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Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect

Publié le par Rosalie210

IV

Nobody's perfect

« La force de Wilder est de mettre en scène des crapules, des crétines, des imposteurs, des lâches et des assassins, puis d'en faire des êtres humains. » (Noël Simsolo).

Billy Wilder (1906-2002) et sa jeune (et fictive) interprète grecque, Calista sur le tournage en Grèce de Fedora (1978), allusion transparente à "L'interprète grec", l'une des nouvelles d'Arthur Conan Doyle dans laquelle on découvre pour la première fois Mycroft Holmes, le frère aîné de Sherlock et le club Diogène dont il est le co-fondateur. Mais bien que "Billy Wilder et moi" soit un roman, il se fonde sur des faits et propos bien réels grâce notamment à la rencontre entre l'auteur et le fils de I.A.L. Diamond (le scénariste de Billy Wilder à partir de 1957) qui lui a ouvert les archives de son père. Le résultat est remarquable car extrêmement vivant tout en étant méticuleusement documenté.

Billy Wilder (1906-2002) et sa jeune (et fictive) interprète grecque, Calista sur le tournage en Grèce de Fedora (1978), allusion transparente à "L'interprète grec", l'une des nouvelles d'Arthur Conan Doyle dans laquelle on découvre pour la première fois Mycroft Holmes, le frère aîné de Sherlock et le club Diogène dont il est le co-fondateur. Mais bien que "Billy Wilder et moi" soit un roman, il se fonde sur des faits et propos bien réels grâce notamment à la rencontre entre l'auteur et le fils de I.A.L. Diamond (le scénariste de Billy Wilder à partir de 1957) qui lui a ouvert les archives de son père. Le résultat est remarquable car extrêmement vivant tout en étant méticuleusement documenté.

En novembre 1993, j'ai vu pour la première fois un film de Billy Wilder, "La Garçonnière" ("The Apartment",1960), sur Arte, lors d'une soirée "Thema" qui était consacrée au célèbre réalisateur américain d'origine austro-hongroise. Comme Calista dans le roman de Jonathan Coe lorsqu'elle fait sa connaissance, je ne savais absolument pas qui il était car cela faisait peu de temps que je m'étais mise au cinéma. Je me souviens juste que ça a été le coup de foudre au point qu'un mois après, le soir de noël, je me repassais encore le film que j'avais enregistré, seule dans ma chambre avec une ferveur incroyable en me disant à peu près comme Edmond Dantès qu'il n'y avait qu'à "attendre et espérer". Car c'est de cela dont j'avais le plus besoin à l'époque et c'est à ce besoin-là que Billy Wilder répondait justement:

" Imagine une famille à Düsseldorf. Le mari est déprimé [...] La femme dit à son mari: "Ecoute, je suis amoureuse du dentiste et je te quitte". Le fils s'est fait arrêter [...] La fille est en cloque et elle a la syphilis. Et voilà que quelqu'un passe les voir et dit: "Ecoutez, je sais que vous avez eu une rude journée, mais allons nous remonter le moral. Allons voir Despair de Fassbinder. [...] La vie est moche. On le sait tous. Pas besoin d'aller au cinéma pour savoir que la vie est moche. Les gens y vont parce que ces deux heures apportent à leur existence une petite étincelle [...] Un soupçon de joie peut-être."

(Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p 260).

L'une des nombreuses affiches de "La Garçonnière" et une affiche de "Despair" de Rainer Werner Fassbinder. J'adore Dirk Bogarde mais les films dans lesquels il a tourné ne transpirent pas vraiment le bonheur. D'ailleurs parmi mes pires souvenirs en matière de films (au sens de films traumatisants et non de mauvais films) il y a un téléfilm de Fassbinder, "Martha" (1974) qui décrit un processus d'emprise terrifiant au sein d'un couple.
L'une des nombreuses affiches de "La Garçonnière" et une affiche de "Despair" de Rainer Werner Fassbinder. J'adore Dirk Bogarde mais les films dans lesquels il a tourné ne transpirent pas vraiment le bonheur. D'ailleurs parmi mes pires souvenirs en matière de films (au sens de films traumatisants et non de mauvais films) il y a un téléfilm de Fassbinder, "Martha" (1974) qui décrit un processus d'emprise terrifiant au sein d'un couple.

L'une des nombreuses affiches de "La Garçonnière" et une affiche de "Despair" de Rainer Werner Fassbinder. J'adore Dirk Bogarde mais les films dans lesquels il a tourné ne transpirent pas vraiment le bonheur. D'ailleurs parmi mes pires souvenirs en matière de films (au sens de films traumatisants et non de mauvais films) il y a un téléfilm de Fassbinder, "Martha" (1974) qui décrit un processus d'emprise terrifiant au sein d'un couple.

Si on m'avait dit en effet à cette époque que Billy Wilder était un réalisateur cynique, je serais "tombée des nues" ^^. Il m'est apparu comme un sauveteur (au sens de maïeuticien de l'âme). L'un des rares qui pouvait proposer un regard humaniste et une issue positive à des personnages en apparence irrécupérables: "Les gens me traitent de cynique et c'est vrai, j'ai réalisé quelques films cyniques, mais en réalité, je crois que j'ai une image assez romantique de ce que doit être un film." (p 263)

Ironie dès le générique: Baxter regarde de l'extérieur son propre appartement (son intimité) envahi et lui-même, en être exclu.

Ironie dès le générique: Baxter regarde de l'extérieur son propre appartement (son intimité) envahi et lui-même, en être exclu.

La Garçonnière raconte l'histoire d'un petit employé d'assurances, CC Baxter (joué par son acteur fétiche, Jack Lemmon) qui prête sa garçonnière à ses supérieurs (patron inclus) pour qu'ils y emmènent leurs maîtresses contre la promesse de gravir les échelons de son entreprise. Ce qu'il parvient à faire, se retrouvant à la fin adjoint du patron, tout en haut de la tour qui abrite les bureaux de la compagnie. Une satire corrosive de la sucess story autant que du parcours édifiant du héros américain, self-made-man parti de rien et arrivé au sommet par ses propres moyens, ici la prostitution par procuration.

La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.
La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.
La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.
La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.
La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.

La tour à gravir, le célèbre open space d'Alexandre Trauner puis l'exécutive office et enfin le bureau du patron.

Sauf qu'en fait Baxter n'est pas un arriviste. C'est une chiffe molle qui se laisse dicter sa conduite par les dirigeants de la société à qui il n'ose pas dire non. Tout le comique du film mais aussi sa profonde mélancolie repose sur un quiproquo entre l'image que renvoie Baxter à la société (celle du conquérant à qui tout réussit tant sur le plan professionnel que privé) et une réalité faite de solitude et d'asservissement. Fran, la jeune liftière jouée par Shirley MacLaine pour qui Baxter a le béguin résume parfaitement la réalité prédatrice de la société américaine "certains exploitent et d'autres se font exploiter". Double féminin de Baxter, elle aussi est manipulée par son patron qui lui fait miroiter de belles promesses qu'il n'a nullement l'intention d'honorer.  Et bien entendu Baxter ne se doute pas qu'elle passe une partie de ses nuits dans son propre lit mais avec un autre alors qu'il se gèle sur le trottoir en attendant de pouvoir rentrer chez lui.

Sans crier gare, le film bascule de la comédie satirique au drame poignant lorsque Baxter découvre sa propre fêlure dans le miroir brisé de Fran.

Sans crier gare, le film bascule de la comédie satirique au drame poignant lorsque Baxter découvre sa propre fêlure dans le miroir brisé de Fran.

C'est alors qu'intervient l'humaniste de l'histoire, double de Wilder en la personne du docteur Dreyfuss, voisin de palier de Baxter et témoin de ce qu'il croit être sa vie de jeune débauché irresponsable. Il ne va pas seulement se contenter de sauver Fran du suicide et du désespoir. Il va secouer Baxter en lui enjoignant de devenir un "Mensch" c'est à dire un véritable être humain au sens où Diogène l'entendait. Et ce juste au moment où ce dernier sort enfin de sa léthargie en accédant au sentiment amoureux qui est pour lui une révélation. Il devient alors un homme à part entière qui décide de se libérer de sa servitude et de protéger sa vie privée pour y accueillir Fran qui retrouve parallèlement le goût de vivre. Jack Lemmon qui introduisait le film lors de la soirée Thema disait que Billy Wilder avait réussi "à faire pousser une rose sur du fumier".

Les bons conseils du docteur Dreyfuss 😊.

Et la décision de Baxter de les suivre.

Les films de Billy Wilder que je préfère, tous co-scénarisés avec I.A.L. Diamond possèdent ce bouleversant pouvoir de métamorphose d'une marionnette en être humain, souvent grâce à la connexion ou à la reconnexion avec une partie ignorée de soi (la plus secrète et la plus précieuse, évidemment). L'exemple le plus célèbre est celui du musicien plutôt fade Jerry (Jack Lemmon) devenant l'irrésistible Daphné dans "Certains l'aiment chaud" (Some like it hot, 1959) mais Flannagan (Gary Cooper), le vieux séducteur blasé retrouvant ses émotions d'adolescent dans "Ariane" (Love in the afternoon,1954) devant la bravoure d'une gamine encore vierge (Audrey Hepburn) qui pour se mettre à "son niveau" s'invente une collection d'amants est tout aussi fascinant. Je me souviens encore de l'état d'enchantement dans lequel j'étais en sortant de la projection. Car celui-là, je l'ai vu dans un cinéma art et essai qui n'existe plus, le Rex à Toulouse, quelques mois après "La Garçonnière". Cinéma à qui je dois une bonne partie de ma culture cinématographique. 

Et la joie qui résulte du sentiment de plénitude retrouvé s'exprime en danse et en musique avec l'éternel orchestre dans un coin de l'image.

La signature Wilder: la fleur portée derrière l'oreille apparaît dans toutes les scènes de danse. Dans "Certains l'aiment chaud" elle est portée par Joe E. Brown (Osgood)

Dans "Ariane", la fleur épinglée au costume qui finit derrière l'oreille est portée par Gary Cooper (Flannagan) dans une scène bucolique

Cependant, je n'avais exploré qu'une facette de la personnalité de Billy Wilder. Deux ou trois ans après vers 1995, j'en ai découvert une seconde qui m'a tout autant marqué que la première. Pas la plus cynique (quoiqu'il y ait toujours une part de cynisme dans ses films, sinon on n'en dégusterait pas avec autant de délectation la part romantique). Mais la plus lugubre assurément. Celle de "l'ouverture des tombeaux", principalement dans les années 70 quand Billy Wilder devenu vieux et has been à Hollywood ("un homme d'hier" faisant "du cinéma d'hier" par rapport aux "jeunes barbus", Scorsese, Coppola, Spielberg) s'est penché avec nostalgie sur l'époque de sa jeunesse européenne brutalement interrompue par l'avènement du nazisme.

Les films de fantômes de la filmographie de Billy Wilder ne datent pas tous cependant des années 1970. "La Scandaleuse de Berlin" (1948) ressuscite l'Ange bleu (en version déchue) et "Boulevard du crépuscule" (1950), les vieilles gloires du cinéma muet (en version déchues également) en entremêlant fiction et réalité. "Boulevard du crépuscule" a d'ailleurs son miroir macabre (et dégradé) dans les années 70, "Fedora" (1978) avec le même acteur (William Holden) qui poursuit la chimère de faire tourner une nouvelle version de "Anna Karénine" à une ex-star recluse (et déchue pour changer) que chacun ne peut qu'identifier à Greta Garbo. On peut même inclure dans cet ensemble "La valse de l'Empereur" (1948) qui remonte aux dernières années de l'Empire austro-hongrois. Toutes ces périodes révolues ont un point commun. Elles sont issues d'une partie morte de l'existence de Billy Wilder. Sa vie d'avant: d'avant l'exil en France puis aux USA, d'avant la Shoah et la mort de sa famille, ce "Monde d'Hier" à jamais perdu dont parle son contemporain, Stefan Zweig. Seul "Fedora" s'aventure cependant du côté de l'expérimentation clinique façon "roman de la momie hollywoodienne", en faisant penser à la fois aux mutations du visage du film de Franju, "Les yeux sans visage" (1960) et à "La Piel que Habito" (2011) de Pedro Almodovar.

Mais le résultat est identique: ce sont tous des films de morts-vivants dans lesquels on sent bien qu'il y a une cassure dans la vie de Billy Wilder et que celle-ci est irréparable.

La géniale ouverture macabre tempérée d'humour noir de "Boulevard du crépuscule" avec son narrateur décédé flottant dans la piscine et la toute aussi joyeuse scène d'ouverture de "Fedora" (1978)
La géniale ouverture macabre tempérée d'humour noir de "Boulevard du crépuscule" avec son narrateur décédé flottant dans la piscine et la toute aussi joyeuse scène d'ouverture de "Fedora" (1978)

La géniale ouverture macabre tempérée d'humour noir de "Boulevard du crépuscule" avec son narrateur décédé flottant dans la piscine et la toute aussi joyeuse scène d'ouverture de "Fedora" (1978)

C'est exactement au carrefour de ces deux tendances, romantique et sépulcrale que se situe "La vie privée de Sherlock Holmes" ("The Private life of Sherlock Holmes") réalisé en 1970. Celui-ci était en effet un des personnages préférés de sa jeunesse et il voulu le traiter comme une personne ayant réellement existé et possédant de ce fait des failles on ne peut plus humaines. Pour cela, il a imaginé avec son complice scénariste I.A.L. Diamond l'exhumation d'une malle poussiéreuse entreposée dans une banque de Londres ayant appartenue à John Watson mais qui ne pouvait être ouverte que cinquante ans après sa mort. A l'intérieur, on y découvre un texte inédit du docteur consacré à ce qui est précisément occulté dans l'oeuvre volontairement fragmentaire de Arthur Conan Doyle: à savoir ce qui relève de la sphère privée de la vie du détective. C'est ainsi que Billy Wilder parvient à rendre hommage à l'oeuvre originale en complétant les "blancs" tout en se montrant extrêmement irrévérencieux à son égard.

La malle est à Watson mais tous les objets appartiennent à Sherlock Holmes, restes tangibles d'un monde perdu (un autre livre célèbre de Conan Doyle de 1912 qui s'est perpétué jusqu'à nos jours avec "Jurassic Park" (1993) de Steven Spielberg et toutes ses suites)

N'ayant pas saisi à l'époque tout ce qui faisait la complexité de ce cinéaste, je suis allée voir le film dans un cinéma du quartier latin qui le passait en même temps que "Avanti" (1972) en me disant naïvement que j'allais forcément y retrouver ce qui m'avait fait tant de bien dans les autres que j'avais vu de lui. Je me souviens en être sortie à la fois touchée au coeur, complètement déprimée et profondément troublée tant le décalage était immense entre l'image d'Epinal véhiculée par le célèbre détective dans la culture populaire (qui était la seule que je connaissais jusque là puisque je n'avais lu aucun livre de Conan Doyle ni vu aucune adaptation) et la vision d'outre-tombe qu'en donnait Billy Wilder. Comme si la mémoire collective avait opéré une sélection en ne conservant que ce qui l'arrangeait dans le personnage (son génie) en oubliant le reste (ses démons). Et cela n'est pas seulement imputable aux silences et aux omissions du docteur Watson (et donc de Conan Doyle). C'est aussi une question d'évolution des moeurs. Pas toujours dans le sens de ce que l'on croit d'ailleurs, comme le montre le chapitre 52 du Comte de Monte-Cristo intitulé "Toxicologie" dans lequel le sujet des drogues (fabrication et usage) est aussi décomplexé qu'il l'est dans les livres de Conan Doyle alors que de nos jours Edmond et Sherlock auraient quelques problèmes avec la justice (question réglée dans la série par le fait que le frère de Sherlock qui gravite dans l'ombre du pouvoir couvre tous ses écarts de conduite).

Chapitre 100% consacré aux meilleurs moyens de fabriquer des remèdes...et des poisons.

Chapitre 100% consacré aux meilleurs moyens de fabriquer des remèdes...et des poisons.

De la cocaïne pour soigner le mal de dents Carton publicitaire de 1885 Lloyd Manufacturing Company. Aujourd'hui, même les produits dérivés inoffensifs issus de ces drogues sont devenus tabous (sauf le Coca ^^), du moins en France. Aux Pays-Bas en revanche, l'esprit XIX° siècle est davantage demeuré (sucettes et glace au cannabis dans toutes les boutiques, exposition sur les drogues et les instruments pour les utiliser au musée national d'Amsterdam, coffee Shop permettant d'acheter et de consommer légalement du cannabis sous certaines conditions.)

De la cocaïne pour soigner le mal de dents Carton publicitaire de 1885 Lloyd Manufacturing Company. Aujourd'hui, même les produits dérivés inoffensifs issus de ces drogues sont devenus tabous (sauf le Coca ^^), du moins en France. Aux Pays-Bas en revanche, l'esprit XIX° siècle est davantage demeuré (sucettes et glace au cannabis dans toutes les boutiques, exposition sur les drogues et les instruments pour les utiliser au musée national d'Amsterdam, coffee Shop permettant d'acheter et de consommer légalement du cannabis sous certaines conditions.)

En surface, le film est souvent très drôle comme dans la scène où au fur et à mesure que la rumeur d'une relation homosexuelle Holmes/Watson se répand comme une traînée de poudre (^^), ce dernier qui danse avec des ballerines de l'Opéra se retrouve en fâcheuse posture (mais aujourd'hui, ce qui me fait le plus rire ce sont les mines outrées de Colin Blakeley à l'idée du qu'en dira-t-on dans son ancien régiment alors que le "respectable" docteur fournit par ailleurs de la came à son ami toxicomane tout en déplorant son vice). Nul doute que Le duo a été conçu pour se compléter, l'un jouant le rôle du clown blanc (Sherlock) et l'autre de l'auguste (Watson, Colin Blakeley étant par moments aussi désopilant que Jack Lemmon).

Dans "La vie privée de Sherlock Holmes", la fleur à l'oreille est portée par Colin Blakely (Watson).

Mais ce rire n'est que la politesse du désespoir, une expression que mon grand-père employait comme remède et dont j'ai fini par retrouver l'auteur, Chris Marker. Billy Wilder en était un grand adepte: "Quand je suis très heureux je fais des tragédies, quand je suis déprimé je fais des comédies. Pour Certains l'aiment chaud j'étais très déprimé, suicidaire."

Jonathan Coe consacre deux pages à la philosophie de ce rire qui était également essentielle chez I.A.L. Diamond dont on comprend qu'il était l'âme de la gaîté des films de Billy Wilder:

"Et cette fois je ris, en partie parce que je trouvais l'anecdote amusante, et en partie parce que j'aimais la manière dont monsieur Diamond l'avait racontée, la manière dont ses yeux brillaient au moment où il atteignait la chute, la façon dont, pendant un court instant, raconter cette plaisanterie suscitait chez lui un éclair de joie étrange et de lucidité sur le monde. Et je pris conscience que pour un homme fondamentalement mélancolique, un homme pour qui la marche du monde ne serait jamais qu'une source de regrets et de déceptions, l'humour n'était pas seulement beau mais nécessaire, que raconter une bonne blague pouvait faire naître un moment, fugace mais délicieux, où la vie prenait un sens particulier et ne semblait plus arbitraire, chaotique ni inexplicable. J'étais heureuse de penser que malgré toutes les inextricable difficultés du monde, il disposait de cette source de consolation." (p 125).

Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect

En profondeur, "La vie privée de Sherlock Holmes" laisse une trace de mélancolie et de douleur contenue ineffaçable. S'il revêt bien le genre de la quête à suspense et de l'aventure, c'est bien son caractère intimiste qui m'a le plus marquée en tant que portrait d'un homme malade. Comme l'est le film lui-même, amputé de quatre scènes par des producteurs qui le ramenèrent à une durée de 2h et comme l'était aussi l'acteur jouant le détective, Robert Stephens, bipolaire et alcoolique qui tenta de mettre fin à ses jours pendant le tournage (je ne suis d'ailleurs pas certaine que son teint livide et ses mains tremblantes relèvent seulement du jeu).

Quand on lit le début de la deuxième aventure de Sherlock Holmes, on comprend pourquoi la mémoire collective l'a fait passer à la trappe:

"Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. Ses longs doigts pâles et nerveux préparèrent l’aiguille avant de relever la manche gauche de sa chemise. Un instant son regard pensif s’arrêta sur le réseau veineux de l’avant-bras criblé d’innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l’aiguille avec précision, injecta le liquide, et se cala dans le fauteuil de velours en poussant un long soupir de satisfaction. [...] 

« Aujourd’hui, lui demandai-je, morphine ou cocaïne ? » [...] 

« Cocaïne, dit-il, une solution à sept pour cent. Vous plairait-il de l’essayer ?

– Non, certainement pas ! répondis-je avec brusquerie. Je ne suis pas encore remis de la campagne d’Afghanistan. Je ne peux pas me permettre de dilapider mes forces. »

[...] « Peut-être avez-vous raison, Watson, dit-il. Peut-être cette drogue a-t-elle une influence néfaste sur mon corps. Mais je la trouve si stimulante pour la clarification de mon esprit, que les effets secondaires me paraissent d’une importance négligeable.

- Mais considérez la chose dans son ensemble ! m’écriai-je avec chaleur. Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuité extraordinaire ; mais à quel prix ! C’est un processus pathologique et morbide qui provoque un renouvellement accéléré des tissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent. Vous connaissez aussi la noire dépression qui s’ensuit : le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour un simple plaisir passager les grands dons qui sont en vous." (Le signe des quatre).

Soit précisément le passage qui a rendu Billy Wilder fan du détective "Le premier Sherlock Holmes que j'ai lu, c'était Le Signe des quatre. Et dans les tout premiers paragraphes, il s'injecte de la cocaïne! Incroyable. J'étais mordu." (Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p 196-197).

"Nous avons tous nos défaillances. Heureusement, le docteur Watson ne relate jamais les miennes" (mais d'autres le font). "Qui se nourrit de canaris et d'acide sulfurique avec un moteur en guise de coeur?". "Sherlock, quand je t'ai dit de renoncer à cette affaire, ce n'était pas une suggestion, c'était un ordre". etc. le portrait se précise.

Le Sherlock de Billy Wilder a un certain nombre de points communs avec le Baxter de "La Garçonnière": la solitude, la marginalité, la déconnexion de soi et les problèmes d'identité qui en découlent ainsi que la difficulté à communiquer et l'incapacité à s'affirmer devant l'autorité (le patron étant remplacé par le grand frère, Mycroft joué par Christopher Lee, le Dracula des films du studio Hammer) et enfin l'inclination à la dépression et aux addictions. S'y ajoute, changement d'époque oblige des interrogations explicites sur le genre et la sexualité. Tout cela menant in fine directement vers l'autodestruction programmée, nul "sauveteur" ne se pointant dans cet horizon bouché.

Echec commercial et critique à sa sortie (logique au vu de son caractère non-conformiste), oublié à l'époque où je l'ai découvert, je ne me doutais pas qu'il deviendrait un serpent de mer dans ma vie ni qu'il allait devenir culte avec le temps et connaître une éclatante revanche 40 ans plus tard:

- D'une part grâce à la quête des parties manquantes effectuée par le passionné de Wilder (et de "La vie privée de Sherlock Holmes") qu'est Jonathan Coe (ayant acheté le DVD collector il y a deux ans, j'ai pu les visionner. Mais elles restent à l'état de fragments: ce sont tantôt des images, tantôt une bande-son, tantôt un script permettant de se faire juste une idée du projet initial de Wilder).

- De l'autre parce qu'étant également le film préféré de Mark Gatiss (qui comme Jonathan Coe l'a découvert quand il n'avait qu'une dizaine d'années), il a été une source d'inspiration majeure pour la série "Sherlock", l'empreinte du film de Billy Wilder (et par extension, de toute son oeuvre) s'y retrouvant un peu partout, des plus grosses évidences aux détails les plus subtils. L'humanisation de Sherlock est d'ailleurs l'ADN de cette série, sa raison d'être, comme elle l'était chez Wilder (d'où le passage au second plan des enquêtes dès la deuxième saison au profit des enjeux humains).

Mark Gatiss en plus d'être le co-créateur de la série joue le rôle de Mycroft, le frère aîné de Sherlock dont le rôle est considérablement étoffé par rapport à Doyle et à Wilder (qui a toutefois défini le type de relation qu'il entretient avec son frère).

"A scandal in Belgravia" (épisode 1, saison 2) reprend la plupart des passages clés de la joute érotico-platonique entre Sherlock et l'espionne allemande Gabrielle Valladon/Ilse von Hoffmanstal (Geneviève Page) qui est fusionnée avec la Irène Adler du canon surnommée la Femme. Quelques éléments diffèrent toutefois, qu'ils soient technologiques (le sms a remplacé le morse) ou sexistes (la misogynie affichée de Sherlock sur le thème "la femme est une traîtresse", même si Billy Wilder lui tord le cou par la suite est remplacée par une relation potentiellement sulfureuse - car non consommée à ce stade- entre une dominatrice professionnelle et un homme sexuellement bridé). Et contrairement à la version Wilder dans laquelle il ne parvient à obtenir qu'un sursis à Ilse, le Sherlock de la série réussit à la suivre clandestinement sur le terrain et à lui sauver la vie ce qui traduit un net changement quant au degré d'implication dans le réel du personnage et la manière dont il créé des liens qui s'avèrent ensuite indéfectibles. Le degré de conflictualité avec Mycroft est également nettement plus élevé dans la série qu'il ne l'est dans le film, sa tutelle écrasante suscitant plus de résistance.

Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.
Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.

Sherlock version Gatiss/Moffat refuse la version de la vie fataliste que lui raconte son frère depuis qu'il est tout jeune. Il déjoue donc logiquement son scénario morbide en une pulsion anti-létale qui est fondamentale pour comprendre l'évolution du personnage.

Autres éléments communs au film de Wilder et à la série: l'élément aquatique et le cimetière recouvrant des monstres qui ne demandent qu'à surgir... hors de l'inconscient.

Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect
Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect
Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect
Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect
Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect

Le personnage féminin inventé par Wilder et I.A.L Diamond a également influencé l'écriture de l'épouse de John Watson, Mary (Amanda Abbington) dans la série.

Gabrielle Ashdown, son pseudo dans le premier épisode de la saison 4 est en effet celui qu'utilise Ilse von Hoffmanstal quand elle se réfugie au Japon à la fin de "La vie privée de Sherlock Holmes". Il s'agit d'une déclaration d'amour à Sherlock qui l'a connue sous le pseudo de "Gabrielle Valladon" avant qu'elle et lui ne se fassent passer pour un couple marié, "M. et Mrs. Ashdown" pour les besoins de son enquête.

Il est vraisemblable que Billy Wilder lui-même soit transposé dans le personnage de Greg Lestrade qui partage avec Sherlock dans le premier épisode les mêmes patchs de nicotine sur le bras. Car "Ashdown" évoque à la fois l'addiction de Sherlock qui s'asphyxie dans son cabinet à force d'étudier et de répertorier les différentes sortes de cendres de tabac ("Respirer, respirer, quelle barbe!" dit-il dans le premier épisode de la saison 1) et le passé traumatique de Billy Wilder. Daniel Hermsdorf en 2009 a mis en évidence la récurrence dans son oeuvre des thèmes du train, du brouillard, de la fumée et des gaz dont le film est saturé jusqu’à l’étouffement. Il lie cela à des réminiscences inconscientes de la biographie de Wilder dont la famille mourut dans les camps nazis. 

J'ajoute que le quatrième film de Billy Wilder porte un nom évocateur en VF: "Le Poison" ("The Lost Weekend", 1945). Et que le célèbre décor d'Alexandre Trauner d'open space pour "La Garçonnière" a été conçu pour noyer le personnage dans la masse et provoquer une sensation d'oppression maximale.

Mariés au travail (kafkaïen) mais aussi au danger, à la nicotine, à la bouteille.
Mariés au travail (kafkaïen) mais aussi au danger, à la nicotine, à la bouteille.
Mariés au travail (kafkaïen) mais aussi au danger, à la nicotine, à la bouteille.
Mariés au travail (kafkaïen) mais aussi au danger, à la nicotine, à la bouteille.

Mariés au travail (kafkaïen) mais aussi au danger, à la nicotine, à la bouteille.

"Vous creusez votre tombe, il était temps que je revienne, il y a du laisser-aller". Les retrouvailles nicotinées Sherlock/Lestrade (épisode 1, saison 3). Ce n'est pas la dernière fois que Sherlock va se faire traiter de "salaud" pour la façon dont il (ma)traite les sentiments de ceux qui l'aiment.

Mais l'hommage que je trouve le plus émouvant reste la petite fleur à l'oreille que porte Watson dans le premier épisode de la saison 4 lorsqu'il rencontre pour la première fois Eurus, la soeur de Sherlock dans le bus. Ca c'est vraiment le genre de petit détail qui (me) tue.

❤❤❤

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De ma découverte du cinéma de Billy Wilder a découlé un intérêt pour la culture et l'histoire juive qui ne s'est jamais tarie au fil des ans. De ma licence sur l'anthropologie des sociétés juives contemporaines en 1995 à ma maîtrise sur les écoles juives parisiennes en 1996, de mes stages au Mémorial de la Shoah, à Cracovie et à Auschwitz-Birkenau en 2015 à mon séjour à Berlin en 2018, j'ai tracé au fil du temps une seconde filiation, d'élection avec celui que je considère comme mon second grand-père et dont je pourrais dire comme le dit Watson sur la tombe de Sherlock: "j'étais tellement seule et je lui dois tant".

Les Héros du troisième type (4): Nobody's perfect

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Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Publié le par Rosalie210

Robert Stephens, Maggie Smith, Toby Stephens et Christopher Stephens en 1972

Robert Stephens, Maggie Smith, Toby Stephens et Christopher Stephens en 1972

Chapitre 3:

Le démon intérieur de Toby Rochester

" Une comédie sur la consommation d'alcool ["Trahisons" de Harold Pinter], en particulier lors d'une conversation avec un certain Robert ne peut qu'inévitablement faire ressurgir des fantômes pour le fils de Robert Stephens, acteur de théâtre d'une puissance saisissante qui a gâché son talent en raison d'une dépendance qui a fini par le tuer. (…) Je lui demande, si, en plus d'hériter de la physionomie et des talents de ses parents, il craint la présence en lui des gènes autodestructeurs de son père. Il soupire, fait une pause et s'y reprend à plusieurs fois avant de répondre: "Je pense avoir réglé le problème" (Mark Lawson, "Fils Prodigue", 31/05/2007).

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

La première fois que j'ai vu la mini-série "Jane Eyre" de Susanna White, j'ai ressenti une émotion profonde qui m'était familière en regardant jouer Toby Stephens. Lui-même me semblait vaguement familier, sans que je puisse immédiatement savoir pourquoi. Depuis, j'ai lu un grand nombre d'articles essayant de retrouver à travers lui les traits de son père (illustre en Angleterre) et de sa mère (illustre dans le monde entier, surtout depuis qu'elle a interprété Minerva McGonagall dans les films adaptés de la saga "Harry Potter"). Une problématique commune à tous les enfants d'acteurs célèbres mais compliquée par l'aliénation paternelle. Toby Stephens aurait pu faire sien le passage où dans le rôle de Rochester, il raconte l'histoire de sa femme folle, Bertha Mason " Sa mère avait fait plusieurs séjours dans un asile d'aliénés où elle se trouvait encore, victime d'une maladie mentale qui se transmettait comme une malédiction de génération en génération" (épisode 3).

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Je devais avoir une vingtaine d'années quand j'ai découvert les comédies de Billy Wilder. Elles me sont rapidement devenues indispensables parce qu'elles étaient drôles, intelligentes et qu'elles donnaient de l'espoir. Et à cette période de ma vie, l'espoir était ce dont j'avais le plus besoin. Aussi lorsque le Champo, un cinéma du quartier latin mit à l'affiche "La vie privée de Sherlock Holmes", un film du cinéaste que je ne connaissais pas encore, je me précipitais pour le voir. Je n'en ressortis pas indemne. Le film que l'on peut considérer aujourd'hui comme le chef-d'oeuvre crépusculaire de Billy Wilder était le contraire de mes attentes, il distillait un profond désespoir, une mélancolie douloureuse, si authentique cependant qu'il me toucha profondément. Comme son titre l'indique, il sonde l'intériorité du célèbre personnage de fiction et révèle ses failles à base de sexualité réprimée et de toxicomanie. Ce que je ne savais pas à l'époque, c'est que le personnage et son interprète, Robert Stephens, ne faisaient qu'un, le miroir tendu à ce dernier par Billy Wilder et ses exigences maniaques sur le plateau provoquant chez lui une crise existentielle d'une telle gravité qu'il fit une tentative de suicide en plein tournage. Il a d'ailleurs rebaptisé le film (auquel il consacre un chapitre entier dans son autobiographie) "La malheureuse vie privée de Sherlock Holmes". Ce fut le point de départ d'un engrenage infernal d'autodestruction qui ruina sa carrière, sa vie personnelle, sa santé et écourta sa vie. 

Robert Stephens dans "La vie privée de Sherlock Holmes" (1970).

Robert Stephens dans "La vie privée de Sherlock Holmes" (1970).

Billy Wilder (on le comprend) ressortit traumatisé du tournage car il était persuadé que c'était parce qu'il avait poussé à bout Robert Stephens que celui-ci avait tenté de mettre fin à ses jours.

Billy Wilder (on le comprend) ressortit traumatisé du tournage car il était persuadé que c'était parce qu'il avait poussé à bout Robert Stephens que celui-ci avait tenté de mettre fin à ses jours.

Robert Stephens était incapable de regarder ses problèmes en face, il a passé sa vie à les fuir, à les enfouir, à les nier. Sa vie, qu'il a raconté dans une autobiographie "Le chevalier errant ou les mémoires d'un acteur vagabond" (1995, l'année de son décès) est une perpétuelle fuite en avant. Le titre parle de lui-même: Robert Stephens y insiste sur le fait qu'il n'a jamais réussi à se fixer, à avoir de maison et à se sentir chez lui quelque part, sinon peut-être sur les planches mais interpréter des rôles n'est-ce pas aussi une façon de s'évader de soi-même?

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Le fait qu'il ait grandi dans un foyer toxique, non désiré (sa mère lui a raconté comment elle avait essayé de l'avorter elle-même avec un crochet et du gin p 3) et maltraité (" J'ai grandi sans argent, sans amour et sans perspectives", p 2) a sans doute joué un rôle fondamental dans son déracinement, son manque de confiance en lui, son besoin pathologique de reconnaissance, le développement de ses troubles maniaco-dépressifs et son incapacité à élever les enfants qu'il avait semé sur sa route, les abandonnant les uns après les autres quand ils étaient petits. Ce qui s'est avéré finalement être un moindre mal car lorsqu'il les a retrouvés à l'âge adulte, il leur a transmis sa propre toxicité. Il s'est ainsi posé en rival de Toby lorsqu'il est entré à la Royal Shakespeare Company en 1991 (son fils jouait également pour la RSC). Il jalousait son talent, déclenchant chez ce dernier un conflit de loyauté qui a certainement contribué à aggraver les deux grands problèmes qui se sont posés dans sa vie: l'aspect erratique de sa carrière et l'alcoolisme, tous deux directement hérités de son père.

 

Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).
Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).

Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).

Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.
Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.

Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.

Vers l'âge de 16-17 ans, Robert Stephens a quitté le "foyer" familial pour se consacrer au théâtre qu'il avait découvert à l'école. Celle-ci ayant repéré son talent pour la récitation en vers (faculté dont Toby a également hérité), elle l'envoya exercer son élocution auprès d'un professeur qui jouait dans un théâtre amateur de Bristol, ville dont Robert était originaire. Puis il se mit à jouer et monter de petites pièces dans des clubs de théâtre. A cette occasion, il découvrit sa première drogue dure, le "cocktail létal de théâtre et de sexe." (p 10). D'après Toby (dans un article du Télégraph daté de 2009), sa faible estime de soi conjuguée à son besoin de se fuir dans des personnages plus grands que nature ainsi que l'ivresse d'être adulé de façon quasi instantanée par la profession et le public furent des facteurs déterminants dans sa dépendance au sexe. Coureur de jupons invétéré, Robert Stephens multiplia les liaisons tout en se mariant à quatre reprises (dont pour moitié dans le seul but de reconnaître un enfant). Lui-même décrit ses mariages comme une "extension de ses liaisons" (p 18). Pour mesurer l'ampleur de la pagaille de sa vie privée, il raconte comment, plus ou moins forcé par un "ami" à lui, il alla raconter ses infidélités à Maggie Smith (l'épouse numéro 3) parmi lesquelles se trouvait la propre secrétaire et accessoirement maîtresse de ce même "ami". Quant à l'épouse n°2, Tarn Bassett il la place sur le même plan que son grand ami, Jeremy Brett ("Tomber amoureux de Tarn et de Jeremy" p 17), là aussi une histoire compliquée.

La photo de mariage avec Tarn Bassett et Jeremy Brett comme témoin en 1956.

La photo de mariage avec Tarn Bassett et Jeremy Brett comme témoin en 1956.

Sa tentative de suicide ratée en 1970 qui entraîna le délitement de son mariage avec Maggie Smith, la longue traversée du désert de sa carrière et sa plongée dans l'alcool révéla qu'il souffrait d'une maladie mentale (les troubles maniaco dépressifs ou bipolaires, le film ayant sans doute servi de "détonateur"). Il fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique dont il ne sortait que pour aller se réfugier chez Jeremy Brett, acteur shakespearien comme lui et lui aussi atteint de troubles bipolaires (on pourrait aussi ajouter qu'ils sont morts presque au même âge et la même année). Jérémy Brett était à la fois le modèle et le jumeau de Robert Stephens. Quand celui-ci se compare à lui, il se décrit comme un vilain petit canard physiquement et socialement "J'étais un grand, brun et pas très beau jeune homme, je dirais que j'étais plutôt quelconque en fait. La personne qui pour moi incarnait la beauté masculine lorsque je le rencontrais à Manchester au début des années 50 était Jeremy Brett. Lui était un bel homme de premier plan, un gentleman, contrairement à moi (…) Je n'avais jamais rencontré personne d'aussi charmant, d'aussi élégant, d'aussi Etonien" (p 22). Le dernier mot est une allusion au prestigieux collège d'Eton, fréquenté par l'élite britannique, principalement son aristocratie. Robert Stephens était issu quant à lui de la classe ouvrière (la famille de son père travaillait sur les chaudières des bateaux de commerce du port de Bristol et celle de sa mère était dans le bâtiment). Robert et Jeremy se retrouvèrent à jouer respectivement Iago et Cassio dans "Othello" au début des années 50 où le second oublia de faire son entrée, obligeant le premier à laisser Othello seul sur scène (p 21) . C'est également dans le rôle d'Othello que Toby Stephens fit ses débuts au cinéma (dans "Orlando" de Sally Potter en 1992) et lui aussi "oublia" d'entrer en scène lors d'une représentation de "Britannicus" en 1999 parce qu'il s'était endormi, complètement saoul, laissant sa partenaire, Diana Rigg ( l'actrice de "Chapeau melon et bottes de cuir" et beaucoup plus récemment de "Games of Throne") seule sur scène. Ce fut d'ailleurs le déclencheur de sa prise de conscience que s'il ne faisait pas quelque chose pour régler son problème d'alcoolisme, cela allait le conduire tout droit dans la même déchéance physique et morale que celle de son père.

 

Diana Riggs (la mère, Agrippine) et Toby Stephens (le fils, Néron) dans Britannicus, mise en scène de Jonathan Kent (1999).

Diana Riggs (la mère, Agrippine) et Toby Stephens (le fils, Néron) dans Britannicus, mise en scène de Jonathan Kent (1999).

Robert Stephens a les mots d'un amoureux transi dès qu'il parle de Jérémy Brett et cela aurait pu l'aider à y voir plus clair dans son identité mais au contraire, il met toute son énergie dans son autobiographie à démentir les rumeurs de relation homosexuelle les visant, lui et Brett, ajoutant que l'idée lui faisait "horreur" (p 118, juste après avoir dit à quel point Jérémy était "immensément attirant", c'est juste à mourir de rire si ce n'était pas si pathétique). Il faut dire que Brett était bisexuel et qu'il cachait ses liaisons homosexuelles qui n'ont été révélées qu'assez tardivement** . Evidemment Robert Stephens n'en parle jamais. En revanche il précise que Maggie Smith le détestait, on se demande pourquoi ^^ (p 117). On retrouve ainsi toute la problématique de "La vie privée de Sherlock Holmes" avec un détective fondamentalement impuissant devant les femmes et gay refoulé avec Watson (il y a une séquence tordante dans le film où se dernier se retrouve à danser avec des hommes au fur et à mesure que la rumeur de son orientation sexuelle supposée se répand). Evidemment, Jérémy Brett a également interprété le célèbre détective ("nous sommes deux frères jumeaux, nés sous le signe des gémeaux" ^^^^^) mais dans des séries et téléfilms de 1984 à 1994.

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

La relation entre Robert Stephens et Maggie Smith telle qu'il la décrit est également riche d'enseignements, même si c'est à son corps défendant, Robert n'étant pas plus lucide envers elle qu'en ce qui concerne Jérémy Brett. Il est assez évident que c'est sa vanité et en particulier son besoin dévorant de reconnaissance qui l'a poussé vers elle qui était déjà une star lorsqu'il fit sa connaissance en 1963 lors d'une répétition. Il trompait déjà copieusement sa seconde femme Tarn qui avait fini par l'ennuyer (il a avoué avoir été infidèle au moins 20 fois pour chacun de ses mariages mais à mon avis c'est beaucoup plus ^^). Et ce qui me paraît très amusant, c'est qu'il décrit Maggie Smith comme une sorcière (et une "vipère") l'ayant ensorcelé avec son charme, son talent et son intelligence acérée (p 66). Il insiste beaucoup sur le fait qu'il avait reçu des dizaines d'avertissements visant à tenter de le dissuader de s'engager dans cette relation. L'un des assistants sur le plateau lui avait dit "Fais gaffe, elle boit comme un poisson et elle jure comme un charretier". Et son mentor, Laurence Olivier (alias "Larry") lui avait recommandé d'éviter les "sang-mêlées".*** (p 67) Là encore ça serait comique si ça n'était pas si pathétique. D'abord parce que cela montre si besoin était combien Robert Stephens était aveugle quant au rapport qu'il avait à l'alcool (ce que Toby a ensuite confirmé en disant qu'il ne supportait pas d'être considéré comme un alcoolique et ajoutant "alors qu'il l'était, au même titre que moi, en ce sens qu'il n'avait aucun contrôle sur sa consommation d'alcool" toujours dans l'article du Télégraph en 2009.) Ensuite parce que Laurence Olivier, qu'il idolâtrait, avait en réalité tout fait, le considérant comme un dangereux concurrent, pour l'empêcher d'accéder aux plus grands rôles shakespeariens ce qui avait contribué à saper sa fragile confiance en lui et à le faire boire (rôles auxquels il accéda finalement 30 ans après). De plus la personne qui souffrait de troubles bipolaires (maladie qu'Olivier associait implicitement au métissage) *** était Robert et non Maggie. Enfin parce que cela révélait en creux combien il rejetait sa nature féminine (il reconnaissait cependant qu'il avait un problème d'identité), ayant choisi précisément une femme extrêmement virile qu'il jalousait et redoutait autant qu'il l'admirait. Il y a un passage extrêmement délectable dans son autobiographie où il raconte qu'alors que lui-même n'avait jamais appris à conduire, Maggie Smith était une experte en la matière. Alors que leur couple se déchirait, elle avait en croisant une femme qu'elle savait être l'une de ses maîtresses menacé de l'écraser avec sa voiture, plaisantant seulement à moitié (p 118). Ce n'était pas vraiment le genre victime qui s'effondre en pleurs ^^.

"Le couple qui tue" en 1970. Maggie Smith et Robert Stephens ont joué ensemble de multiples fois au théâtre (j'ai choisi "Beaucoup de bruit pour rien" parce que j'adore cette pièce et que Robert Stephens a joué plus tard dans le premier film de Kenneth Branagh "Henry V")...

"Le couple qui tue" en 1970. Maggie Smith et Robert Stephens ont joué ensemble de multiples fois au théâtre (j'ai choisi "Beaucoup de bruit pour rien" parce que j'adore cette pièce et que Robert Stephens a joué plus tard dans le premier film de Kenneth Branagh "Henry V")...

...Et aussi au cinéma, notamment dans "Les belles années de miss Brodie" de Ronald Neame (1969)

...Et aussi au cinéma, notamment dans "Les belles années de miss Brodie" de Ronald Neame (1969)

Le travail qui n'avait pas été fait par le père est par conséquent retombé sur les épaules de la génération suivante et plus précisément, sur celles de Toby. Christopher et Toby ayant été élevés par leur beau-père, Beverly Cross, premier amour et second mari de Maggie Smith (elle l'avait épousé quelques mois après son divorce d'avec Robert Stephens en 1975), c'est lui qu'ils considéraient comme leur père, appelant leur géniteur (qu'ils n'ont que très peu revu avant la fin de leur adolescence) par son prénom, Robert. Tous deux sont devenus acteurs comme leurs parents mais ont pris des directions opposées. Christopher, l'aîné (né en 1967) a en effet choisi un nom de scène différent de celui de son père (Chris Larkin). Alors que le cadet, Toby (né deux ans plus tard, en 1969) a fait l'inverse, non seulement en conservant le nom de son père mais aussi son surnom, très proche de son prénom (quand il était petit, Robert était surnommé "Tubby" Stephens parce qu'il était rondouillard, p 2). Des deux frères, Toby était celui qui demandait ouvertement où était passé son père et s'il était mort (p 123). Il lui a fallu faire un travail sur lui-même pour admettre qu'il n'était pas la même personne que son père (même s'il n'a jamais eu ses angoisses identitaires, sachant beaucoup mieux gérer que lui sa nature hybride masculine/féminine), même s'il avait hérité d'un certain nombre de ses dispositions (bonnes et mauvaises). Il lui a fallu gérer le fait de vivre dans l'ombre de ses célèbres parents (il a d'ailleurs tiré les leçons de leur union orageuse et médiatisée en vivant une vie personnelle discrète et sans histoires) et d'être sans cesse comparé à eux, d'avoir une carrière imprévisible, inégale, marquée par beaucoup de désillusions, génératrice d'angoisses qui furent à l'origine de ses problèmes d'alcool. Après son "absence" dans "Britannicus" et d'autres histoires du même genre où il oubliait de plus en plus ses répliques voire le scénario, n'arrivait pas à se réveiller, avait le teint brouillé et le visage bouffi, il prit au début des années 2000, plus de dix ans après avoir commencé à boire la seule décision qui pouvait lui permettre de reprendre le contrôle de sa vie: ne plus avaler une seule goutte d'alcool et s'y tenir, même si le cerveau lui n'oublie jamais*.

*Ayant décidé en avril 2005 d'arrêter de fumer (je n'ai jamais beaucoup fumé mais mon cerveau réclamait sa dose quotidienne de manière obsessionnelle et je détestais cette sensation de dépendance) et n'ayant jamais touché depuis à une seule cigarette, je peux néanmoins dire qu'à intervalles réguliers, je rêve que je reprends et la dernière fois est toute récente et est évidemment liée au fait de m'être plongée dans l'histoire des Stephens. On ne se débarrasse jamais de ses addictions, on apprend juste à vivre avec.

** L'homosexualité n'a été dépénalisée en Angleterre qu'en 1967. Beaucoup d'entre eux avaient donc une double vie et une double identité. Un autre ami proche de Robert Stephens, le dramaturge John Osborne, marié cinq fois, grand buveur et diabétique comme lui affichait une misogynie et une homophobie virulente en public. Après sa mort en 1994, un de ses collaborateurs a révélé, lettres à l'appui la longue relation qu'il avait eu avec lui ce qui a plongé son entourage dans l'incrédulité et la stupéfaction (y compris Robert Stephens évidemment puisque cela ébranlait l'édifice de son propre déni.)

*** Laurence Olivier avait alors quitté Vivien Leigh avec laquelle il avait vécu un enfer (elle souffrait elle aussi de troubles bipolaires avec les mêmes addictions que Robert Stephens). Il avait dû associer sa maladie au fait qu'elle était métissée (elle avait du sang indien dans les veines) alors qu'aujourd'hui encore le débat sur les origines de cette maladie n'est pas tranché, le plus probable étant un mélange d'inné (vulnérabilité polygénétique) et d'acquis (l'absorption d'alcool durant la grossesse et la maltraitance infantile sont deux facteurs déterminants et Robert Stephens cochait les deux cases). Maggie Smith est quant à elle mi-anglaise, mi-écossaise.

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