"L'Odyssée de Charles Lindbergh" réalisé en 1957 est un des films invisibles de Billy Wilder. Peu connu et peu projeté depuis sa sortie, le DVD ne semble jamais avoir été édité en France (il existe cependant une version anglaise multizone avec la VF et la VOST).
La principale raison de ce désamour est le manque de personnalité du film. Impossible de voir à l'œil nu qu'il s'agit d'un Billy Wilder. Il s'agit plutôt d'un film de studio et de prestige, réalisé en Scope et en Warnercolor. Et pour cause, c'est un film de commande (je dirais même de propagande) à la gloire de l'exploit réalisé en 1927 par Charles Lindbergh lorsqu'il traversa d'une seule traite la distance séparant New-York de l'aéroport du Bourget à Paris à bord de son "Spirit of St-Louis". L'aviateur qui avait tout pouvoir sur le film et était un maniaque du contrôle avait exigé qu'il soit entièrement consacré à cet épisode héroïque si éloigné de l'esprit Wilder. Pas question d'égratigner son image immaculée auprès du public. Très ironique comme toujours, Wilder n'avait pas hésité à le taquiner à ce sujet. Un jour qu'ils effectuaient un vol agité, Wilder lui avait dit "Charles, ça serait drôle, non, si cet avion s'écrasait maintenant, vous voyez d'ici les manchettes des journaux, Lucky Lindy s'écrase avec un ami juif!" (Lindbergh était connu pour son antisémitisme et ses sympathies pro-nazies).
La Wilder's touch se réduit à la portion congrue dans le film, cependant elle existe. L'événement est traité de façon journalistique (l'ancien métier de Wilder), il nous est présenté en temps quasi réel comme une retransmission. L'accent est mis sur l'obstination du héros littéralement obsédé par cette course (et la peur de se faire doubler par ses concurrents) au point d'en perdre le sommeil et de prendre de gros risques. A l'intérieur du cockpit où est confiné Lindbergh pendant 33 heures, Wilder apporte des touches de réalisme documentaire bienvenue en plus de flashbacks rythmant la progression dramatique. On le voit lutter contre le sommeil, contre la peur, contre la solitude, contre le givre qui recouvre son appareil. James Stewart sur qui repose le film est parfait pour le rôle même s'il a 20 ans de trop. D'abord parce qu'il est un ancien pilote de guerre, ensuite parce qu'il incarne parfaitement le héros américain, patriote et valeureux homme d'action.
"Personne ne peut les saquer. On dirait deux armoires de classement." Voilà ce que les new-yorkais pensaient des tours jumelles du World Trade Center lorsqu'elles furent érigées au début des années 70. C'était l'époque où les pays de la Triade avaient besoin d'affirmer leur puissance en construisant toujours plus haut, sans se soucier d'esthétique ni d'intégration à l'environnement urbain. La tour Montparnasse à Paris est là pour nous le rappeler.
Mais contrairement à la tour Pompidou, celles du WTC ont reçu un magnifique cadeau: le baptême du magicien funambuliste Philippe Petit. Non seulement il a perçu la beauté qui se cachait derrière la laideur des bâtiments mais il a eu la générosité de faire partager sa vision au mépris de la loi et au risque de sa vie. Et Zemeckis a su en bon historien nous reconstituer cet épisode avec maestria et ainsi l'immortaliser.
"Seul un insatisfait tordu, antisocial, anarchiste et enragé entreprendrait une chose pareille." Comme tous les héros de Zemeckis, Philippe (joué par Joseph Gordon-Levitt) est un rêveur, un marginal, un solitaire, un subversif, un grand enfant qui joue aux gendarmes et aux voleurs. C'est aussi un passionné qui éprouve le besoin de se mettre en danger en se lançant des défis dangereux et illégaux. Cette forme d'art vivant et le total engagement qu'il requiert lui attirent l'admiration et le soutien d'un petit groupe de jeunes gens qui l'assistent ainsi que d'un père de substitution, le forain Papa Rudy (Ben Kingsley) qui lui enseigne tous ses secrets.
Si les séquences qui précèdent l'acte de Petit, ludiques et enlevées, relèvent du film de casse à la sauce frenchy, celle de la traversée sur le fil relève du plus pur poème visuel, entre vertige et contemplation (même sans 3D). "Tu leur a donné vie, tu leur a donné une âme, ils adorent ces tours maintenant". Zemeckis suggère de belle manière que ce sont les européens qui ont créé l'Amérique. D'ailleurs quand Petit n'est pas en train de traverser l'espace entre les tours, il est juché au sommet de la statue de la liberté, une oeuvre offerte par les français aux new-yorkais!
L'aura des tours du WTC devenues l'un des symboles de l'Amérique explique le choc planétaire de leur destruction le 11 septembre 2001 qui a fait oublier les deux autres attentats ayant eu lieu le même jour. Zemeckis ne pouvait oublier ce fait d'autant que Petit qui avait baptisé les tours a recueilli également une petite partie de leurs cendres.
Hormis les toutes premières images qui peuvent faire penser au film de Julien Schnabel "Le Scaphandre et le Papillon", "Patients" ne brille pas particulièrement par sa réalisation. Côté scénario, le principal intérêt du film consiste à suivre de façon documentaire la rééducation de Ben, un jeune garçon semi-tétraplégique qui en dépit de ses progrès doit faire le deuil de sa vie "d'avant", centrée sur le sport.
Sachant que ce garçon, bien qu'interprété par Pablo Pauly n'est autre que Fabien Marsaud alias "Grand Corps Malade", je regrette d'autant plus que l'éveil de sa fibre artistique ne soit jamais évoquée dans le film. Il aurait gagné en profondeur. On doit se contenter d'une chronique au ton plutôt juste des difficultés quotidiennes endurées par un handicapé en centre de rééducation (l'absence d'intimité et d'autonomie, le confinement, l'ennui, la mise en berne de la sexualité...) doublé d'un buddy movie avec les amis de Ben rencontrés au sein du centre qui se substituent à l'équipe de basket dont il était membre auparavant. On remarque assez rapidement que ceux-ci appartiennent aux couches défavorisées de la société, les autres ayant sans doute les moyens d'être soignés à domicile ou dans des instituts privés. Néanmoins leurs personnages respectifs ne sont pas suffisamment creusés et ils servent surtout de faire-valoir au héros. Quant aux femmes, elles sont rares et la vision qui est donnée d'elles laisse sceptique: une aide-soignante parfaitement incompétente et une jeune femme handicapée dont le héros tombe amoureux avant de la fuir comme la peste au motif qu'elle a tenté de se suicider après un chagrin amoureux.
Alors oui le film est intéressant et évite l'écueil du pathos mais il s'en dégage une impression de superficialité qui laisse sur sa faim.
"Les avions sont des rêves magnifiques et maudits à la fois". Tout est dit dans cette citation de la profonde ambivalence qui habite Miyazaki, pacifiste convaincu et néanmoins passionné d'aviation y compris militaire. Ambivalence à la fois terrible et précieuse. Elle nous a donné ces œuvres si belles et si nuancées que sont "Nausicaa de la vallée du vent", "Le château dans le ciel", "Princesse Mononoké" et bien sûr "Le Vent se lève" qui aurait tout aussi bien pu s'intituler "Guerre et amour" ou encore "Menace et élan" selon le sens (mort ou vie) dans lequel souffle le vent. Le titre s'inspire d'une citation de Paul Valéry extraite du cimetière marin qui porte en elle cette ambivalence "Le vent se lève, il faut tenter de vivre".
"Le Vent se lève", oeuvre testamentaire (même si depuis Miyazaki est revenu sur sa décision: une contradiction de plus!) est aussi sans nul doute l'une de ses œuvres les plus personnelles. Comment ne pas le reconnaître à travers le destin de Jiro qui comme lui a dû renoncer à son rêve de devenir pilote en raison de sa mauvaise vue? D'autre part le père de Hayao Miyazaki dirigeait une entreprise au service de l'armée impériale et sa mère était tuberculeuse (comme le raconte "Mon voisin Totoro.") Or Miyazaki fusionne dans "La Vent se lève" deux destins, celui de Jiro Horikoshi, inventeur du chasseur Mitsubishi A6M Zero, fleuron de l'armée nippone durant la guerre et celui de Tatsuho Hori qui dans son autobiographie a décrit sa relation avec son épouse malade de la tuberculose. Dans le film, le sacrifice du grand amour de Jiro est le prix à payer pour son génie créateur et destructeur à la fois. On pense plus d'une fois à "Porco Rosso", tant les points communs entre les deux films sautent au yeux: le modèle de Jiro est un concepteur d'avions italien, Giovanni Caproni, la fiancée joue un rôle rédempteur et Miyazaki avait représenté Jiro dans un court manga doté d'une tête de cochon (de fasciste) comme son Marco Pago!
"Le Vent se lève" est nettement moins familial que les autres films de Miyazaki car beaucoup plus réaliste. Le film est en effet ancré dans des événements historiques précis: le tremblement de terre du Kanto en 1923, la crise de 1929, la montée des totalitarismes, la seconde guerre mondiale. Les séquences oniriques soulignent à quel point il est facile de dévoyer les intentions les plus pures pour les mettre au service des pires desseins.
"Pride" s'inscrit dans la veine des comédies sociales britanniques ("The Full Monty", "Les Virtuoses", "Billy Elliot") et apporte une nouvelle pièce à l'édifice. Une pièce maîtresse.
Le film s'inspire de faits réels: le rapprochement en 1984 a priori improbable entre un village de mineurs en grève et un petit groupe de LGTB londoniens, à l'initiative de leur leader, Mark Ashton (Ben Schnetzer). Ce dernier collecte de l'argent et fonde la LGSM ("Lesbian and Gay Support the Miners"). Il rencontre à Londres Dai (Paddy Considine), le délégué syndical d'Onllwyn, localité du sud du pays de Galles qui les invite en retour dans son village. Le choc des cultures fournit le carburant comique avec des moments hilarants comme la descente des mémères du village complètement déchaînées dans les night clubs gays ou à l'inverse les cours de danse que Jonathan (Dominic West) donne aux jeunes mineurs gallois pour faire tomber les filles.
Mais le film marque aussi les esprits par son réalisme et la profondeur avec laquelle il parvient à décrire les personnages. Joe (un des rares personnages fictifs du film joué par George MacKay) qui découvre son homosexualité en se cachant de ses parents, Jonathan qui est l'un des premiers séropositifs diagnostiqués ou Gethin (Andrew Scott) le gérant d'origine galloise de la librairie gay qui sert de QG à LGSM sont très attachants. Quant à Mark Ashton, il est un peu l'ancêtre de Sean, le héros de "120 battements par minute" en ce sens qu'il se jette corps et âme dans la lutte et vit à 100 à l'heure parce qu'il se sait condamné.
Mais à l'inverse de "120bpm" l'initiative de Mark à une époque où l'homophobie était très virulente et le sida, un mal incurable permet à son groupe (et au film) de sortir du ghetto et d'aller prendre l'air. Par conséquent ce n'est pas la colère qui domine le film mais la fraternité. Les deux communautés ont beau être différentes culturellement, socialement et géographiquement elles ont en commun leur sentiment d'humiliation face au pouvoir et au reste de la société. C'est pourquoi leur soutien mutuel va leur permettre de retrouver leur fierté ("Pride" en VO) et bien plus encore, d'ouvrir des perspectives d'avenir. Du côté des mineurs, le film met en avant le parcours de Sian James (jouée par Jessica Gunning). Mariée à un mineur à 16 ans, elle a déjà deux enfants à 20 ans quand éclate la grève. Ses responsabilités dans le comité de grève et la dureté du conflit la politisent. Elle passe ensuite son bac et fait des études universitaires. En 2005, elle est élue députée de la circonscription de Swansea pour le Parti travailliste. Le film montre l'importance de ses échanges avec les LGSM dans son affirmation politique. A l'inverse , le soutien du syndicat des mineurs s'avère décisif dans l'inscription de la reconnaissance de droits LGBT au sein du programme du Parti travailliste.
Alors je rejoins la critique de Nicolas Bardot pour le site "FilmDeculte", "On ne fait pas de bons films qu'avec de bons sentiments, mais le cœur gros comme ça de Pride pèse dans la balance". Même si le film n'occulte pas le rejet dont les LGSM sont victimes de la part d'esprits obtus, les campagnes de dénigrement de leur front commun avec les mineurs (dont ils récupèrent le slogan "Pits and Pervers" à leur avantage) ou l'échec du mouvement de grève.
J'adore Emma Thompson et "Mary Poppins", donc j'avais un a-priori favorable sur ce film qui s'avère néanmoins inégal. Il est en effet entièrement construit sur le principe d'un montage alterné entre présent (la difficile genèse du film "Mary Poppins") et passé (la reconstitution de l'enfance de Pamela L. Travers, l'auteure du roman).
Les scènes du présent sont de loin les plus intéressantes car elles reposent sur l'affrontement de deux personnalités que tout oppose, celle de la psycho-rigide et névrosée Pamela L. Travers (magistralement interprétée par Emma Thompson) et celui du diplomate et roublard Walt Disney (joué de façon convaincante par Tom Hanks). Le réalisateur ne prenant parti ni pour ni pour l'autre, on se régale devant ce choc des cultures. D'un côté, l'austère et revêche anglaise d'adoption qui prend tout le monde de haut et veut tout contrôler. De l'autre, l'équipe hollywoodienne chevronnée dont le sourire commercial est à peine entamé par les remarques constamment désobligeantes de P.L. Travers et ses refus réitérés d'à peu près tout ce qui fait l'ADN du film (les acteurs, les chansons, les séquences animées).
Les scènes du passé en revanche sont maladroites. On voit bien où le réalisateur veut en venir: montrer que Mary Poppins est une créature inventée par Pamela Travers pour réparer sa famille fracassée par l'alcoolisme et la mort du père ainsi que la dépression de la mère (le titre du film en VO est "Saving M. Banks"). Il s'agit de comprendre pourquoi P.L. Travers a tant de mal à digérer l'irruption de l'entertainment dans une oeuvre qui relève de l'autothérapie. Cependant, toute cette partie est assez mièvre. Le réalisateur épouse le regard idéalisé que l'auteure porte à son père. Parfois on frise le ridicule (le papa et sa fi-fille en extase qui galopent dans le soleil couchant). Enfin, c'est beaucoup trop long. Et ce d'autant plus que seul cet aspect de la personnalité de Travers est exploré alors qu'il y en avait bien d'autres que le film passe sous silence.
Pas besoin d'aimer le rap en général ou Eminem en particulier pour apprécier "8 Mile". Le film offre une plongée si magistrale dans les racines sociales de la culture hip-hop qu'il est encore plus d'actualité en 2018 qu'à sa sortie. On peut affirmer qu'Eminem est à Detroit ce que Michael Moore est à Flint: des ambassadeurs privilégiés de cette rustbelt ("ceinture de la rouille") industriellement sinistrée où la misère et le chômage ont fait le lit du vote Trump en 2016. Il est dommage qu'Eminem n'ait pas poursuivi sa carrière d'acteur, son interprétation très engagée offre la même densité que ses prestations scéniques.
"8 Mile" se situe en effet au carrefour de plusieurs genres: le film de ghetto, le film social, le film musical, le biopic romancé et le documentaire. Film de ghetto de par les affrontements de bandes rivales transposées dans le domaine artistique à coup de "battle" où chacun débite un flow assassin pour son adversaire sous le regard d'une foule déchaînée. Film de ghetto aussi par ses normes (on discute, on marche, on s'habille "rap") dans lesquelles le "slim shady" ("Rabbit" dans le film) est assigné au rôle de bouc-émissaire parce qu'il est de constitution frêle et qu'il appartient à la minorité blanche déshéritée. Film social qui raconte l'histoire d'une famille monoparentale pauvre où règne la précarité et la violence. Film musical bercé par la musique hip-hop et qui a accouché d'un hit "Lose Yourself". Biopic romancé car du propre aveu d'Eminem sa véritable histoire est bien pire. Ce qu'on devine sans peine car même si on a des aperçus de la réalité sordide et avilissante de ce milieu, les personnages restent propres sur eux, le héros en premier lieu (loin de ses dérapages dans la vie réelle). Le documentaire enfin car les quartiers pauvres de Détroit sont filmés avec un réalisme saisissant, notamment les maisons abandonnées ou squattées présentes à chaque coin de rue, l'usine automobile et son travail à la chaîne (version années 2000)."8 Mile" c'est un peu la "trenchtown" de Bob Marley. Detroit est tranchée par la 8 mile road entre un nord riche et blanc et un sud pauvre et noir, espace de relégation dans lequel échouent également les "white-trash" c'est à dire les petits-blancs prolétaires.
Tout un symbole: l'année même où mourrait Laurence Olivier dont le premier film en 1944 avait été "Henry V" sortait sur les écrans la version de Kenneth Branagh dont c'était également le premier film. Au Royaume-Uni on l'appelait déjà le nouveau Laurence Olivier en raison de sa jeune (il n'avait pas encore 30 ans en 1989) et brillante carrière théâtrale dans les adaptations de pièces de Shakespeare.
Film au départ confidentiel, réalisé avec peu de moyens, "Henry V" tapa dans l'oeil de Gérard DEPARDIEU qui partageait avec Branagh l'amour des Belles Lettres et le sens de la démesure. Il finança sa distribution en France et supervisa le doublage. C'est ainsi que Kenneth Branagh se fit connaître outre-Manche.
"Henry V" est un modèle d'adaptation réussie. Ne pouvant financièrement se permettre une reconstitution fastueuse, Branagh privilégie la stylisation afin de stimuler l'imagination à la manière de John Boorman dans "Excalibur". L'excellence de l'interprétation, le souffle épique de la musique (signée Patrick Doyle), l'atmosphère onirique créée par les plans filmés en clair-obscur, l'emphase des ralentis lors de la bataille d'Azincourt ont une puissance d'évocation dont des films plus réalistes sont privés.
La pièce de Shakespeare fait partie d'un ensemble de chroniques historiques des rois d'Angleterre participant à la construction du "roman national". Autrement dit: guerre, conquête, héroïsme, sang versé... Un programme peu excitant en soi mais outre la beauté du film c'est une passionnante réflexion sur la responsabilité que donne le pouvoir. Un pouvoir charnel fait de renoncements (les flashbacks sur le passé de débauche du roi montrent qu'il a dû sacrifier ses compagnons de beuverie à sa nouvelle fonction) de trahisons, de doutes et de tourments. La fin avec Emma Thompson offre une rupture de ton bienvenue et annonce le marivaudage de "Beaucoup de bruit pour rien".
Voici ce qu'écrivait Alice Miller à propos du processus de répression des émotions de l'enfance: 1. L'enfant subit des offenses qui ne sont pas considérées comme telles 2. La colère lui est interdite 3. On lui impose le devoir de gratitude ("c'est pour ton bien") 4. Il doit tout oublier 5. Les affects refoulés cherchent une issue. La violence éclate sur autrui ou se retourne contre soi.
Bien avant qu'elle ait retrouvé la mémoire et publié son livre, j'avais compris qu'il y avait quelque chose qui rongeait Flavie Flament de l'intérieur, parce que cela se voyait sur son visage. A l'époque où elle était présentatrice, j'avais été frappée par le fait qu'en dépit du maquillage, du sourire et des lumières, elle semblait toujours fatiguée et angoissée, pâle et les traits tirés. Aussi je n'ai pas été étonnée lorsqu'après le suicide de David Hamilton, elle a déclaré qu'il ne lui rendrait jamais toutes "ses nuits blanches".
Le processus décrit par Alice Miller est celui qu'a vécu Flavie Flament lorsqu'elle était mineure et des millions d'autres enfants abusés par les adultes à travers le monde. Il est même exemplaire. Et il a le mérite de nous plonger le nez dans les rapports de force qui régissent nos soi-disant sociétés évoluées et libérées. Le téléfilm glaçant réalisé par Magaly Richard-Serrano en est l'illustration. On y voit une gamine qui est d'abord victime de sa mère puis d'hommes pédophiles, la première fournissant les seconds en chair fraîche.
La mère (remarquablement jouée par Léa Drucker) est au cœur du drame vécu par sa fille. C'est une femme frustrée qui fuit le vide de son existence en voulant diriger l'avenir de sa fille sur laquelle elle reporte tous ses espoirs de réussite dans le show-business. De ce fait, elle nie son individualité et manipule ses sentiments filiaux pour obtenir d'elle ce qu'elle désire par toutes sortes de pressions et chantages. A force d'insultes et de dévalorisations, elle obtient de sa fille qu'elle maigrisse, adopte une apparence aguicheuse, "racole" sur les trottoirs des Champs-Elysées ou du Cap d'Agde et pour finir, elle la jette dans les griffes d'hommes puissants sans pouvoir ignorer leurs intentions. Le dernier quart d'heure, terrifiant, dissèque les fantasmes et la méthode de David Hamilton pour parvenir à ses fins. Tel un serial killer on le voit choisir sa proie, l'attirer dans son antre, installer son emprise sur elle puis commettre son crime. Lorsqu'il se présente à poil devant la mère et la fille (méthode utilisée par nombre de photographes si on en croit le témoignage récent de Diane Kruger pour signifier "tu vas coucher contre les photos"), on voit bien celles-ci vaciller un instant. Mais l'obsession de la mère et la soumission de la fille sont trop fortes conduisant la première à trahir la seconde et à laisser commettre l'irréparable.
"The Straight story" est un titre infiniment plus riche qu'"Une histoire vraie" et ce, bien que l'intrigue soit effectivement tirée d'une histoire vraie. Au premier degré, il fait référence au nom de famille du héros qui s'appelle Alvin Straight. Il fait également référence à la route suivie par celui-ci qui est toujours en ligne droite. Au second degré, c'est la droiture d'Alvin qui est mise en valeur. Par ailleurs la simplicité de cette histoire à la trajectoire linéaire et aux enjeux limpides apparaît comme un contre-exemple dans la filmographie de Lynch, parsemée d'histoires tortueuses pour ne pas dire sybillines.
Mais à y regarder de plus près, cette histoire n'est en rien contradictoire avec le reste de son œuvre. Elle fait partie de sa veine humaniste. Comme "Elephant man", elle se focalise sur un personnage marginal dont l'humanité bouleverse ceux qui croisent sa route. Ici la marginalité est liée à la mobilité réduite: par l'âge (Alvin a 73 ans et un problème aux hanches qui l'oblige à marcher avec des cannes), par le handicap (mal voyant, il n'a pas le permis de conduire, une "hérésie" dans la société de l'automobile reine), par la pauvreté (qui l'oblige à entreprendre un long voyage en utilisant le système D). La conséquence est une expérience sensorielle unique, celle qui épouse la lenteur d'un homme cheminant sur sa tondeuse à gazon à 5km/heure, une roue sur le bord de la route, l'autre sur le chemin de terre qui la borde sous les yeux sidérés des riverains, tous plus babas les uns que les autres devant le courage et la détermination du vieil homme.
C'est par ce biais que l'apparente simplicité rejoint l'étrangeté si chère à Lynch. Car la lenteur nous est devenue étrangère. Et avec elle la nature, la spiritualité, la liberté, la mythologie, les contes de fée et même l'histoire. L'homme-machine à produire est un homme coupé de son passé et de ses racines, donc de son avenir.
C'est le daim écrasé par la voiture, l'auto-stoppeuse (enceinte, quel symbole!) dédaignée par les automobilistes, ce sont aussi ces sublimes images de moissons dans les champs de blé sous la lumière dorée du soleil qui apparaissent au fur et à mesure qu'Alvin avance. C'est aussi l'attente sous l'abri de la fin de la pluie. Par-delà le film, ce sont les réminiscences qu'il suscite qui en révèlent toute la profondeur. Alvin part de l'Iowa et va jusqu'au Wisconsin en traversant le Mississippi, longtemps frontière entre les USA colonisés et le "Far West". Les pionniers du XIX° siècle parcouraient ces espaces au même rythme qu'Alvin et on se souvient en particulier des mémoires de Laura Ingalls ("La petite maison dans la prairie") où elle raconte la trajectoire de sa famille du Wisconsin à...L'Iowa (via le Kansas et le Minnesota). Est-ce d'ailleurs un hasard si l'acteur (Richard Farnsworth) apparaît dans la série? Dans un tout autre champ de la culture, celui des contes de fée, la comtesse de Ségur écrivit au XIX°siècle "L'histoire de Blondine, Bonne-Biche et Beau-Minon" où parmi les épreuves infligées à l'héroïne il y avait l'obligation d'effectuer le trajet de la forêt jusqu'au château juchée sur le dos d'une tortue (ce qui lui prit 6 mois). Enfin il y a quelque chose de l'ordre des pèlerinages ancestraux dans ce parcours ce qui le rend éminemment spirituel (l'image des étoiles au début et à la fin rapproche le parcours d'Alvin vers l'apaisement et la réconciliation d'avec son frère -son double ou sa moitié- d'une expérience cosmique).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.