"Joker" est l'archétype du film roublard. Il s'agit d'un film mainstream (couronné d'ailleurs par un immense succès critique et public) de 2019 qui se fait passer pour un film anti système en recyclant habilement les films américains contestataires des années 70, "Taxi Driver" (1976) en tête*. Sauf qu'on ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre. Certes, "Joker" épouse le point de vue du psychopathe comme le faisait Martin SCORSESE avec Travis Bickle. Mais celui-ci s'avérait être un pur produit des pires travers de la société dont il était issu ce qui tempérait largement son potentiel statut de victime de cette même société et c'est non sans ironie que celle-ci en faisait son héros après qu'il ait "nettoyé" la ville dans le sang. Arthur nous est presque présenté comme un "innocent", extérieur à la société dans laquelle il vit. A force de subir les pires avanies (de sa mère, des Wayne et de leurs employés, du présentateur qu'il admire, des institutions qui coupent les crédits des soins dont il a besoin, de ses collègues et de son patron) il "pète les plombs" et se transforme en justicier vengeur mais ce n'est pas de sa faute, c'est les autres (le film reste bien flou d'ailleurs sur les responsabilités politiques des coupes sociales qui ont commencé dès qu'il a fallu financer la guerre du Vietnam). Il finit donc à l'asile au lieu d'être intégré ce qui aurait été autrement plus subversif. La mécanique binaire de son comportement est outrancièrement surlignée (toi tu es gentil avec moi je t'épargne mais toi tu es méchant, je te massacre avec une complaisance pour la violence qui me déplaît profondément) ne laissant aucune place à une quelconque profondeur. Quant au genre adopté par le film, celui du "drame social", il sonne faux parce que là encore il est outrageusement simplifié: d'un côté les Wayne dans leur manoir, de l'autre le futur Joker dans son taudis. Quand la seule "solution" proposée est que les pauvres tuent les riches, on est dans la même logique que dans "Batman - The Dark Knight Rises" (2012): ne montrer que l'aspect néfaste des révolutions socialistes pour terroriser et ainsi conforter le conservatisme ambiant. Le one man show de Joaquin PHOENIX est suffisamment fascinant pour dissimuler cette béance de véritables enjeux. Quant à le comparer à la performance de Heath LEDGER cela relève de la malhonnêteté tant les films diffèrent: ce dernier était intégré à un vaste ensemble architectural à la Christopher NOLAN et n'apparaissait que sporadiquement alors que "Joker" repose tout entier sur les épaules de son interprète qui est de tous les plans.
Je continue à penser que la magie du cinéma repose au moins en partie sur une bonne dose de mystère. Des angles morts, des creux, du hors-champ qui laisse du champ au spectateur pour combler s'il le souhaite ces non-dits, ces non-filmés avec sa propre interprétation, sa propre imagination. Or le système des franchises est en train de tuer cette partie vitale du cinéma et ce n'est pas "Joker" qui me fera changer d'avis. L'aspect commercial est certes central dans cette démarche mais elle n'explique pas tout. Il y a une frénésie de contrôle qui n'a plus de limites comme le montre l'exemple de la saga des "Animaux fantastiques" qui s'avère être un prétexte pour éclairer le spectateur (qui n'a rien demandé) sur les moindres détails de la jeunesse de Dumbledore, son duel avec Grindelwald etc. Même chose avec "Star Wars" dont on nous annonce une énième trilogie qui décortiquera la jeunesse de Yoda et ce en dépit du ratage de "Solo: A Star Wars Story" (2018) qui tentait d'en faire de même avec Han Solo. "Joker" se situe dans cette continuité, il est d'ailleurs question d'en faire une trilogie.
* Même si la présence de Robert De NIRO dans le rôle du présentateur est une allusion à un autre film de Martin SCORSESE, "La Valse des pantins" (1983) .
Après un premier volet inégal mais offrant des propositions intéressantes et un second volet abouti qui a fait date, Christopher Nolan se vautre complètement sur ce troisième et dernier volet qui doit de ne pas avoir été jeté aux poubelles de l'histoire uniquement à la qualité de ses deux prédécesseurs. Il n'y a plus en effet aucune ambition, tant esthétique que narrative dans ce blockbuster académique qu'il a sans doute réalisé pour remplir un cahier des charges. La panne d'inspiration est manifeste de même que le manque d'implication. Tout ce qui faisait l'originalité et l'intérêt des films précédents disparaît au profit d'un déluge de scènes d'action vues 100 fois ailleurs. De même que la nuit et l'invisibilité se sont dissipées au profit de plans fixes et poseurs tournés en plein jour, le scénario est décalqué sur celui de 80% des superproductions US dans lesquelles l'Amérique joue à se faire peur pour mieux réaffirmer ses valeurs conservatrices. On a donc le sempiternel héritier qui veut terminer l'œuvre de son méchant de père (Ra's Al Ghul of course, le Joker, trop dérangeant n'est même pas évoqué) à savoir détruire Gotham City. Pendant ce temps Bruce Wayne qui est en petite forme boude dans son manoir (on le comprend au vu du scénario) mais humilié par le méchant à deux balles, il relève la tête et endosse le rôle de super-héros (rôle qu'il refusait jusque là) pour jouer les sauveurs, christique tant qu'on y est. Délivré du fardeau du costume de Batman (car seule l'enveloppe explose avec la bombe nucléaire), il pourra alors couler des jours heureux auprès de Catwoman sous l'œil rassuré d'Alfred qui a lui aussi terminé sa mission de père de substitution (c'est le seul personnage qui s'en tire à peu près honorablement dans ce naufrage, toujours impeccablement joué par Michael Caine). Au passage, on a droit à un petit cours d'édification civique dans lequel on apprend aux masses à se méfier des dangereux révolutionnaires communistes assoiffés de scalps de riches et de figures d'autorité qui deviennent alors de pauvres victimes. Quant au casting qui recycle le catalogue de "Inception" (2009) il a également laissé sa marque, peu glorieuse, à savoir la palme de la mort la plus ridicule (et la plus parodiée) du cinéma contemporain décernée à Marion Cotillard qui s'est pris les pieds dans l'interprétation d'un personnage dont l'écriture est particulièrement grotesque.
"The Dark Knight" pousse beaucoup plus loin les bonnes idées du premier volet en se débarrassant de la majeure partie des scories qui le plombaient. Tant et si bien que le super-héros Batman (Christian Bale) confine à l'abstraction, façon de dire subtilement qu'il s'agit d'une illusion (celle du "sauveur", marotte du cinéma américain attaché aux vigilante movies et autres justiciers hors la loi adeptes de l'autodéfense hérités du western). La dissolution du mythe Batman, définitivement fondu dans le décor ("dark knight" résonne comme "dark night") permet de donner une place prépondérante à des personnages bien plus denses, donnant au film une dimension de film noir tragique et post-apocalyptique dans laquelle plane l'ombre du 11 septembre. D'un côté, Harvey Dent (Aaron Eckart) surnommé le "chevalier blanc" parce qu'il veut nettoyer Gotham de sa pègre en s'appuyant sur la légalité et un discours intransigeant. Bien entendu cette figure de cire moraliste se dégonflera au premier assaut* et finira par tomber le masque (jusqu'à l'os pourrait-on dire) pour révéler sa propre monstruosité cachée. De l'autre, le Joker, surnommé le "maître du chaos" en raison de son nihilisme et de son anarchisme fou furieux. "Why so serious?" en effet quand plus rien n'a de sens et que l'état physique et mental est dégradé au point de considérer la société et ses valeurs comme une vaste blague dont il faut s'amuser avant de tout faire sauter. Alors qu'il y a encore un peu trop (par moments) de blabla inconsistant, Heath Ledger donne du poids à chaque mot qu'il prononce, rendant glaçant, terrifiant son personnage de clown psychopathe à l'intelligence supérieure avec son corps désarticulé et son maquillage baveux et défait. Ayant toujours un coup d'avance, s'infiltrant partout et manipulant tout le monde, le Joker apparaît comme l'ombre de Batman, la projection dévoyée de son désir de toute-puissance. Entre ces deux entités monstrueuses, Jim Gordon le flic intègre et modeste joué par Gary Oldman tente de sauver comme il le peut l'humanité de Gotham à défaut de sa démocratie, la première étant rudement mise à l'épreuve (la scène des Ferries) et la seconde gangrenée de toutes parts.
* L'insignifiance de sa petite amie Rachel (Maggie Gyllenhaal, aussi transparente que Katie Holmes dans le premier volet), sacrifiée par Batman et Gordon au nom de l'espoir qu'il représente pour sauver Gotham donne encore davantage cette impression d'ensemble vide envahi par la haine et le désespoir.
Alors que l'on ne parle plus que du rôle de sauveur du cinéma en salles gravement affecté par la pandémie du Covid-19 que doit jouer le dernier opus de Christopher Nolan, "Tenet" (2020), j'ai eu envie de revoir sa trilogie Batman. Autant le dire tout de suite, j'ai beaucoup de mal avec l'univers des super-héros de comics tant sur la forme que sur le fond au point de confondre encore récemment ceux de DC et ceux de Marvel (mais je me suis fait reprendre par un puriste lors d'une exposition des oeuvres de Nathan Sawaya qui leur était consacrée et depuis j'arrive à les distinguer). Evidemment quand le film est réflexif comme "Incassable" (2000) ou "Les Indestructibles" (2004), ça passe mieux. J'avais le souvenir de m'être ennuyée devant "Batman Begins" et fort heureusement, je l'ai davantage apprécié au deuxième visionnage. J'aime tout particulièrement trois choses: le soin apporté aux décors de Gotham City, très fortement inspirés du "Blade Runner" (1982) de Ridley Scott. Le caractère théâtral du personnage de Batman, véritable fantôme d'un grandiose opéra urbain que la mise en scène rend aussi insaisissable que l'éther. Et enfin l'humanité qui se dégage de ses pères de substitution, Alfred le majordome (Michael Caine), le sergent puis lieutenant Gordon (Gary Oldman) et enfin Lucius Fox (Moirgan Freeman) qui travaille dans l'entreprise Wayne. Cela permet de supporter un scénario très "premier degré" c'est à dire sans zones d'ombre où les motivations de Bruce Wayne (Christian Bale) sont assez grossièrement surlignées à la manière de nombreux biopics. Vous saurez tout sur ses traumas d'enfance d'autant que "ça" explique le personnage qui paradoxalement ne possède plus une seule zone d'ombre alors que le charisme repose sur le mystère (mais le mystère dérange). Quant à la séquence initiatique en Asie, elle fait terriblement cliché d'autant que la présence de Liam Neeson me fait aussitôt penser à son personnage conventionnel de mentor dans la deuxième (ou première selon le critère retenu) trilogie Star Wars. Alors certes, Ducard est double mais qu'est ce qu'on s'en balance! (Tout comme la simpliste dualité du héros en fait). Rien à voir avec le vilain inoubliable du deuxième volet incarné par Heath Ledger.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.