"Mytho" est une série de deux saisons de six épisodes d'environ 45 minutes chacun qui détone un peu dans le paysage audiovisuel français. C'est sans doute son étrangeté au carrefour de plusieurs genres (comédie, drame aux lisières du fantastique) et son aspect amoral inconfortable qui explique sans doute le relatif insuccès de sa deuxième saison qui a condamné la réalisation d'une troisième et dernière saison qui aurait sans doute offert une fin à une histoire qui reste en suspens. Dommage car la série est originale à plus d'un titre. Elle commence comme une sorte de "Desperate Housewives" (2004) à la française (on pense aussi à "La Vie domestique" (2013) qui est la transposition en France d'un roman anglo-saxon se déroulant dans les banlieues résidentielles aisées) et se termine presque comme "Scènes de la vie conjugale" (1972) où après s'être désuni, un couple se reforme selon des modalités différentes. L'ancrage dans un univers de banlieue américanisé est assez caractéristique du réalisateur, Fabrice GOBERT, ainsi le lycée de "Simon Werner a disparu…" (2009) également situé en banlieue avait en son centre un gigantesque campus. Autre élément commun, faire surgir l'étrangeté et l'énigmatique du quotidien le plus banal. On suit en effet sur plusieurs années les péripéties de la famille Giannini-Lambert dont la vie en apparence sans histoires suit en réalité des chemins de plus en plus tortueux. La première saison repose toute entière sur un mensonge que la mère, Elvira (Marina HANDS) élabore pour enfin exister aux yeux de sa famille qui la néglige. Mensonge dont on voit d'abord les effets bénéfiques sur les relations familiales et les avantages sociaux qu'elle en tire (non sans effets comiques ni sentiment de jouissance du spectateur qui connaît par ailleurs les autres petits secrets de chaque membre de cette famille composé de membres très individualistes) avant que tout ne se dérègle. La deuxième saison qui se déroule principalement à noël, fête familiale par excellence offre pourtant derrière sa façade lumineuse et colorée de sa banlieue un paysage de désolation qui s'étend bien au-delà de la famille Lambert, donnant à la série une tournure presque inquiétante. Les auteurs (Fabrice GOBERT et la scénariste Anne BEREST) multiplient les références au cinéma de Jacques DEMY et Agnès VARDA, les parents de Mathieu DEMY qui joue Patrick, le mari d'Elvira: le tarot, le cancer, l'errance, le métier de photographe, Nice et son casino, les soeurs jumelles échappées de "La Cité des enfants perdus" (1994), l'effroyable bonheur conjugal, la transidentité et l'homosexualité (tous deux portés par le fils des Lambert, Sam joué par Jérémy GILLET et sur un mode frustré et vachard par le patron d'Elvira joué par Yves JACQUES) et en point d'orgue, le thème de l'inceste qui est lui concentré entre les mains de Lorenzo (Luca Terracciano). Autre actrice dont ils utilisent l'aura, Catherine MOUCHET, la "Thérèse" (1986) de Alain CAVALIER dont la place devient de plus en plus importante au fur et à mesure que sa secte devient le refuge des membres de familles en rupture avec les leurs. A ces influences fortement revendiquées s'en mêlent d'autres, anglo-saxonnes surtout telle que la hache de "Shining" (1980) ou les écarts à la norme et pétages de plomb de "American Beauty" (1999) sans parler de forts relents de "Thelma et Louise" (1991) (mais le road-movie entre filles se fait plutôt dans les sciences occultes que dans le désert américain).
"Ma Saison préférée" est un film étrange et quelque peu "bâtard". D'ailleurs une scène résume assez bien le film tout entier: celle dans laquelle Berthe (Marthe VILLALONGA) qui cueille des cerises dans son jardin a une attaque et s'évanouit. André TÉCHINÉ filme d'abord en plongée la terre, les feuilles tombées au sol près de la vieille femme puis il lui fait ouvrir les yeux et contempler le ciel et les branches du cerisier en contre-plongée. On peut rajouter une troisième dimension qui est le temps: des plans sur de vieilles photos en noir et blanc que l'on devine être celles de Marthe VILLALONGA jeune qui voit ainsi son passé défiler. Le film navigue ainsi entre les vestiges d'un passé révolu idéalisé (les photos de jeunesse, l'évocation nostalgique des souvenirs, la maison de la mère, le temps qui passe et découpe le film en quatre temps, allusion aux saisons du titre), un présent solidement ancré dans une réalité sociale, familiale et territoriale qui est la principale force du film et ce qui semble relever du domaine du fantasme, qui est sa principale faiblesse. André TÉCHINÉ filme admirablement bien sa région d'origine (qui est aussi la mienne donc je peux d'autant plus apprécier que je connais bien la plupart des endroits où a été tourné le film*) et analyse avec un esprit pénétrant l'ambivalence de rapports familiaux dans lesquels chacun peut se reconnaître. Une mère inculte mais instinctive qui s'est sacrifiée pour la réussite sociale de ses enfants dans le monde "moderne" et en paye le prix (une fin de vie de décrépitude tristement solitaire), un frère, Antoine (Daniel AUTEUIL) et une soeur, Emilie (Catherine DENEUVE) fusionnels (le générique de début effectue un travelling sur une peinture qui montre des bébés siamois) qui en dépit de leur brillante réussite sociale (lui est neurologue, elle notaire) ne sont jamais parvenus à s'épanouir dans leur vie d'adulte. Antoine qui semble bloqué dans une éternelle adolescence (il rejette les montres, casse les horloges par procuration) vit seul et a un comportement assez immature. On comprend qu'il éprouve pour sa soeur une passion incestueuse assez proche de celle que Tony Montana éprouvait pour la sienne. Il ne va pas jusqu'à tuer son mari Bruno (Jean-Pierre BOUVIER) mais leur relation est électrique. Emilie paraît entourée mais est tout aussi seule. Son couple est en crise et sa relation avec ses enfants est tout aussi lointaine qu'elle ne l'est de sa mère (la culpabilité en moins). Catherine DENEUVE est l'interprète idéale de ce type de personnage bourgeois ayant une façade respectable mais rongé de doutes intérieurement.
Mais si l'analyse de ces trois personnages (Antoine, Emilie et leur mère Berthe) est remarquable, il n'en va pas de même avec les enfants d'Emilie et leur entourage, peu et mal utilisés (de plus était-ce une si bonne idée que cela de donner ces rôles à Chiara MASTROIANNI, la fille de Catherine DENEUVE et Carmen CHAPLIN, la petite-fille de Charles CHAPLIN dont le questionnement sur la sororité appartient à un tout autre plan que celui auquel le spectateur peut s'identifier). Enfin les passages relevant du fantasme sont pour la plupart très maladroitement amenés. Si la chute d'Antoine du balcon fait écho à celle de sa mère sous le cerisier et à la défenestration imaginaire de sa soeur, le passage où un jeune homme sorti de nulle part et qui ne prononce pas un mot poursuit Emilie de ses assiduités est grotesque. De même, le plan sur Ingrid CAVEN se mettant à chanter paraît gratuit à qui ne comprend pas la référence et la fin apparaît bien convenue et décevante.
* La scène de l'enterrement à Puycheval offre un aperçu des panoramas de coteaux que l'on peut admirer dans toute la région (à Cordes-sur-Ciel par exemple) alors qu'à l'image d'autres natifs du coin, les frères Larrieu, André TÉCHINÉ filme la place du Capitole et les bords de la Garonne à Toulouse, depuis l'appartement d'Antoine (là où Claude Nougaro s'en est offert un, une fois devenu célèbre).
Quatrième documentaire des soeurs Clara KUPERBERG et Julia KUPERBERG que je découvre (après ceux consacrés à Anthony HOPKINS, Ida LUPINO et Jack LEMMON), c'est aussi celui qui m'a le moins convaincu. La raison en est simple: contrairement aux autres, elles ne sont pas parvenue à capturer l'essence de l'immense réalisateur qu'était Billy WILDER. La faute d'abord à un déséquilibre patent dans la construction du documentaire. Les soeurs ont choisi de privilégier la première partie de sa carrière hollywoodienne à la Paramount (jusqu'à "Sabrina") (1954) au détriment de la deuxième, à son propre compte et beaucoup plus personnelle (elle correspond à sa collaboration avec I.A.L. DIAMOND et Jack LEMMON). Elles ne consacrent donc que quelques minutes aux chefs-d'oeuvre que sont "Ariane" (1957), "Certains l aiment chaud" (1959) et la "La Garçonnière" (1960). Quant aux pépites méconnues de la fin de sa carrière (elles aussi intimistes), elles sont passées sous silence sauf "Fedora" (1978) en raison de ses liens avec "Boulevard du crépuscule" (1949). Ce n'est d'ailleurs pas la seule lacune dans l'évocation de sa filmographie puisque "Uniformes et jupon court" (1942) est présenté comme son premier film alors que c'est inexact: il s'agit de son premier film hollywoodien mais il avait réalisé lors de son passage en France après avoir fui le nazisme un premier film en 1934, "Mauvaise graine" (1934) avec Danielle DARRIEUX. Visiblement, ce qui a le plus intéressé les soeurs Kuperberg, c'est la relation que Billy Wilder entretenait avec le cinéma hollywoodien, la façon dont il s'est approprié le film noir, a contourné le code Hays ou a montré l'envers de l'usine à rêves. Pour un portrait plus approfondi de l'homme et de l'artiste, mieux vaut se plonger dans le "Billy Wilder et moi" de Jonathan Coe.
Les soeurs Kuperberg ont réalisé depuis une quinzaine d'années de nombreux documentaires pour Arte ou pour OCS, scrutant l'envers du décor hollywoodien, recherchant la vérité derrière la légende ou bien éclairant ses angles morts. Leur travail sur Jack LEMMON, un de mes acteurs préférés, "muse" d'un de mes réalisateurs préférés, Billy WILDER (à qui elles ont également consacré un documentaire) est remarquable par sa clarté et sa pertinence. Elles montrent en premier lieu que dès son premier film "Une femme qui s'affiche" (1953), cet acteur venu du théâtre et de la télévision s'est inscrit en rupture avec l'image véhiculée jusque là par les acteurs hollywoodiens, façonnés pour être des stars inaccessibles. Jack LEMMON avec ses allures de "monsieur tout le monde" auquel n'importe quel quidam pouvait s'identifier pensait d'ailleurs à l'origine que le cinéma n'était pas pour lui. Mais s'il n'avait été que cela, il ne serait certainement pas sorti du lot. C'est Billy WILDER qui a "inventé" en quelque sorte Jack LEMMON au cinéma (pour qui il a tourné sept films). Dès "Uniformes et jupon court" (1942), Billy WILDER avait compris que pour contourner la censure du code Hays, il fallait jouer les illusionnistes en camouflant le sous-texte scabreux de ses films à l'aide d'un personnage principal candide: Ginger ROGERS jouant une petite fille de 12 ans, Audrey HEPBURN et ses couettes dans "Ariane" (1957) et bien sûr Jack LEMMON et sa bouille si attachante. La puissance d'incarnation de ce dernier et son talent tragi-comique donne vie à des personnages a priori sulfureux mais qui "passent crème" auprès du spectateur. C'est ainsi que l'air de ne pas y toucher, le voilà parti pour incarner à dix reprises (dont trois sous la houlette de Billy WILDER) le binôme "féminin" du "Drôle de couple" (1968) qu'il forme à l'écran avec Walter MATTHAU, contribuant à façonner le genre du Buddy movie (et toutes les ambiguïtés qui vont avec). Mais le rôle qui l'a fait entrer dans la légende du cinéma va encore plus loin puisqu'avec "Certains l'aiment chaud" (1959), Jack Lemmon compose un personnage travesti qui se métamorphose de façon irréversible (ce n'est pas par hasard que son personnage s'appelle Daphné) et forme avec Osgood ce que beaucoup considèrent comme étant le premier couple homosexuel du cinéma "grand public". D'ailleurs Tony CURTIS avait lancé une vanne particulièrement percutante au sujet de son binôme "« De toutes mes partenaires féminines, la seule avec qui je n'ai pas couché, c'est Jack Lemmon.» Tout au long de ses quarante ans de carrière, il aura ainsi incarné des personnages subversifs voire sombres sous une apparence lisse. Pour Wilder encore, il incarne des personnages de déviants compromis dans la prostitution avant d'évoluer vers la fin de sa carrière vers des rôles politiquement engagés et progressistes.
Il m'a fallu près de 48 minutes pour entrer dans "Designing Woman". Même si le film est bien structuré (le début et la fin se répondent en alignant la même galerie de personnages qui présentent dans le même ordre leur point de vue sur le début et la fin de l'histoire) il est également assez allusif. Mike et Marilla se rencontrent et se marient sur un coup de tête durant leurs vacances. On ne voit donc pas tout de suite qu'ils n'appartiennent pas au même monde en dépit de la différence entre leurs deux appartements (ce qui n'est pas spécialement drôle). Ok, il y a une scène dans laquelle Gregory PECK est bourré et une autre où il se fait renverser des raviolis sur le pantalon mais ça n'a pas suffi à me convaincre qu'il avait un talent comique. En revanche, lorsque leurs deux univers se télescopent à l'occasion d'une soirée où chacun a invité son entourage en même temps, le film devient franchement désopilant. D'un côté, une table de chroniqueurs sportifs et joueurs de pokers un peu bourrins dominés de la tête et des épaules par l'inénarrable Maxie Stultz (Mickey SHAUGHNESSY), un ancien boxeur au nez enfoncé, aux yeux toujours ouverts et au QI dangereusement bas depuis qu'il s'est pris un peu trop de coups sur la tête. De l'autre, l'équipe de la comédie musicale dont Marilla (Lauren BACALL, parfaite en femme de la haute société) a créé les costumes qui vient répéter avec cette fois en tête de gondole le très exubérant chorégraphe Randy (Jack Cole) qui vient perturber la table de poker et dont Mike doute de la virilité. Mais Randy, comme Gene KELLY dans "Les Trois mousquetaires" (1948) sait transformer la danse en combat à la manière des capoeiristes et finit par mettre tout le monde d'accord.
A ce "choc des cultures" vu sur un mode comique (même Mike et Marilla finissent par rire des particularités de leurs amis hauts en couleur) vient s'ajouter le malentendu lié au fait que Mike ne veut pas parler à Marilla de son ancienne liaison avec Lori Shannon (Dolores GRAY), une danseuse dont Marilla dessine également les costumes. Plus celui-ci cherche à maquiller son passé, plus il s'enfonce et plus la jalousie paranoïaque de Marilla se renforce, bien aidée par les négligences de ce dernier qui laisse traîner une photo compromettante dans son appartement et porte une chaussure trouée dont est particulièrement amateur le caniche de Lori: dans ces moments-là, on se sent transporté dans l'âge d'or de la comédie hollywoodienne sophistiquée des années 30, au temps des meilleurs Howard HAWKS et Ernst LUBITSCH.
Le documentaire de Nathalie AMSELLEM lève un coin du voile sur un des trésors les mieux gardés du cinéma. La trilogie "Retour vers le futur" est semblable à "La lettre volée" de Edgar Allan Poe. Tout le monde croit la connaître tant elle elle fait partie du paysage de la pop-culture depuis presque quatre décennies maintenant mais personne n'y prête réellement attention parce sa valeur inestimable est maquillée sous l'étiquette d'un simple divertissement. Le documentaire de Nathalie AMSELLEM met en évidence le fait que cette oeuvre a un double fond.
Pour commencer, elle est difficile à classer en raison de son caractère hybride de comédie de science-fiction mais aussi parce que trop ingénue (pour la majeure partie des studios) et trop sulfureuse à la fois (pour Disney, choqué par le sous-texte incestueux). Ce scénario dérangeant (et oui, qui l'aurait cru?) a donc été refusé plus de quarante fois avant que Steven SPIELBERG qui avait mis le pied à l'étrier des deux Bob (Robert ZEMECKIS le réalisateur et Bob GALE le scénariste) en leur faisant scénariser son film "1941" (1979) n'accepte de produire le premier volet sous l'égide de Universal Studio avec le succès que l'on sait.
Dans un deuxième temps, le documentaire montre comment le film s'inscrit dans une filiation remontant à H.G Wells, en modernisant "La Machine à explorer le temps" (1960) dont il reprend les couleurs du tableau de bord (rouge, vert, jaune) et "C était demain" (1979) où Mary STEENBURGEN joue déjà le rôle de la petite amie du voyageur temporel qui n'est autre que H.G Wells. Plus généralement, le documentaire démontre que la saga est aussi un voyage dans l'histoire des séries et du cinéma américain, de "Happy Days" (1974) à "Taxi Driver" (1976), "L Inspecteur Harry" (1971) et "Star Wars" en passant par Sergio LEONE l'italien qui a révolutionné le genre typiquement américain du western en premier lieu et imposé Clint EASTWOOD à qui Marty s'identifie dans le troisième volet.
Enfin, le documentaire souligne l'aspect politique de la saga et son caractère visionnaire en ce domaine, de l'accession au pouvoir d'un afro-américain dans les années 80 qui n'est que balayeur dans une Amérique des années 50 marquée par la ségrégation raciale à un présent alternatif dystopique dans lequel les deux Bob ont imaginé que le milliardaire Donald Trump (sous les traits de Biff Tannen) prenait le pouvoir. De façon assez subtile, la saga s'avère être une critique de l'american way of life dont elle démontre les nombreux mirages que ce soit sur le statut des femmes (dont Lorraine, la mère frustrée et alcoolique de Marty est l'illustration parfaite) ou celui des artistes (la musique rock and roll de Marty choque l'Amérique puritaine -comme on peut le voir aussi dans un film comme "ELVIS (2020)- alors que l'espace vital du farfelu Doc Brown se réduit comme peau de chagrin, passant d'un manoir dans les années 50 à un garage dans les années 80 avant que ce dernier ne finisse à l'asile ou six pieds sous terre dans les versions alternatives). J'ajoute personnellement que la saga traite aussi d'un thème peu abordé au cinéma (et à peine effleuré dans le documentaire), celui de l'étalement urbain avec ses belles promesses publicitaires de lotissements pour classes moyennes qui 30 ans plus tard se dégradent ou se ghettoïsent tandis que les commerces de proximité désertent les centre-ville au profit des centres commerciaux de périphérie (le "two Pines Mall" sur le parking duquel Marty fait son premier voyage dans le temps est une ancienne ferme tout comme la maison de sa famille fait partie du lotissement pavillonnaire "Lyon Estates" construit au milieu des champs).
A l'image de son indien fou mais terriblement perspicace (Serge REGGIANI dans un rôle de bonze étonnant), le film de Marco FERRERI tourné dans la foulée de "La Grande bouffe" (1973) avec la même équipe n'est pas aussi absurde qu'il en a l'air. Dans les années 70, époque du Nouvel Hollywood contestataire, l'heure est à la déconstruction des mythes et le genre du western ne fait pas exception à la règle. Terminée l'ère de la glorification raciste de la colonisation américaine porteuse de "civilisation" face aux méchants indiens vus comme des "sauvages". Le traumatisme de la guerre du Vietnam est passé par là et a renversé les rôles. Désormais les indiens sont dépeints comme des victimes de la sauvagerie des blancs dans des films dénonciateurs comme "Soldat bleu" (1970) ou "Little Big Man" (1970) ou bien la sauvagerie des uns et des autres est renvoyée dos à dos dans des films comme "Fureur apache" (1972). C'est donc dans ce contexte que Marco FERRERI décide de tourner une parodie de western dans un décor a priori improbable: le trou des Halles, l'ancien "ventre de Paris" dépeint par Zola qui était au début des années 70 un immense chantier de démolition cerné de tous côtés par les immeubles haussmanniens qui le surplombaient. Y tourner un western révisionniste dans lequel les héros d'hier sont tournés en dérision créé un télescopage entre deux réalités qui se répondent: la conquête de l'ouest au détriment des indiens d'un côté, les débuts de la gentrification au détriment des classes populaires parisiennes de l'autre (la notion de frontière y est la même). C'est avec un pincement au coeur que l'on assiste à la destruction d'un des pavillons Baltard dont on sait par quelles horreurs ils ont été remplacés. Marco Ferreri ne s'arrête d'ailleurs pas là avec des allusions à la guerre d'Algérie, au coup d'Etat au Chili etc. au point de paraître brouillon, surtout si on ne connaît pas bien les faits. Mais le ton du film n'est pas à la tristesse mais à la bouffonnerie avec de nombreux anachronismes et un aéropage d'acteurs français et italiens qui cabotinent à qui mieux mieux. La parodie se retrouve jusque dans la musique de Philippe SARDE qui tourne en dérision les trompettes de la cavalerie alors que la star de ce qui s'apparente à un grand cirque est Buffalo Bill joué par un Michel PICCOLI entouré d'une caravane digne du tour de France sponsorisée par Conforama (la capitalisme en prend aussi pour son grade, la bourse du commerce étant surnommée ironiquement "notre chapelle Sixtine"). Son grand rival, Custer devient un général d'opérette joué par un Marcello MASTROIANNI obsédé par son apparence (sa coiffure ridicule notamment) et son effet sur les dames de la bonne société est résumé par le personnage de ravissante idiote jouée par Catherine DENEUVE (les deux acteurs étaient alors en couple à la ville et jouait dans des films improbables comme "L Événement le plus important depuis que l homme a marché sur la Lune") (1973). Un film qui à l'époque connut un échec retentissant et que l'on peut trouver au choix aujourd'hui soit réjouissant, soit complètement raté.
"Tel père, tel fils" (2013) était le titre d'un film de Hirokazu KORE-EDA, grand cinéaste japonais de la famille. Il aurait pu être aussi celui du film de Ryôta NAKANO. Même si les autres membres ont leur rôle à jouer, la famille Asada doit son caractère atypique voire marginal à Akira (Mitsuru HIRATA) et à Masashi (Kazunari NINOMIYA). A contre-courant des sempiternels clichés sur la famille japonaise avec son salary man débordé, son épouse au foyer dévouée et leurs enfants incarnant (au choix) soit la photocopie du modèle parental, soit tous les dysfonctionnements de la société japonaise, dès les premières images, on sait que l'on n'aura pas affaire à des gens "normaux". Déjà parce que les parents ont interverti leurs rôles: Akira gère le foyer pour permettre à son épouse de se réaliser professionnellement sans éprouver de culpabilité. Et c'est lui qui compose l'album de photos de famille jusqu'au jour où il donne son appareil à Masashi. Alors que son grand frère suit une trajectoire traditionnelle, Masashi qui arbore un look assez subversif (il est notamment tatoué ce qui au Japon est associé à la criminalité et aux yakuzas) passe de nombreuses années à se chercher jusqu'à ce qu'une conversation avec son père ne lui donne le déclic: il sera le portraitiste de sa famille. Occupant la place de l'artiste, il immortalise les siens dans les rôles qu'ils auraient aimé expérimenter au cours de leur vie (pompier, yakuza, pilote de formule 1 etc.) et compose un album qui finit à la longue par trouver son public: d'autres familles dont Masashi va capturer l'essence. Jusqu'à ce que le tsunami de 2011 ne l'amène à se porter bénévole pour sauver des décombres un maximum de clichés et les restaurer afin de permettre aux survivants de récupérer leurs souvenirs. L'affichage de ces milliers de photos a un énorme impact mémoriel: on pense à celles qui sont exposées à Birkenau et qui racontent elles aussi la vie "d'avant la catastrophe".
Drôle, ludique et émouvant, le film de Ryôta NAKANO est une tendre chronique familiale autant qu'une réflexion sur la place de l'artiste (particulièrement dans une société aussi normative que celle du Japon assez peu propice à l'épanouissement de talents singuliers). Il conduit aussi à s'interroger (y compris pour nous, occidentaux) sur ce que signifie une vie réussie. Akira et Masashi, parce qu'ils bousculent les repères peuvent passer pour des "losers", des "ratés" alors que le film montre l'inverse. Il donne envie de rencontrer le regard si humain du vrai Masashi Asada car l'histoire est inspirée de faits réels et l'album de famille reproduit fidèlement l'original, couronné du prestigieux prix Kimura Ihei en 2008.
"Mademoiselle Ogin" est le dernier des six films de Kinuyo TANAKA et c'est mon préféré. Le fait qu'il fasse penser à "Les Amants crucifiés" (1954) doit jouer car c'est un film que j'aime profondément. Comme chez Kenji MIZOGUCHI, une scène prémonitoire montre les préparatifs de la crucifixion de celle ou de ceux qui bravent le patriarcat (droit du seigneur, mariage arrangé etc.) pour vivre un amour interdit. C'est également le seul film de Kinuyo TANAKA qui appartienne au genre du Jidai-geki qui désigne les films historiques situés à l'époque féodale, plus précisément ici au XVI° siècle. Son seul autre film en couleur, "La Princesse errante" (1960) était également un film historique mais appartenant au Gendai-geki c'est à dire se situant à l'époque contemporaine (les années 1930 et 1940). "Mademoiselle Ogin" est une splendeur visuelle, les plans sont composés comme des tableaux avec un souci impressionnant du détail, les costumes sont flamboyants et cet écrin magnifique est au service d'une histoire simple et forte, tirée de faits réels. La fille d'un célèbre maître de thé tombe amoureuse d'un samouraï chrétien alors que cette religion importée d'Occident par des missionnaires est interdite, préfigurant la fermeture quasi-totale du Japon aux échanges extérieurs durant près de trois siècles sous les shogun Tokugawa. Mais Ukon qui a épousé un idéal de dévotion et de chasteté repousse Ogin et l'incite même à se marier avec un commerçant adoubé par sa famille. Seulement, Ogin reste fidèle à Ukon (qui une fois "déradicalisé" accepte son amour pour elle) et rejette son mari puis le puissant et odieux Seigneur Hideyoshi qui fait exécuter tous ceux qui lui résistent. Son goût pour l'étalage ostentatoire de sa richesse (il fait décorer son salon de thé entièrement en or) n'est pas sans rappeler un certain Donald Trump! Face à lui comme face aux autres hommes, Ogin reste d'une droiture inébranlable.
"Mademoiselle Ogin" est donc la consécration ultime de la grande cinéaste qu'était Kinuyo TANAKA qui grâce à un studio indépendant (fondé par des femmes) a pu obtenir le budget conséquent pour réaliser un film d'ordinaire réservé aux cinéastes les plus aguerris avec autant de maîtrise qu'eux et un regard féminin en prime.
"Il a été le premier". C'est par cette accroche que débute le documentaire consacré à Sidney POITIER. Un bien lourd fardeau, celui d'avoir été la première star hollywoodienne afro-américaine et ce en pleine période du mouvement pour les droits civiques. Premier à avoir joué dans des rôles majeurs au sein de films mainstream et premier aussi à avoir reçu l'oscar du meilleur acteur en 1964 pour "Le Lys des champs" (1963), Sidney POITIER ne pouvait pas seulement être un acteur. Son statut de pionnier de l'intégration raciale à Hollywood en faisait un symbole politique et le plaçait dans une position identitaire particulièrement inconfortable et ce, des deux côtés de la barrière. Ainsi, à l'apogée de sa carrière en 1967 avec trois films importants dont "Dans la chaleur de la nuit" (1967) où il frappait un blanc sudiste raciste et "Devine qui vient dîner ?" (1967) où il embrassait une blanche alors qu'au début du tournage, 17 Etats interdisaient encore les unions interraciales dans un pays à la mentalité WASP obsédé par la pureté du sang, il se retrouva accusé dans un article intitulé "Mais pourquoi l'Amérique blanche aime-t-elle tant Sidney Poitier?" d'être "L'Oncle Tom" des blancs, une insulte désignant les noirs serviles et soumis (dont le personnage joué par Samuel L. JACKSON dans "Django Unchained" (2012) est l'archétype). Sa réplique fut mémorable: "Je suis un artiste, un homme, un américain, un contemporain. Je suis la somme de tout cela et je souhaiterais que vous me respectiez comme tel". Le documentaire souligne en effet que l'engagement de l'acteur dans le combat pour les droits civiques ne s'arrêtait pas à l'écran et qu'il fut bien évidemment victime de racisme (et même de mais ce n'était pas ce qu'il souhaitait mettre en avant. Comme Jean-Pierre BACRI avec les origines pied-noir, il refusait de se laisser enfermer dans "la négritude de sa vie" alors que comme tous les êtres humains, son identité était multiple. Ce qu'on retient de lui avant tout, c'est sa classe, son élégance, sa dignité, sa hauteur de vue. Agé et enfin reconnu à sa juste valeur (notamment par Barak Obama), son aura ressemble à celle de Nelson Mandela. Et il y a dans le documentaire comme un petit parfum de revanche lorsque plusieurs intervenants ironisent sur le caractère trop parfait du personnage qu'il interprète dans "Devine qui vient dîner ?" (1967) (film par lequel je l'ai découvert). L'aspect trop lisse et courtois de ses personnages lui a été souvent reproché dans les années 1960 mais en 2022, l'évidence, c'est que dans la réalité, un épidémiologiste célèbre travaillant à l'OMS ne s'intéresserait pas à une petite dinde de vingt ans, il aurait toutes les femmes à ses pieds.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.