're angry.") Et surtout durant tout le film, celui-ci s'emploie à briser le couple Hildy-Peggy comme le faisait Grant chez Hawks mais d'une manière encore plus retorse. La scène la plus extraordinaire de ce point de vue est celle où Peggy, excédée d'attendre Hildy dans le taxi qui doit les mener vers leur destination de mariage monte en salle de presse et le trouve en train de "prendre son pied" à écrire un article sensationnel (d'où l'équivoque "Honey, not now" lorsqu'elle s'approche de lui). Et Burns, triomphant vient alors se coller à Hildy, lui passe le bras autour des épaules, lui glisse une cigarette dans la bouche et défie Peggy (isolée par la mise en scène) du regard "Je lui donne plus de plaisir que tu ne pourras jamais le faire." Celle-ci se décompose sous nos yeux et s'en va, vaincue. Les derniers rebondissements du film ne sont pas aussi réussis mais ils vont dans le même sens. Et tandis que Hildy revient se jeter dans les bras de Burns, Bensinger qui était victime des railleries de ses collègues ("ne te retrouve jamais seul avec lui aux WC") finit par ouvrir un magasin d'antiquités avec le petit jeune à qui cet avertissement était adressé...
Le Corniaud est la première collaboration Oury-Bourvil-De Funès et fut un énorme succès à sa sortie. Si BOURVIL était déjà une star, ce n'était pas le cas de De Funès qui accéda à la gloire pendant le tournage avec la sortie du Gendarme à St Tropez. Il bénéficia par conséquent de scènes supplémentaires (comme celle hilarante de la douche où il se compare à un culturiste fier de faire rouler ses muscles) et BOURVIL fit mettre son nom au même niveau que le sien sur l'affiche. Quant à Oury, il fut sacré avec ce film roi de la comédie à la française et le Corniaud marqua le début d'une remarquable série de films tous passés à la postérité (La Grande Vadrouille, La Folie des Grandeurs, Les Aventures de Rabbi Jacob...)
L'efficacité comique du Corniaud repose sur la parfaite complémentarité de ses deux vedettes (l'imbécile heureux et le colérique retors), un parfait sens du timing et un usage brillant de toutes les formes de comique: quiproquos, grimaces, jeux de mots et séquences burlesques en forme d'hommage à Chaplin que De Funès admirait. Ainsi la scène du garage où les gestes de De Funès sont coordonnés avec la musique est à la fois un hommage aux Temps modernes et au Dictateur avec la séquence du rasage chez le barbier. De même, les courses-poursuite sont une référence aux films de gangsters made in US (et le porte-clé Mickey de la bande rivale est aussi un évident clin-d'oeil). Mais le charme du Corniaud, c'est aussi son côté road-movie flâneur et pittoresque. On traverse les plus belles régions de l'Italie, Naples, Rome (magnifique séquence dans les jardins de la villa d'Este à Tivoli) et Pise puis on navigue dans le sud de la France avec une mise en valeur particulière de la cité de Carcassonne. On rencontre des policiers, des campeurs, des routiers, des auto-stoppeuses peu farouches, des couples qui se chamaillent et tout cela forme une carte postale bigarrée très agréable à regarder encore aujourd'hui.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.