"La Forêt d'Emeraude" est le premier film de John BOORMAN que j'ai vu alors que j'étais encore très jeune. Il m'a beaucoup marqué et force est de constater qu'il était avant-gardiste à une époque où les préoccupations écologistes étaient parquées dans des réserves. C'est toujours le cas d'ailleurs en dépit des apparences. Depuis près de 530 ans c'est à dire depuis que les occidentaux ont posé le pied en Amérique, ils n'ont cessé de la conquérir, de la dominer et de l'exploiter sous prétexte "d'aménagement du territoire" et autre "mise en valeur" au détriment de ses premiers habitants dont le territoire ne cesse de se rétrécir comme peau de chagrin. Avec eux, c'est la nature qui recule, cette nature dont nous dépendons nous aussi mais que notre idéologie s'acharne à nier comme elle nie tout ce qui la dépasse, y compris la nature humaine. Le géographe François Terrasson disait que notre civilisation bétonnait la nature comme elle bétonnait nos émotions. Par conséquent, elle ne peut qu'enlaidir et tuer tout ce qu'elle touche, faisant de l'homme un sinistre prédateur insatiable, compensant ses besoins primaires insatisfaits par le cercle vicieux de l'accumulation capitaliste (ce que dans un tout autre style, Hayao MIYAZAKI montre si bien dans "Le Voyage de Chihiro" (2001) avec le sans-visage). Ce n'est pas par hasard que les indiens surnomme celui des blancs "le monde mort". Il l'est effectivement. C'est parce qu'ils veulent l'arracher à la mort qu'ils enlèvent donc le petit Tommy qui s'est égaré "au bord du monde" comme ils le disent.
John BOORMAN, qui a réalisé d'autres films remarquables sur le choc des cultures ("Délivrance" (1971), "Leo the Last") (1970) réalise un film majestueux et engagé dans lequel il revisite les grands mythes américains en les déconstruisant. L'univers de la tribu dépeint comme un paradis terrestre sur le point d'être perdu m'a fait penser à "Tabou" (1929) de Friedrich Wilhelm MURNAU. L'intrigue fait penser quant à elle à celle d'un western et plus précisément à "La Prisonnière du désert" (1956). Mais les enjeux sont évidemment bien différents. Le père biologique de Tommy en veut à la tribu d'avoir enlevé son fils mais il ne manifeste jamais de racisme à leur égard et Tommy reste dans sa culture d'adoption. C'est même lui qui dans un renversement des rôles lui donne une leçon de vie. Car si Bill veut l'aider, il compte sur la technologie alors que Tommy fait quant à lui appel aux forces de la nature via le chamanisme. Avec toutes les conclusions qui s'imposent.
Beau film autobiographique du réalisateur britannique John BOORMAN sur le thème de l'enfance en temps de guerre. La sensibilité du regard du cinéaste donne un caractère universel à cette chronique qui lui permet d'échapper à l'usure du temps comme à l'époque retranscrite. D'ailleurs le jeune héros perçoit l'instant de la déclaration de guerre comme un moment où le temps s'arrête autour de lui. Par la suite, la magie de l'enfance est montrée comme un rempart permettant de transformer le quartier dévasté par l'horreur bien réelle du Blitz de Londres en terrain de jeu grandeur nature. N'importe quel gamin d'aujourd'hui peut s'identifier à Billy récupérant les débris de shrapnels comme s'il effectuait une chasse au trésor ou bien se défoulant avec ses camarades en saccageant encore davantage les maisons en ruine*. Et quel enfant n'a jamais rêvé de voir son école détruite afin d'être dispensé de devoirs et de connaître "deux ans de vacances"?
Néanmoins pour tendre et relativement léger qu'il soit, le regard de John BOORMAN ne fait pas l'impasse sur le côté sombre de la guerre, même vue à hauteur d'enfant. Il montre comment celle-ci se rapproche de son quotidien au point de finir par faire voler en éclats le cocon familial, révélant les failles du mariage de ses parents et entraînant l'effondrement des valeurs traditionnelles, ce dont sa grande soeur profite en vivant une adolescence délurée et ce d'autant plus qu'elle côtoie la mort. La fin constitue un refuge dans lequel se reconstitue la famille malmenée mais celui-ci est trop paradisiaque pour être tout à fait honnête car fondé sur un retour dans le passé.
* Je me souviens avoir subi dans mon enfance l'une des pires engueulades de ma vie pour avoir avec un camarade de jeu cassé les vitres d'un bâtiment désaffecté.
La première partie de la vie de Léo, un petit garçon enfermé dans un corps d'adulte se déroule entre les 4 murs de sa somptueuse propriété de Notting Hill. Prince déchu, dernier membre de sa lignée (d'où le titre du film), il s'ennuie à mourir dans une vie d'exilé qui n'a pas de sens. Neurasthénique, il passe son temps à observer avec une longue-vue la vie des oiseaux dont il envie la liberté. Jusqu'au jour où il découvre qu'en face de chez lui, vivent des afro-caribéens très pauvres dont il se met à suivre le quotidien. On est alors quelque part entre "Fenêtre sur cour" (1954) pour l'assouvissement de la pulsion scopique du voyeur et "La Vie des autres" (2004) par le fait qu'il s'attache à eux, se sent concerné par leurs problèmes et leur détresse et veut intervenir pour les aider. Longtemps passif et impuissant car pris au piège de ses contradictions (il brandit un sabre en se proclamant pacifiste, il provoque la mort d'une des personnes qu'il veut sauver en le gavant de nourriture), il finit par briser la glace (à tous les sens du terme) et par franchir la barrière pour sortir la jeune Salambo Mardi (Glenna FORSTER-JONES) du piège de la prostitution dans laquelle elle est tombée suite à l'arrestation de son compagnon Roscoe (Calvin LOCKHART).
Léo, c'est ce doux rêveur milliardaire à la Frank CAPRA qui veut donner sa fortune aux pauvres et ainsi renverser les barrières sociales et raciales. Il conserve intacte son innocence en dépit des vautours de tous poils qui l'entourent et pompent son énergie vitale. Une scène très révélatrice du fossé qui le sépare du milieu qui lui a été assigné à la naissance (l'aristocratie dégénérée) est celle de la cérémonie new-âge de bain collectif naturiste dans la piscine censé lui redonner sa vitalité. Pendant que les autres s'extasient, lui se sent juste mouillé et gêné. Il en va de même lors des scènes d'orgie dont il s'exclue toujours. Logique qu'après avoir intrigué pour s'emparer de son héritage ou pour le manipuler afin de prendre le pouvoir ils tentent de le faire interner lorsqu'il décide de changer sa rue à défaut de pouvoir changer le monde. La principale retouche consistant à abattre sa maison qui barrait la rue et à redistribuer les biens restant entre les habitants. Tout un symbole.
Entre ironie et tendresse, John BOORMAN réalise une fable humaniste très personnelle sur le métissage et la justice sociale. Son film (prix de la mise en scène à Cannes) est lui-même un étonnant melting-pot de cultures et de tons, entre flegme british, bouffonnerie italienne et musiques afro-américaines (c'est l'un des rares films d'auteur de l'époque à avoir ainsi mis au premier plan des acteurs noirs). Léo et sa communauté d'adoption partagent un même destin d'immigrés et finissent par s'unir pour sortir de leurs exclusions respectives. Marcello MASTROIANNI est exceptionnel dans le rôle de ce Léo lunaire d'une douceur infinie. Injustement oublié, indisponible en DVD, ce film doit absolument être redécouvert.
« On a vaincu la rivière » annoncent triomphalement à la fin de la première journée Lewis, Ed, Drew et Bobby, les quatre citadins venus concrétiser leurs fantasmes de conquête de ce coin sauvage de Georgie avant qu’il ne disparaisse sous les aménagements. Sous un vernis écologiste, leur vraie motivation est narcissique : se prouver à eux-mêmes qu’ils sont des hommes qui « en ont » dans le pantalon en affrontant la nature, la vraie avant qu’elle ne soit émasculée par la main de l’homme. Le film est une attaque en règle du mâl(e) américain, sa suffisance, son arrogance et son machisme. Car ce qu'ils croient être la nature n'est qu'un trompe-l’œil pour touristes, la vraie descente (aux enfers) commence le lendemain et chacun en ressortira marqué à jamais. Lewis (Burt REYNOLDS), le mâle dominant est amputé de la jambe après avoir vécu un martyre physique et l’humiliation morale de dépendre de ses camarades comme un bébé. Drew (Ronny COX) l’artiste qui rêve de communion avec la nature et qui l’espace d’un magique duo guitare-banjo avec un autochtone aussi virtuose que demeuré croit pouvoir toucher son rêve du bout des doigts finit noyé (ou assassiné, le film reste volontairement ambigu sur ce point) dans la rivière avec le corps disloqué. Ed (John VOIGHT), le discret père de famille obligé de prendre les rênes après la blessure de Lewis contrôle mal ses flèches quand il ne se blesse pas avec. Son initiation à la survie dans des conditions extrêmes est aussi rapide que brutale. Du moins échappe t-il in-extremis au viol que veulent lui faire subir deux chasseurs dégénérés du coin qui symbolisent la vengeance de la nature c’est-à-dire de la barbarie. Bobby (Ned BEATTY) n’a pas cette chance. Petit, gros et complexé, moqué par ses camarades, il compense avec une surenchère de propos sur ses exploits virils avant que son viol ne le rabaisse plus bas que terre. Si cette scène-choc a fait sensation à l’époque et reste aujourd’hui incontournable c’est parce qu’elle est la clé du film. Lorsque la nature idéalisée par ces hommes révèle son véritable visage bestial, ceux-ci sont eux-mêmes ramenés au stade animal (le violeur compare Bobby à un cochon et lui demande de couiner) et c’est en se dépouillant de toute conscience morale, en ne conservant que l’instinct de survie que ceux-ci s’en sortent (sauf Drew justement qui ne peut renoncer complètement à ce qui fait de lui un homme ce qui le condamne). Il n’est pas difficile de voir derrière ces quatre destins individuels une critique des fondations de l’Amérique : la conquête de l’ouest et l’éradication des « sauvages », la destruction de la nature par les aménagements et les ravages écologiques (ironiquement le retour à la civilisation des trois survivants se fait par l’apparition de carcasses de voitures rouillées abandonnées au bord de l’eau), la glorification du virilisme et sa destructivité. L’Amérique s’est construite par la violence et elle a eu beau recouvrir ou lester les cadavres derrière son vernis de civilisation, ceux-ci n’en finissent pas de ressurgir telle cette main livide sortant de l’eau dans les cauchemars de Ed.
Les plus belles légendes s'appuient toujours sur un fond de vérité. Même si son existence historique n'est pas attestée, on situe l'existence du roi breton (c'est à dire anglais) Arthur au VI° siècle après JC. La mise par écrit des éléments essentiels de sa légende (Uther Pendragon, Merlin, Excalibur, Mordred, Avalon...) s'effectue au XII° siècle par Geoffroy de Monmouth, puis par Chrétien de Troyes qui y ajoute Lancelot et le Graal et Robert de Boron qui évoque l'épreuve de l'enclume par laquelle Arthur, simple palefrenier obtint le trône. Le XII° correspond au triomphe de la culture chevaleresque féodale dont les rites et les valeurs sont portés par le cycle arthurien. Mais c'est plutôt sur les romans arthuriens modernes que s'est appuyé John Boorman pour construire son film. La mort d'Arthur de Thomas Malory (1470) et plusieurs oeuvres de fantasy du XX° siècle jusqu'à Tolkien. On ressent dans le film les lointains échos du Seigneur des anneaux que Boorman avait le projet d'adapter. Ce projet échoua mais il réutilisa certaines idées pour Excalibur. D'autre part, les contraintes de durée l'obligèrent à fusionner certains personnages (Arthur et le roi pêcheur, Perceval et Galahad) et à faire des ellipses. Mais le film gagne en clarté ce qu'il perd en détails.
Outre ce substrat littéraire très riche, outre une esthétique picturale flamboyante qui doit autant aux préraphaëlites qu'à Gustav Klimt, outre une interprétation collégiale remarquable composée de jeunes visages en 1980 appelés à faire une grande carrière par la suite (Gabriel Byrne, Helen Mirren, Liam Neeson...), outre une bande originale digne des meilleurs films de Kubrick (ou comment friser la grandiloquence sans y tomber avec O Fortuna pour l'un et Ainsi parlait Zarathoustra pour l'autre) l'aspect qui me fascine le plus dans le film de Boorman est sa profonde compréhension des enjeux de la fusion entre culture barbare et chrétienté qui façonna la civilisation occidentale du Moyen-Age. Cette fusion eut en effet un prix, celle du sacrifice du paganisme au profit du christianisme. Ce n'est pas un hasard si le personnage le plus marquant du film de Boorman est Merlin le magicien et philosophe qui prophétise à Morgane que pour leur espèce, "les jours sont comptés. Le dieu unique chasse les dieux multiples." Le thème musical de la mort de Siegfried extrait du crépuscule des Dieux de Wagner sur fond de soleil couchant ne dit pas autre chose. C'est en effet dans la dernière partie du film consacrée à la quête du Graal que la christianisation de la légende est la plus évidente. Perceval devient Jésus. Il trouve le Graal après ce qui ressemble à son baptême dans la rivière et lorsqu'il en fait boire le contenu à Arthur celui-ci ressuscite et part vaincre Mor(t)dred en traversant des paysages printaniers (un symbole majeur de la résurrection). Boorman dont le cinéma a un caractère panthéiste magnifie la nature en filmant de somptueux paysages reflétants les états d'âme des protagonistes (terre aride de la quête, forêt des tourments...)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.