J'avais déjà vu "Sur mes lèvres", le troisième film de Jacques AUDIARD il y a une quinzaine d'années mais je l'ai beaucoup plus apprécié cette fois-ci. En dépit de quelques maladresses (la sous-intrigue inutile avec Masson, le contrôleur judiciaire), Jacques AUDIARD réussit un film résolument original tant sur la forme que sur le fond. Sur le fond, il réussit déjà, avant "De battre mon coeur s'est arrete" (2005) et "Emilia Perez" (2024) à jouer harmonieusement avec les touches noires et blanches du piano c'est à dire à mêler un univers associé au masculin, celui du film de gangsters et un univers associé davantage au féminin, celui du mélodrame social. Il ne s'agit pas encore d'un personnage tiraillé entre deux identités mais d'une rencontre entre deux marginaux: Carla (Emmanuelle DEVOS), une femme handicapée, solitaire, complexée et méprisée par ses collègues de travail et Paul (Vincent CASSEL), ex-taulard fruste en quête de réinsertion mais plombé par la dette qu'il doit à un malfrat (Olivier GOURMET) qui l'oblige à travailler pour lui. Paul devient le stagiaire de Carla qui tente de se l'attacher alors que lui souhaite l'enrôler pour voler son patron en découvrant sa capacité à lire sur les lèvres. Chacun est donc tenté d'utiliser l'autre jusqu'à ce qu'ils convergent vers un but commun au goût de revanche, le thriller venant s'ajouter aux autres genres. Sur le plan de la forme, Jacques AUDIARD nous plonge en immersion dans les perceptions de Clara dont les difficultés d'audition débouchent soit sur une hypo soit sur une hyperacousie selon qu'elle met ou non ses appareils et qui a aiguisé d'autres sens, notamment l'odorat, la vue, le toucher, le sens de l'orientation qui vont se révéler déterminants pour l'issue de l'intrigue, le handicap devenant dans le contexte du thriller un super-pouvoir capable de la révéler à elle-même comme une femme puissante et sensuelle. La scène où elle déchiffre à distance le plan de Paul s'apparente ainsi à un acte sexuel dans lequel elle atteint l'orgasme et ce, avant que l'attirance longtemps mêlée de gêne et de malentendus ne se concrétise. Ainsi, même si "Sur mes lèvres" baigne dans un univers très masculin, il en émerge un superbe portrait de femme, remarquablement interprété par Emmanuelle DEVOS qui n'a pas volé son César.
La musique adoucit-elle vraiment les moeurs? Il est permis d'en douter en visionnant le quatrième film de Jacques AUDIARD qui bien avant "Emilia Perez" (2024) s'essayait à alterner les genres. "De battre mon coeur s'est arrêté" est le remake d'un film américain scorsesien, "Melodie pour un tueur" (1978) réalisé par James TOBACK avec Harvey KEITEL dans un rôle lui allant comme un gant (et ce bien avant "La Lecon de piano) (1993). Dans le film français, c'est Romain DURIS qui joue le rôle de Tom, englué dans une vie de combines et de violence qui ne le satisfait pas et dont il s'évade par la musique. Ce faisant, il tente d'échapper à l'emprise de son père qui l'utilise pour recouvrir ses créances par la méthode forte, lui-même n'étant plus en mesure de s'imposer dans le milieu d'escrocs qu'il fréquente. Ce père déchu et condamné fait figure d'anti-modèle pour Tom, mais il est néanmoins pris entre sa loyauté envers lui et le désir de suivre les pas de sa mère décédée qui était pianiste de concert. On se demande bien quel a été le ciment de cet étrange couple si dissemblable. On peut d'ailleurs contester le fait que l'art soit rattaché aux femmes et l'argent (facile) aux hommes (tout comme la beauté et la violence). La réalité est évidemment bien plus complexe. L'art n'échappe pas aux enjeux de pouvoir et d'argent et reste largement dominé par les hommes. Toujours est-il que Tom cristallise son désir d'évasion (et également ses besoins de beauté, de rédemption, d'idéal...) sur le piano et se met à le travailler avec acharnement dans le but de passer une audition en compagnie d'une immigrée chinoise ne parlant pas français, histoire de lui couper la chique autant que les poings. Le problème est qu'il ne rompt pas pour autant avec ses activités de marchand de biens aux méthodes peu scrupuleuses ni avec "l'honneur" familial qui lui commande de venger son père. Tom se prend donc les pieds dans des contradictions insurmontables à force de ne pas vouloir choisir. Un problème d'adolescent attardé qui n'est pas complètement résolu à la fin du film, même si Tom a eu l'intelligence de s'effacer au profit de sa professeure, bien plus prête que lui à intégrer le milieu des concertistes français. Le premier acte mature et autonome de sa vie d'adulte?
Après le "je est un autre" de Arthur Rimbaud, le "Je suis deux" prononcé par Manitas del Monte en route pour devenir Emilia Perez est à l'image d'un film à cheval sur plusieurs genres, certains considérés comme virils (le thriller, le film de gangsters, le film de procès) et d'autres, plus féminins ou queer (le mélo, la comédie musicale). L'identité ibérique du film coule de source car situer l'intrigue principalement au Mexique avec des actrices hispanophones participe du brouillage des repères du film et permet de jouer sur le clivage entre deux formes de "culture" nationale opposées: l'univers des cartels de la drogue d'un côté et celui des telenovelas de l'autre. L'actrice trans Karla Sofia GASCON en provient et en la choisissant, Jacques AUDIARD a franchi un Rubicon qui n'avait pas été souvent foulé par les cinéastes ayant pignon sur rue. Combien de polémiques sur des personnages trans joués par des acteurs ou des actrices qui ne l'étaient pas, à l'image des blackfaces d'autrefois. A chaque époque ses tabous à transgresser dans les sociétés occidentales productrices de la culture mondialisée. Pedro ALMODOVAR enfant de la Movida avait montré le chemin. En réalité "Emilia Perez" n'est pas le seul film de Jacques AUDIARD traitant d'un personnage déchiré par deux identités contraires. "De battre mon coeur s'est arrete" (2005) en parlait également, sans caractère transgressif mais avec une polarisation tout aussi extrême: d'un côté la sensibilité artistique, de l'autre le gangstérisme, le yang étant perçue comme la voie rédemptrice du yin. Mais si Cannes a primé toutes les actrices du film, c'est sans doute parce que choisir entre Karla Sofia GASCON (qui crève l'écran tant en Manitas qu'en Emilia et s'avère d'une humanité qui fait passer toutes les pilules) et Zoe SALDANA était impossible (les deux autres actrices primées ont leur moment de gloire mais sont tout de même en retrait). Car celle-ci impressionne tout autant dans le rôle de l'avocate, notamment dans les numéros musicaux et dansés. L'introduction montre qu'elle n'a pas de place dans le film de procès classique où les hommes se répartissent tous les rôles. Manitas va lui offrir sur un plateau un chemin de traverse par où elle pourra non seulement s'épanouir dans l'exercice de sa profession mais également dans sa vie personnelle. On peut regretter quand même un final revenant labourer un chemin bien balisé au lieu de s'enfoncer en territoire inconnu. La scène dans laquelle Emilia qui s'est racheté une virginité en fondant une ONG pour les familles de victimes du narcotrafic voit renaître en elle les pulsions sanguinaires de Manitas (qui passe par la transformation de sa voix, brillante idée) quand son ancienne famille est sur le point de lui échapper aurait pu donner lieu à une conclusion moins facile. Quitte à suivre les pas du génial "Annette" (2019) (l'influence opératique est identique, une expérience de cinéma total), autant aller jusqu'au bout! Mais ce qu'a osé Jacques AUDIARD en cassant les codes à la manière d'un Thomas Jolly est déjà suffisamment audacieux pour mériter un grand coup de chapeau!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.