Tempo allegro, c'est le rythme Jean-Paul RAPPENEAU. Cette mise en scène du mouvement atteint déjà dans son deuxième film "Les mariés de l'an II" une sorte de perfection. Il n'y a en effet pas un seul temps mort dans ce film bondissant, virevoltant, rempli de vivacité mais où l'on sent que chaque scène est réglée au millimètre près. La rareté de ses films en témoigne: Jean-Paul RAPPENEAU est un perfectionniste. Son film est très influencé par le cinéma américain, en particulier le western de Anthony MANN et la comédie du remariage de Howard HAWKS et Ernst LUBITSCH. C'est sans doute ce qui explique que le début du film se situe aux Etats-Unis qui était alors un Etat tout neuf. Mais l'essentiel de l'intrigue se déroule en France sous la Révolution dont les multiples rebondissements fournissent un matériau de choix pour réaliser une comédie d'aventures. Il est particulièrement amusant de voir comment sans se prendre au sérieux, le scénario joue avec les différents camps qui s'affrontent avec au beau milieu de la mêlée, les incessantes chamailleries d'un couple d'éternels gamins dont l'énergie à se brouiller et se rabibocher semble inépuisable. Comme chez Philippe de BROCA (pour qui Jean-Paul RAPPENEAU a d'ailleurs travaillé), Jean-Paul BELMONDO est au meilleur de sa forme, plein d'élégance et de panache. Marlène JOBERT est délicieuse en femme-enfant espiègle. Et autour d'eux, gravitent toute une série de seconds, troisièmes et quatrièmes rôles qui nous régalent, du Chouan joué par Sami FREY jusqu'au au père Gosselin, un des derniers rôles de Pierre BRASSEUR sans parler du soldat anonyme derrière lequel on reconnaît Patrick DEWAERE alors parfaitement inconnu ^^. Même la voix off est célèbre (c'est celle de Jean-Pierre MARIELLE). Et puis Jean-Paul RAPPENEAU est assisté par une brochettes de talents tels que Michel LEGRAND à la musique (l'alchimie avec Jean-Paul RAPPENEAU est parfaite) et Claude SAUTET au scénario (que l'on attendait pas forcément dans ce registre).
En revoyant "Les visiteurs du soir" j'ai compris pourquoi je n'avais gardé aucun souvenir de ce film alors que celui de "Les Enfants du paradis" (1943) ne m'a jamais quitté. Les deux films ont été tourné dans le même contexte difficile de l'occupation, avec une grande partie des mêmes talents (Marcel CARNÉ, Jacques PRÉVERT, Alexandre TRAUNER, Joseph KOSMA et en ce qui concerne les acteurs ARLETTY et Marcel HERRAND) et tous deux situent leur intrigue dans un passé déconnecté (en apparence) du présent du tournage qui oblige à effectuer de somptueuses reconstitutions d'époque. Pourtant le résultat est totalement différent. "Les Enfants du paradis" (1943) est aussi vivant que "Les visiteurs du soir" est en revanche un film minéral, figé, empesé, lent, théâtral avec des personnages qui ressemblent presque tous à des statues de cire ou à des pions sur un échiquier. C'est particulièrement frappant avec le personnage joué par ARLETTY, Dominique qui n'exprime aucune émotion et agit comme un robot (ou si elle proteste, c'est pour la forme "j'aurais préféré le jeune"). Son pendant masculin, Gilles (Alain CUNY) est censé faire de même mais lui est touché par l'amour et désobéit au diable. On passera sur le cliché sexiste douteux qui colle comme un sparadrap au Moyen-Age (la femme est la créature du diable alors que l'homme est touché par la grâce) au profit de la lecture sans doute pertinente de ce conte fantastique à l'aune des préoccupations de l'époque. Le diable (Jules BERRY, seul acteur guilleret dans un film qui semble être un concours de celui qui fera le plus la gueule) et ses deux ménestrels peuvent très bien symboliser les nazis venus occuper la "forteresse France" et la détruire de l'intérieur alors que l'amour incorruptible de Gilles et de la fille du baron, Anne (Marie DÉA) symbolise la résistance. Ce n'est tout de même pas spécialement subtil. Résultat de toutes ces carences: le film fait aujourd'hui daté et vaut surtout pour ses images, la photographie mettant en valeur la magnificence de décors et de costumes directement inspirés des très riches heures du Duc de Berry.
"La Boulangère de Monceau" est le premier des six contes moraux que Éric ROHMER a tourné entre 1962 et 1972. C'est un court-métrage qui pose le canevas sur lequel le cinéaste brodera des variations de plus en plus complexes au fil des cinq films suivants. Comme ceux qui le suivront, le personnage principal est un jeune homme plutôt imbu de sa personne et qui adore s'écouter parler (et penser) tant il est bourré de certitudes. C'est pourquoi il a souvent un plan de carrière et une stratégie matrimoniale prête à l'emploi. Bref, c'est la tête à claques parfaite. Mais un petit grain de sel vient faire (momentanément) dérailler la machine bien huilée sous la forme d'une ou plusieurs "tentatrices" qui n'appartiennent pas au même milieu social ou bien n'ont pas le même âge ou bien les mêmes moeurs que lui. Elles dévoilent sa profonde lâcheté devant le "tourbillon de la vie" avec lequel il préfère jouer plutôt que de s'y abandonner avant de reprendre le contrôle de sa vie, confirmant qu'il est bien une nature morte.
Bien entendu "La Boulangère de Monceau" n'est qu'une esquisse de cette intrigue, tant le manque de moyens se fait ressentir à l'image (qui présente un cadre particulièrement étriqué) mais sa simplicité et sa concision rendent les enjeux limpides. La boulangère est clairement présentée comme le "bouche-trou" du séducteur entre deux laps de temps durant lesquels il drague le véritable objet de son désir, Sylvie, une jeune fille "digne de lui" (entendez par là issue de la bourgeoisie) mais qu'il est trop mou pour rechercher lorsqu'il ne la rencontre plus dans la rue. Seul le hasard pallie le manque de volonté du héros qui considère la boulangère comme une facilité étant donné qu'elle ne bouge pas de sa place et qu'il n'a pas besoin de se casser la tête pour aller la trouver. C'est donc une stratégie assez minable qui nous est présentée et on s'amuse de voir l'ami de Éric ROHMER, Barbet SCHROEDER tiré à quatre épingles très loin des films hippies qu'il réalisera pourtant seulement quelques années plus tard.
La violence de "La Horde sauvage" qui a fait l'effet d'une bombe lors de sa sortie est celle d'un monde désenchanté. C'est l'un des films qui permettent de toucher du doigt ce que signifie un monde sans Dieu (au sens large c'est à dire un monde sans foi ni loi... ou presque*). Le western classique est mort et ses valeurs avec. Il y a comme une odeur de charnier qui règne dans le film avec une fin dans laquelle planent les vautours. On y voit des bandits loqueteux, des soldats impuissants et déboussolés, une ligue de vertu tournée en ridicule et deux cow-boys charismatiques mais vieillissants et désabusés, Pike (William HOLDEN) et Deke (Robert RYAN) que seul un concours de circonstances a séparé de part et d'autre de la barrière de la légalité. Mais dans la chasse à l'homme que constitue "La Horde sauvage" le plus à plaindre est celui qui doit défendre la loi contre son gré car il est absolument seul face au néant qui s'étend devant lui. Les autres au moins peuvent assumer leur statut de malfrats moins unis par l'amitié (les sentiments ont peu sinon aucune place dans l'univers du film où c'est le monde du chacun pour soi qui règne) ou même par l'appât du gain (rapidement mis à la poubelle avec les autres "valeurs") que par un certain anarchisme qui ne dit pas son nom. Di Dieu ni maître, et ce jusqu'au-boutisme mène à des explosions de violence spectaculaires, orgiaques et d'un réalisme inédit pour l'époque (au sens où l'on voit l'impact des balles trouer les chairs et faire gicler le sang) mais dont le spectateur ne perd pas une miette (parce qu'elles sont chorégraphiées et parsemées de ralentis) ciblant les pouvoirs capitalistes et contre-révolutionnaires* et dans laquelle aucune vie, pas même la leur n'a d'importance. Il faut dire que de multiples signes montrent que leur univers se meurt (l'automobile, la mitrailleuse) et que eux-mêmes sont des morts en sursis qui se payent un ultime baroud d'honneur avant de disparaître. Ce nihilisme s'exprime particulièrement par l'insistance de Sam PECKINPAH à montrer le comportement des enfants lors des deux grandes scènes de tueries au début et à la fin du film. Pris au milieu de toute cette violence, ils la reproduisent, soit en devenant de petits soldats au Mexique, soit en jouant à brûler des scorpions et des insectes côté américain. "La Horde sauvage" est tellement iconoclaste qu'il va jusqu'à montrer une locomotive (symbole du "progrès") en marche arrière. Tout un symbole!
* Le contexte de guerre froide dans lequel a été réalisé le film ne peut être occulté, celui-ci étant contemporain de la guerre du Vietnam et du soutien des USA aux dictatures anti-communistes partout dans le monde. L'un des malfrats qui à mon avis n'est pas nommé Angel (Jaime SÁNCHEZ) par hasard est en effet mexicain et révolutionnaire, c'est le seul qui a des convictions et la tuerie finale prend pour point de départ son massacre par le général Mapache et ses soutiens allemands. Et est-ce un hasard si le seul refuge qui s'offre à Deke (qui, séparé des autres n'a pu participer à l'apocalypse finale) est justement le village d'Angel?
Grâce au travail de restauration de la cinémathèque et à la plateforme de streaming gratuite Henri, on peut aujourd'hui admirer cette magnifique oeuvre muette de René CLAIR. Sous prétexte que l'intrigue est "conventionnelle" (le terme plus juste serait romantique mais à la manière d'un Alfred HITCHCOCK ou d'un Joseph L. MANKIEWICZ dans leur période gothique et onirique des années quarante), les critiques que j'ai lues ici et là sous-estiment le film, pourtant l'un des plus virtuoses, oniriques et sensuels qu'il m'ait été donné de voir dans le cinéma muet. D'un bout à l'autre, le film repose sur des ambiguïtés. Il est construit comme un rêve avec son pilote qui se pose en catastrophe -et se repose- dans un château hors du temps mais pourtant il est également tempétueux comme les émotions et désirs qui traversent son héros et comme le contexte historique qu'il reflète. Simplement le pays fictif dont sont originaires les personnages du château est déplacé de la Russie aux Balkans*. Un autre élément essentiel du film est son mystère et son suspens lié au fait que René CLAIR nous fait pour l'essentiel partager le point de vue de son héros, Pierre Vignal. Celui-ci est en effet pris en tenaille entre des sentiments ardents pour la châtelaine, Elisabeth et le fait qu'elle lui cache des secrets, secrets qui la lie à son beau-frère et à leur médecin mais dont Vignal est exclu. Avec la réapparition (pour le spectateur) d'une soeur soi-disant morte et qui accuse son mari et Elisabeth d'être des espions sur le point de la faire assassiner, Pierre ne sait plus à qui, à quoi se fier et la douleur et la jalousie le font chavirer. Et cela, René CLAIR l'illustre admirablement à l'aide d'une mise en scène qui se met à tanguer dès que les émotions deviennent trop fortes. A cela s'ajoute une incroyable séquence onirique très magrittienne s'ouvrant et se fermant sur le même plan (en zoom avant puis arrière) de fente lumineuse entrouverte derrière des rideaux que Pierre écarte pour lâcher ses pulsions de désir et de meurtre. Il en va de même de l'ébouriffante scène de course-poursuite et d'accident qui confirme que Pierre est bel et bien devenu "la proie du vent". Et pour couronner le tout, René CLAIR met en valeur le charisme de Charles VANEL de telle façon que celui-ci apparaît d'une sensualité folle**. Que ce soit lors de la scène de la cigarette dans laquelle il échange son mégot contre celui de l'être aimé (à son insu) dont il peut ainsi "goûter" les lèvres par le biais d'un objet que celles-ci ont touché ou bien celle dans laquelle ses mains filmées en gros plan caressent une lettre, tout semble d'un érotisme vibrant dans ce film si ancien et pourtant tellement plus vivant que tant de films contemporains.
* Evidemment il s'agit d'un film Albatros fondé par des émigrés russes dont la devise est "Debout malgré la tempête".
** René CLAIR a la même approche le concernant que Jane CAMPION avec Harvey KEITEL dans "La Leçon de piano" (1993). Tous deux ont utilisé à contre-emploi des acteurs spécialisés dans des rôles de truands, les transformant en grands personnages romantiques tout en les érotisant. Le toucher est d'ailleurs le sens le plus sollicité dans les deux films (par les mains mais aussi dans "La Proie du vent" par la bouche) ainsi que la vue.
"Gribiche" est un conte moral très touchant, merveilleusement interprété, mis en scène, éclairé et photographié (tous aspects particulièrement bien mis en valeur par la restauration de la cinémathèque). C'est le premier film que Jacques FEYDER a tourné pour les studios Albatros qui a employé tout ce que le cinéma français pouvait compter de jeunes talents dans les années vingt. C'est aussi le premier rôle important de Françoise ROSAY, l'épouse de Jacques FEYDER dans un rôle qui lui va comme un gant: celui de la dame patronnesse, bourgeoise américaine richissime qui se consacre à des oeuvres de charité mais découvre à ses dépends qu'elle ne peut acheter le bonheur d'autrui. En l'occurence celui de Gribiche, jeune garçon qu'elle a décidé d'adopter après qu'il lui ait rendu son sac à main qu'elle avait perdu dans un grand magasin. Celui-ci accepte pour soulager sa mère et se retrouve dans une luxueuse cage dorée meublée et décorée avec le plus grand soin (c'est un festival art déco) dans lequel chaque moment de sa vie est réglé comme du papier à musique. Jacques FEYDER utilise le comique de répétition pour montrer les excès hygiénistes de Mme Maranet et aussi comment celle-ci déforme de plus en plus le récit de sa rencontre avec Gribiche auprès de ses amis, celui-ci devenant larmoyant et misérabiliste. Or si Gribiche est issu d'un milieu populaire, sa mère ne vit pas dans la misère. Loin de la veuve de guerre éplorée de l'image d'Epinal, c'est une une bonne vivante qui aime rire, paresser au lit, aller au restaurant, à la fête foraine et au bal sans parler du fait qu'elle est amoureuse du contremaître. Des lieux bondés, grouillant de vie que les chefs opérateurs de Jacques FEYDER ont réussi à capturer sur le vif, y compris en extérieur nuit sans aucun éclairage artificiel ce qui pour l'époque était un tour de force. Par contraste, la grande maison de Mme Maranet avec ses immenses pièces et sa grande hauteur sous plafond apparaît terriblement vide et on y voit le pauvre gamin y dépérir d'ennui et par manque de chaleur humaine. Dans le rôle de Gribiche, Jean FOREST qui était alors âgé de 13 ans en était déjà à sa troisième collaboration avec Jacques FEYDER qui l'avait casté dans la rue trois ans auparavant. Malheureusement, cet enfant-acteur surdoué n'a pas réussi à percer véritablement une fois devenu adulte au temps du cinéma parlant.
Bien que "Scènes de la vie conjugale" soit considéré comme un mètre-étalon dans le domaine de la dissection du couple et de ses faux-semblants*, il est à mon avis bien plus que cela. C'est surtout une quête de vérité, une recherche de soi et aussi de ce qui permet de se sentir vivant et relié au monde et aux autres: une quête des sens, des émotions, des sentiments perdus dans la facticité de la persona**. En effet le film commence au travers d'une vitrine sociale, celle de l'interview pour un journal féminin d'un couple modèle puisque dans les sociétés occidentales fondées sur le culte de la réussite il faut également "réussir son couple". Mais dès la scène suivante par le truchement d'un couple d'amis qui se déchire violemment puis de la confession d'une femme qui avoue avoir le coeur sec et les sens émoussés, le miroir aux alouettes vole en éclats. Derrière la vitrine du bonheur conjugal, il n'y a qu'un sinistre jeu de rôles consistant en des rituels d'affichage creux devant "parents" et "amis". Des liens qui disparaissent d'eux-mêmes lorsqu'ils s'avèrent aussi faux que le couple lui-même tel qu'il nous était présenté au début du film. Car à un moment donné, Johan (Erland JOSEPHSON) décide de jeter un pavé dans la mare en cessant de faire semblant. Une remise en question complète qui passe aussi par une redéfinition de lui-même. Renonçant progressivement à l'image de l'ambitieux à qui rien ne résiste, il s'avère être un homme peu sûr de lui, rongé par le doute mais qui éprouve un besoin viscéral de tendresse et d'intimité pour lesquels il est prêt à tout perdre. Par ricochet, sa femme, Marianne (Liv ULLMANN) est amenée à s'interroger elle aussi sur son identité et ce qu'elle souhaite, découvrant qu'elle a été formatée dès le plus jeune âge de façon à plaire, à se conformer et à n'avoir aucun désir personnel. A force de se chercher et à travers moultes crises étalées sur un certain nombre d'années***, Johan et Marianne vont être amenés à redéfinir profondément leur relation par un jeu de vases communicants, celle-ci gagnant en authenticité au fur et à mesure qu'elle se défait de ses oripeaux sociaux. Ce film de Ingmar BERGMAN me fait par ailleurs beaucoup penser au cinéma de John CASSAVETES. Lui aussi lacérait les contrats de mariage avec une rage équivalente à l'urgence de traquer en gros plan le besoin d'amour sur les visages d'acteurs mis à nu.
* On ne compte plus les films qui s'en sont inspirés de "Maris et femmes" (1992) de Woody ALLEN à "Marriage Story" (2019) de Noah BAUMBACH en passant par "Loin du paradis" (2002) de Todd HAYNES qui reprend le principe de l'interview pour un magazine féminin censé présenter un bonheur conjugal qui s'avère fondé sur des mensonges.
** "Persona" (1965) est d'ailleurs le titre d'un film de Ingmar BERGMAN. Ce mot désigne le masque social (à l'origine, c'était le masque que portaient les acteurs de théâtre).
*** Comme pour "Fanny et Alexandre" (1982) il existe deux versions, une mini-série télévisée de cinq heures et une version pour le cinéma de presque trois heures (celle que je connais).
"La Tour" est un film emblématique de la période muette de René CLAIR. D'abord parce qu'il reprend la "star" de son premier film "Paris qui dort" (1925) à savoir la tour Eiffel qui le fascinait. A ceci près que "Paris qui dort" était un film de science-fiction alors que "La Tour" est un documentaire. Ensuite parce que, comme Jean EPSTEIN, René CLAIR a tourné quatre films pour les studios Albatros en deux ans (mais lui c'était entre 1927 et 1929) et qu'il s'agit du deuxième. On peut d'ailleurs souligner que le goût prononcé de René CLAIR à cette époque pour les hauteurs et les mouvements aériens se combine bien avec le nom de la compagnie (son premier film en leur sein s'intitulait "La Proie du vent") (1926).
"La Tour" est un poème cinématographique, une ode à la dame de fer que René CLAIR filme sous toutes les coutures, de bas en haut et de haut en bas, évoquant également les différentes étapes de sa construction, zoomant sur telle ou telle partie de la tour au point de ne plus filmer que sa géométrie: des lignes, des courbes qui s'entrecroisent, formant une sorte de dentelle métallique qu'à force de voir, on ne remarque même plus. Le regard de Clair rend à la tour son originalité voire son étrangeté foncière grâce notamment à des angles de prise de vue parfois insolites.
Quand il ne centre pas ses films sur la guerre des classes à l'intérieur de son pays, Ken LOACH parcourt l'espace et le temps pour raconter des conflits dans lesquels il peut défendre ses valeurs de gauche: Irlande, Espagne ou comme ici Nicaragua. Il me fait penser à Tom, le benjamin idéaliste de la fratrie imaginée par le romancier Thierry Jonquet dans "Ad Vitam Aeternam" qui à la façon de "Highlander" (1986) traverse les siècles sans vieillir ou presque pour faire toutes les révolutions, de la Commune de Paris jusqu'au Chili de Allende. D'une certaine manière, "Carla's song" allie les deux aspects de son cinéma: la première partie qui se déroule à Glasgow dans les années 80 met en scène un chauffeur de bus rebelle qui découvre le terrible sort d'une réfugiée nicaraguayenne. Dans la deuxième partie, il est plongé au coeur de la guerre civile déchirant son pays d'origine avec le soutien logistique des USA aux contre-révolutionnaires expliqué avec force documents à l'appui par un ancien agent de la CIA. Sur la question des enjeux géopolitiques, le film reste au ras des pâquerettes. Le contexte de guerre froide n'est même pas évoqué, pas plus d'ailleurs que l'influence du guévarisme dont les sandinistes du Nicaragua sont les héritiers, il est même grossièrement manichéen comme beaucoup de films de Ken Loach. Les révolutionnaires sont montrés de façon presque folklorique (une troupe de musiciens et de danseurs, un groupe de femmes armées mais charmeuses) et Ken LOACH insiste de façon très démonstrative sur le progrès social qu'ils apportent avec eux (écoles, dispensaires, réforme agraire etc.) en occultant les enjeux idéologiques et politiques et le fait qu'ils utilisent eux aussi la violence. Ils sont en effet montrés à l'égal de la population civile comme des victimes de la barbarie de leurs adversaires, leurs armes ne leur servant qu'à se défendre. George (joué par l'excellent Robert CARLYLE) est un personnage sympathique mais bien peu crédible, s'effaçant au profit de la cause et de ceux qui la servent. C'est dommage car son histoire d'amour avec Carla était racontée de manière particulièrement touchante au début du film. Le sacrifice des personnages et de l'aspect intimiste au profit de la démonstration didactique, simpliste et biaisée ravale le film au niveau de ceux qu'il veut combattre: les grands méchants américains, eux aussi très clients d'histoires dans lesquelles il est facile de définir le bien et le mal. Et si l'on montrait un peu plus de subtilité en exposant la complexité des conflits et en laissant le spectateur réfléchir par lui-même?
"Le Double amour" est l'un des quatre films que Jean EPSTEIN a réalisé au sein des studios Albatros* entre 1924 et 1926. La différence avec ses films antérieurs ou postérieurs m'a tout de suite sauté aux yeux. Jean EPSTEIN abandonne (momentanément) ses expérimentations au profit d'un film beaucoup plus classique tant sur le fond que sur la forme. Un film à visée nettement commerciale. "Le Double amour" est un mélodrame bourgeois au service de l'actrice maison, Nathalie LISSENKO mettant en valeur des décors et des costumes fastueux. On a du mal à s'émouvoir devant les drames qui frappent ces comtesses et ces fils de magnats de l'industrie passant leur vie entre les hôtels, les casinos et les music-halls de la Riviera. Au pire, ils subissent à un moment où à un autre une sorte d'ostracisme social et sont obligés de ce fait de partir en exil quelques années pour effacer l'ardoise (rassurez-vous, pas à l'île du Diable mais aux USA où ils peuvent retrouver le même style de vie, celui de "Gatsby le Magnifique"). Mais si les ennuis les cernent de trop près, on les voit sortir le carnet de chèques et tout est réglé. Car en dépit de cette trame conventionnelle et de la mise en scène très sage qui l'accompagne, Jean EPSTEIN parvient à glisser de temps à autre du poil à gratter. Tout d'abord à l'occasion d'un gala de charité ultra huppé il insère un plan montrant de vrais pauvres. Un seul plan qu'on ne reverra plus par la suite car l'argent de ce gala, on l'apprendra plus tard sera détourné pour être joué au casino: une certaine métaphore du capitalisme sauvage des années vingt dont on connaît l'issue funeste**. Et puis il y a ces plans récurrents de bord de mer et de vagues plus ou moins déchaînées, plans qui culminent au moment où la comtesse envisage le suicide. Epousant les états d'âme des personnages, elles rythment et hantent le film et préfigurent le cinéma "océanique" de Jean EPSTEIN ancré en Bretagne, documentaire, naturaliste et libre.
* Studio fondé en 1919 à Montreuil par une poignée de russes ayant fui la révolution bolchévique grâce au lien que l'un d'entre eux avait noué avec Pathé et qui accueillit l'avant-garde française des années 20. Sa devise était "Debout malgré la tempête". Il ne survécut pas à l'arrivée du parlant.
** Jean EPSTEIN ne pouvant lire l'avenir choisit une structure cyclique (comme la roulette...) dans laquelle l'histoire bégaye, se répétant de père en fils.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.