Récemment, j'ai revu "Femmes au bord de la crise de nerfs" dont la parenté avec "La Voix humaine" m'a sauté aux yeux. Et pour cause, le célèbre long-métrage de Pedro Almodovar lui a été inspiré par la pièce en un acte de Jean Cocteau dont il propose à nouveau une adaptation, cette fois en court-métrage. Si Cocteau a mis en scène dans plusieurs de ses pièces la dépendance de femmes à des hommes absents (dans le même genre, "Le Bel Indifférent" (1957) a été adapté en court-métrage par Jacques Demy), Pedro Almodovar cherche lui à les en sortir. Et ce d'autant plus que "La Voix humaine" a été réalisé pendant le confinement ce qui redouble le thème de l'enfermement de l'héroïne qui circule à l'intérieur et à l'extérieur du décor sans pour autant sortir de sa voie (voix?) de garage, du moins jusqu'au moment de la délivrance finale. Les tenues plus colorées et extravagantes les unes que les autres portées par Tilda Swinton (actrice qui décidément transcende les frontières, de genre comme de culture) redoublent l'effet de théâtre dans le théâtre, même si sa conversation au téléphone est un monologue dont le seul spectateur est elle-même. Son personnage est enfermé dans un rôle aussi sûrement que l'était Madeleine dans "Vertigo", cité plusieurs fois. Ceci étant "La Voix humaine" est surtout un exercice de style que l'on contemple pour sa forme, somptueuse et inventive (l'utilisation des outils de bricolage qui tantôt deviennent des lettres, tantôt des armes et tantôt rappellent l'envers du décor).
Pedro ALMODÓVAR en panne sèche dans ce qui est l'un de ses plus mauvais films. Bien plus mauvais que ceux de ses débuts qui avaient pour eux une certaine fraîcheur. Là, ça sent franchement la viande avariée dans cet avion qui tourne en rond-rond (comme le scénario du film). Moins une métaphore de l'Espagne en crise qu'une régression communautariste sans pour autant que l'énergie de la Movida n'anime le film. Ce qui est révolu ne peut être ranimé. Aussi le spectateur lambda se retrouve dans la situation du passager classe éco qui sous l'effet de ce puissant somnifère sombre peu à peu dans une douce torpeur et est exclu de la fête (à l'exception de celui qui, bien gaulé peut servir de poupée gonflable à Lola DUEÑAS). Seuls les initiés peuvent s'éclater à l'image des passagers classe affaire et de l'équipage qui s'envoient joyeusement en l'air durant 90% de l'histoire. Mais ils sont bien les seuls avec leurs cocktails à la mescaline et leur déchaînement de libido 100% "La Cage aux Folles" (1973): les personnages sont caricaturaux, les intrigues sont insignifiantes et décousues, le rythme est poussif, la construction, foutraque (la séquence initiale entre Antonio BANDERAS et Penélope CRUZ tombe comme un cheveu sur la soupe ou plutôt comme le téléphone depuis le pont du viaduc qui vient briser le huis-clos du reste du film) La seule scène un peu sympa est celle de la chorégraphie des trois stewards sur "I'm so Excited" des The Pointer Sisters, autrement dit, une séquence-clip. C'est trop peu.
S'il fallait résumer d'une seule phrase le dernier film de Pedro Almodovar, ce serait celle-ci: les femmes sont à la fois les dépositaires du passé et celles qui garantissent l'avenir. Et cela vaut aussi bien à l'échelle de la généalogie familiale qu'à celle de l'histoire d'un pays. Pedro Almodovar n'établit pas seulement en effet un parallèle entre deux mères d'âge différent dont les bébés ont été échangés à la naissance (intrigue téléphonée qu'on a déjà vu dans plusieurs films). Il va beaucoup plus loin en montrant comment les cicatrices non refermées du franquisme pèsent sur des descendants étrangement absents. En effet ce qui frappe dans ce film, c'est la quasi absence des hommes: disparus au cours de la guerre civile, ils semblent ne pas avoir véritablement réapparus, sinon sur des photos. Le film s'ouvre d'ailleurs sur un shooting photo durant lequel Janis (Penelope Cruz, charismatique comme dans tous les films qu'elle a tourné avec Pedro Almodovar) mitraille Arturo l'historien qui devient également le père de son bébé. Elle exprime ainsi son désir (on remarque au passage l'inversion des rôles genrés dans ce type de situation par rapport à la norme, cela mériterait d'ailleurs une rétrospective) mais aussi le fait qu'il est voué comme l'arrière-grand-père qu'elle recherche à disparaître parce qu'il est marié mais peut-être et surtout parce qu'il ne se reconnaît pas dans le bébé (et pour cause!). Janis l'efface alors de sa vie et décide de garder le secret lorsqu'elle découvre qu'elle n'est pas la mère biologique de l'enfant qu'elle élève. Cependant elle ne peut y parvenir durablement. Car tout le film est construit ainsi comme un relevé d'indices, de traces permettant de reconstituer une lignée mise à mal. Même si ça lui fait mal, Janis ne peut pas d'un côté chercher à faire la lumière et de l'autre, la fuir. Et on voit bien les dysfonctionnements que provoque son silence vis à vis d'Arturo qui l'aide à clarifier son passé et qui donc a un rôle à jouer dans son avenir, vis à vis d'Ana, l'autre mère qui ne sait pas quelle place occuper (amie, nounou, amante) sans parler de l'enfant biologique de Janis, quasiment mort-né. Les parallèles que tissent Pedro Almodovar lient ainsi inextricablement passé et futur et passent par le ventre des femmes mais aussi par leur rôle de gardiennes d'une mémoire longtemps occultée et enfin exhumée*.
* Le film fait référence à la loi sur la mémoire historique de 2007 qui n'allait pas assez loin dans l'engagement du gouvernement en faveur de la réparation des torts faits aux victimes du franquisme par souci de ménager une société encore très divisée sur la question. Ainsi la recherche et l'ouverture des fosses communes dans lesquelles 130 mille personnes ont été ensevelies dépendait des associations privées et les subventions publiques ont été coupées quand la droite est repassée au pouvoir. Une nouvelle loi dite de la mémoire démocratique est en projet pour le début de l'année 2022. Elle condamne sans ambiguïté le coup d'Etat de 1936 et débloque les subventions publiques pour cartographier et ouvrir les 3000 fosses communes du pays ainsi que pour identifier les corps en constituant une banque ADN. Mais elle suscite une forte résistance de la droite et de l'extrême-droite.
"Les Etreintes brisées" est un film sur le cinéma, celui qui a nourri Pedro Almodovar mais aussi celui qu'il a créé. En effet il s'autocite (ou plutôt s'autoparodie) dans la mise en abyme du tournage de "Filles et valises" qui est un remake inavoué de "Femmes au bord de la crise de nerfs" utilisant le même format et dans lequel rien ne manque, ni le lit brûlé, ni le gaspacho aux somnifères, ni le dangereux séducteur, ni Rossy de Palma qui vient faire un cameo comme d'autres actrices emblématiques du cinéaste. Par exemple dans "Les Etreintes brisées", Lola Duenas n'est pas doubleuse comme l'était Carmen Maura dans "Femmes au bord de la crise de nerfs" mais elle lit sur les lèvres ce que dit Lena (Penelope Cruz) pendant le tournage de "Filles et valises" et le rapporte à Ernesto, son amant jaloux qui la soupçonne de le tromper avec le réalisateur, Mateo Blanco. Ernesto la fait donc filmer à son insu entre les prises par son fils, Ernesto junior. Car "les Etreintes brisées" y va aussi à fond dans la pulsion scopique façon Hitchcock ou De Palma ou Powell ("Le Voyeur" est cité explicitement et Léna porte même des yeux comme motif sur ses boucles d'oreille). Sauf que si Ernesto senior est le macho type qui n'hésite pas à pousser Lena dans les escaliers pour qu'elle n'appartienne pas à un autre, son fils qui reste longtemps sous son emprise est un gay mal dans sa peau qui va peu à peu affirmer le caractère réparateur de sa caméra et s'émanciper de la tutelle de son père (au point de changer de nom pour le pseudo "Ray X"). C'est grâce à son film et à la confession de Judit, l'agent de Mateo Blanco qui a préservé les bobines de "Filles et valises" au nez et à la barbe d'Ernesto que celui-ci va sortir des limbes en tant que réalisateur. En effet son accident d'automobile en le privant de la vue et de sa muse l'avait dépossédé de son identité, ne lui laissant que son pseudo d'écrivain de séries B, Harry Caine. Enfin c'est Mateo qui sort Lena de son statut de prostituée en la transformant en icone, mi Audrey Hepburn, mi Marilyn Monroe (et lorsqu'il a perdu la vue, on découvre qu'il est également très sensible à la voix de Jeanne Moreau). Une icone dont l'amour pour Mateo est immortalisé par le film d'Ernesto junior qui comme Mateo Blanco est un double d'Almodovar (dans un parallèle avec "Voyage en Italie" sur les amants de Pompéi dont l'étreinte éternelle tranche avec l'éloignement du couple formé par Ingrid Bergman et George Sanders.) "Les Etreintes brisées" est donc un mélodrame sirkien redoublé par un méta-film en forme de labyrinthe mental peut-être un peu trop cérébral et sophistiqué mais néanmoins très intéressant à suivre.
Après "Femmes au bord de la crise de nerfs", "Talons aiguilles", le dixième long-métrage de Pedro Almodovar a marqué un nouveau tournant dans sa carrière en lui ouvrant les portes de la reconnaissance internationale. "Talons aiguilles" est un film de transition entre ses œuvres de jeunesse transgressives et kitsch et les films de la maturité plus sombres et mélancoliques. C'est aussi un film qui fusionne plusieurs genres, notamment le mélo sirkien et le thriller hitchcockien (une image extraite du générique de "Vertigo" est d'ailleurs insérée dans le générique) avec une esthétique de télénovela et une identité LGTB affirmée. Ainsi le "body trouble" de l'histoire est un juge barbu le jour qui devient transformiste la nuit en imitant le personnage interprété par Marisa Paredes (la performance de Miguel Bosé est assez hallucinante). A cela il faut ajouter le thème central des relations compliquées entre Becky (Marisa Paredes) une mère narcissique et distante qui a tout sacrifié à sa carrière (le titre en VO est "Talons lointains") et qui cherche à se racheter et sa fille Rebeca (Victoria Abril) que le manque d'amour et la soif de reconnaissance conduit à s'accaparer et/ou à assassiner les amants de sa mère puis à tomber dans les bras de celui qui se fait passer pour elle. Si l'ensemble n'est pas complètement abouti (on sent que Almodovar se cherche encore à travers les références qu'il cite, notamment Bergman), le film est tout de même suffisamment généreux en scènes fortes, émouvantes, jubilatoires, sensuelles ou érotiques avec quelques séquences musicales d'anthologie ("Piensa en mi" chanté par Luz Casal est devenu un hit) pour demeurer l'un des films importants de son réalisateur.
"Femmes au bord de la crise de nerfs" est le premier succès international de Pedro ALMODÓVAR. C'est un film-charnière dans sa filmographie entre ses premiers films underground et ses films ultérieurs qui lui valurent la reconnaissance critique et publique.
"Femmes au bord de la crise de nerfs" est une comédie burlesque et déjantée assez irrésistible encore aujourd'hui. Même si on s'est habitué au style flamboyant, kitsch et trash de Almodovar, ça marche toujours. Il faut dire que derrière les ficelles (très efficaces) du vaudeville pimenté au gaspacho bourré de somnifères ^^, le film distille une certaine mélancolie teintée de désillusions sur l'amour. Almodovar utilise la mise en abyme du cinéma hollywoodien des années 50 (avec un extrait de "Johnny Guitare" (1954) de Nicholas RAY) pour donner du relief aux mensonges des formules sentimentales stéréotypées qu'affectionnent les machos du genre d'Ivan, l'amant de Pepa (Carmen MAURA) qui la quitte pour une autre femme mais est trop lâche pour le lui avouer. Celle-ci qui est tout d'abord dévastée et hystérique (l'appartement de ses amours avec Ivan en fera d'ailleurs les frais) va effectuer un cheminement (aidée par une copine loufoque, Carmela, Carlos, le fils bègue d'Ivan, joué par Antonio BANDERAS, la "belle endormie" qui lui sert de petite amie jouée par Rossy DE PALMA, une avocate soi-disant féministe, la mère de Carlos jalouse et meurtrière et enfin un chauffeur de taxi déjanté) au bout duquel elle sortira la tête haute, libérée du boulet qu'elle portait au pied et qu'elle peut désormais considérer avec indifférence. Le film se termine ainsi dans l'apaisement.
"Douleur et gloire" est un film intimiste et introspectif où Pedro Almodovar poursuit sa réflexion sur les relations qu'entretiennent l'art et la vie à partir d'un personnage que l'on devine être le double de lui-même. Il aurait pu s'appeler également "De la dépression au désir" tant ce dernier s'avère crucial dans le processus créatif comme le souligne la société de production de Pedro Almodovar qui s'appelle El Deseo. Ainsi la panne d'inspiration de Salvador Mallo (Antonio Banderas), un réalisateur vieillissant et angoissé est indissociable de sa dépression. A l'inverse, la remontée progressive du fil de ses souvenirs (le premier flashback, magnifique et lumineux se déroule d'ailleurs au bord d'une rivière et convoque le personnage central de la mère jouée dans ses jeunes années par l'actrice fétiche de Petro Almodovar, Penelope Cruz) ponctuée de retrouvailles, de réminiscences et de réconciliations l'entraîne jusqu'au "premier désir", un nouveau scénario qui s'avère être la chair du film que nous regardons. Et ce n'est pas la seule mise en abyme du film, il y en a beaucoup d'autres. Certaines fournissent des pages entières de scénario, d'autres sont à peine esquissées. Deux m'ont particulièrement touchée. La première est suggérée par un simple mouvement de caméra au tout début du film qui suit le fil d'une cicatrice, celle qui barre de bas en haut le torse d'Antonio Banderas. De cette cicatrice, il n'en sera ensuite plus question, car elle est recouverte par la multitude de maux psychosomatiques égrenés par Salvador Mallo, persuadé d'être atteint d'une maladie grave et addict aux drogues et aux médicaments. A la fiction de l'hypocondrie s'oppose ainsi une réalité bien charnelle: celle du corps scarifié de l'acteur après l'opération du cœur qui a suivi sa crise cardiaque en 2017. La seconde concerne les relations entre Salvador Mallo et Alberto Crespo (Asier Etxeandia), un acteur qu'il a dirigé 30 ans plus tôt mais avec lequel il s'est ensuite brouillé. Il parvient à le retrouver et à se réconcilier avec lui. Alberto qui traverse lui aussi un passage à vide créatif (rempli par la drogue) lui propose de jouer au théâtre l'un de ses scénarios auto-fictionnel, "L'Addiction" évoquant le grand amour perdu de Salvador. La représentation (qui est à la fois théâtrale et cinématographique comme pour souligner leurs deux personnalités) sonne comme une double renaissance. En tant que vecteur d'émotions pour Alberto et en tant que sujet désirant pour Salvador puisque à peine évoqué, son ex, Federico (Leonardo Sbaraglia) se matérialise miraculeusement, d'abord devant son double de fiction, puis devant lui. Comment ne pas y voir un reflet de la relation entre Pedro Almodovar et Antonio Banderas, lequel joue devant nous ce que nous savons être une histoire très proche de la vie de l'auteur en se confondant le plus possible avec lui ou plutôt en se fondant en lui car même s'il a revêtu ses habits et s'est entouré de ses objets familiers, il s'agit d'un don de soi, un don absolu, qui, lorsqu'il a lieu entre un réalisateur et son acteur/actrice touche au sublime. Et ce après une très longue période de séparation (22 ans) et des retrouvailles compliquées sur le tournage de "La piel que habito" (2011). C'est pourquoi il n'est guère étonnant que ce soit pour ce rôle qu'il ait obtenu la consécration à Cannes, lui qui n'avait jusqu'ici jamais remporté de récompense majeure et qu'il ait déclaré que c'était aussi le prix de Pedro Almodovar.
L'art d'Almodovar est celui de la transfusion sanguine. C'est exactement ce que montre le générique de "Tout sur ma mère". C'est l'art d'effacer toutes les dichotomies, toutes les frontières au profit d'un continuum. Un seul et même flux lie masculin et féminin, homosexualité et hétérosexualité, vie et mort, maman et putain, Madrid et Barcelone, sacré et profane, spirituel et charnel, planches et coulisses, théâtre et rue. C'est ce flux qui unit des personnages à priori disparates. Manuela la mater dolorosa (Cecilia Roth), sœur Rosa (Penelope Cruz), le père de leurs fils Estéban-Lola (Toni Canto) et Agrado le travesti (Antonia San Juan) ont en commun un altruisme poussé à l'extrême. Chacun s'élève en sacrifiant (sanctifiant?) quelque chose de lui-même (transformations corporelles, dons d'organe, maladie mortelle...) Par ailleurs, chacun de ces personnages entretient un lien fort avec le monde de l'art et de la fiction ce qui les lie à une actrice, Huma Rojo (Marisa Paredes). Actrice de théâtre mais aussi actrice du drame qui les frappe. Le travail de l'actrice est aussi un don de soi ce qui explique les hommages d'Almodovar à celles qui étaient capables de s'abandonner corps et âme à la caméra comme Romy SCHNEIDER et Gena Rowlands (la séquence dramatique qui lance véritablement l'intrigue est une citation directe d'Opening night.) D'autre part le titre fait référence à celui du film de Mankiewicz "All about Eve", en montre un extrait et rend hommage à Bette Davis qui jouait le rôle principal. "Tout sur ma mère" est en effet le reflet inversé de "All about Eve" car Manuela (assistante un temps d'Huma Rojo puis doublure de Stella dans la pièce de Tennessee Williams) n'est que générosité là où Eve n'était qu'arrivisme.
"De la mort surgit la vie; du masculin surgit le féminin; de la terre surgit l'éther" dit Katerina (Géraldine Chaplin), professeur de danse à Benigno (Javier Camara), l'infirmier qui veille jour et nuit sur son ancienne élève plongée dans le coma Alicia (Léonor Watling). Parle avec elle est un grand film de la trans(fusion), l'énergie vitale, le sang, la magie, le miracle s'incarnant tour à tour dans l'amitié, l'amour, la parole, l'art, la foi:
- Transfusion de la chair (terre) à l'esprit (éther): Alicia et Lydia (Rosario Flores) sont mortes pour la science, mortes pour Marco (Dario Grandinetti) qui raisonne en cartésien. Alicia est vivante pour Benigno et Katerina, des mystiques qui croient aux forces de l'esprit, à l'impalpable, à l'invisible, à l'inconnaissable "le cerveau des femmes est un mystère, surtout dans cet état." A la fin Benigno est à son tour devenu éther, il occupe un siège vide entre Marco et Alicia. A moins qu'il soit à jamais en Alicia.
- Transfusion du masculin au féminin: "L'amant qui rétrécit", court-métrage muet en noir et blanc réalisé dans le style expressionniste des films des années 20 montre un homme qui retourne dans "l'origine du monde." Il ne fait plus qu'un avec la femme qu'il aime. Avant de s'occuper d'Alicia, Benigno s'est dévoué corps et âme pour sa mère au point d'effacer toute trace de vie personnelle. D'autre part Lydia est une femme androgyne qui est toréador. Pourtant après avoir hurlé de peur face à un serpent et s'être faite encorner par un taureau (des symboles phalliques évidents), elle termine comme Alicia en belle endormie condamnée à une totale passivité.
- Transfusion de la mort à la vie et du mal vers le bien: le comportement psychotique de Benigno (amoureux fou d'une morte à la manière de Scottie dans Vertigo) et son acte transgressif, jugé comme criminel par la société est aussi un comportement sacrificiel et un acte d'amour et de foi. Pour qu'Alicia revive, Benigno accepte de mourir socialement et finit par mourir physiquement.
Les transfusions sont réversibles. Ainsi les œuvres d'art captent le mouvement de la vie pour le retranscrire en "natures mortes" avant d'irriguer de nouveau le cerveau et le cœur des vivants (pour d'éventuelles œuvres d'art futures). Et des œuvres d'art contenues dans Parle avec elle, il y en a plusieurs. "L'amant qui rétrécit", la tauromachie (vue comme un art chorégraphique), la sublime voix de Caetano Veloso sur la chanson mélancolique "Cucurrucucu Paloma" mais aussi l'extrait de Café Müller, spectacle de Pina Bausch qui ouvre le film. Comment ne pas voir dans ces deux femmes somnambules qui dansent en miroir et manquent trébucher à chaque pas, veillées par un homme qui écarte les obstacles sur leur route une métaphore de l'histoire des deux couples Alicia-Benigno et Lydia-Marco? Deux couples en miroir qui finissent par fusionner. Benigno se fond en Alicia et il trouve son double en Marco comme le montre le passage où les deux hommes joignent leurs mains de part et d'autre d'une vitre. Chacun injecte un peu de sa substance à l'autre. Benigno finit par instiller en Marco sa croyance dans le pouvoir magique de la parole. Marco ramène Benigno sur terre à tous les sens du terme. Les deux femmes sont également le miroir l'une de l'autre en étant plongées dans un coma jugées irréversible. Et leurs destinées se répondent. L'une se dessèche parce qu'elle est privée d'amour, l'autre renaît sous l'effet de la puissance d'un amour hors des lois humaines.
Encore un film magnifique d'Almodovar sur la difficulté à communiquer, le silence destructeur qui accouche de l'absence. Ce thème est au coeur de ses chefs d'oeuvre de Tout sur ma mère au si bien nommé Parle avec elle. Dans Julieta, les non-dits s'accumulent et dressent des barrières infranchissables entre les êtres, murés dans leur solitude. Pire encore, ils se transmettent de génération en génération.
C'est d'abord ce cerf qui court derrière la vitre d'un train comme un appel muet. C'est cet homme qui s'assoit en face de Julieta et tente dans un ultime sursaut de nouer une conversation (sans succès) avant de disparaître. C'est ensuite Xoan, son futur époux avec lequel elle entretient une relation distante sauf sur le plan charnel. Entre eux il y a d'autres femmes: la première épouse décédée, la maîtresse de Xoan, Ava, la mer(e) qui accapare le pêcheur mais aussi Marian, la femme de ménage hostile qui est une sorte de mère castratrice aux attitudes lourdes de sous-entendus. Antia, la fille de Xoan et de Julieta absorbe tous ces non-dits de même que Julieta avant elle l'a absorbé au sein de sa famille (la scène où les trois générations de femmes se retrouvent sous le même toit est éloquente). Quand Antia apprend la mort de son père en mer, non seulement elle ne montre rien de ce qu'elle ressent mais elle renverse les rôles et devient chef de famille, prenant en charge sa mère devenue dépendante d'elle. Jusqu'au jour où elle craque et disparaît à son tour pour tenter de se construire une vie à elle loin des fantômes du passé. Sans succès puisque son fils prénommé Xoan se noie comme l'avait fait son grand-père... Quant à Julieta, après une phase de crise aigue, elle tente également de se reconstruire en gommant l'existence de sa fille jusqu'au moment où celle-ci ressurgit dans sa vie, laissant poindre le fragile espoir d'un nouveau départ.
Le film est rempli de références à Hitchcock de Pas de printemps pour Marnie (la serviette "magique" de l'affiche qui révèle une autre femme) à Rebecca (la gouvernante hostile à la nouvelle épouse) en passant par l'inconnu du Nord-Express pour la scène du train.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.