Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #urasawa (naoki) tag

Pluto: dans la continuité des Robots et de Blade Runner

Publié le par Rosalie210

Les Robots, Blade Runner et Pluto reposent tous les trois sur un contexte bien réel : les guerres mondialisées les plus récentes. D’où l’intérêt d’un comparatif entre ces trois oeuvres qui mettent à l’honneur les robots.

Pluto: dans la continuité des Robots et de Blade Runner

Les Robots, recueil de nouvelles d’Isaac Asimov écrites entre 1941 et 1958, et Blade Runner, roman de Philip K. Dick sorti en 1968* ont été pour l’essentiel écrits pendant la Guerre Froide. Néanmoins, leur vision diffère. Blade Runner, qui se situe à San Francisco dans un futur indéterminé, offre l’hypothèse la plus pessimiste qui soit de l’issue de ce conflit renommé de façon éloquente la « Guerre mondiale Terminus ». L’apocalypse nucléaire a ravagé la Terre et entraîné l’extinction de la plupart des espèces vivantes, remplacées par des copies électriques. La poussière radioactive qui se dépose jour après jour continue à détruire à petit feu les hommes qui ont survécu et n’ont pas pu émigrer sur d’autres planètes.

À partir de la même réalité, Asimov aboutit à une vision de l’avenir beaucoup plus optimiste. Si, comme Philip K. Dick, il imagine la colonisation de l’espace par les hommes aidés des robots, il voit également dans l’avènement de ces machines l’émergence d’une économie mondiale unifiée qui rend tout conflit désormais impossible. De même, les nations disparaissent au profit de quatre régions planétaires dirigées chacune par un robot. La plus puissante est la région Nord, une version futuriste de la « Grande Alliance » puisqu’elle réunit les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni ainsi que ses anciens dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande).

Pluto, manga réalisé dans les années 2000 par Naoki Urasawa, se situe clairement dans un contexte post-11 septembre et ce même s’il réinterprète une œuvre bien plus ancienne réalisée dans un contexte de guerre froide, celle de Osamu Tezuka. Le trente-neuvième conflit d’Asie Centrale est un avatar de la seconde guerre du Golfe qui a opposé les États-Unis (de Thracia dans Pluto) au royaume de Perse, allusion transparente à l’Irak, d’autant que la ressemblance physique de Darius XIV avec Saddam Hussein est frappante. Les références au contexte d’éclatement du conflit sont tout aussi transparentes avec la commission Bora chargée de découvrir des robots de destruction massive en Perse.

Il n’est donc guère étonnant que les robots trouvent une place dans ces univers où « l’humanité de chacun est mise à mal »**. Mais quelle place?

PLUTO © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

PLUTO © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

« Robot », un mot d’origine tchèque

Dans la préface des Robots, Asimov rappelle que cette vision trouve sa source dans le roman de Mary Shelley, Frankenstein, publié au XIXème siècle. Un jeune scientifique réussit à insuffler la vie à une créature qu’il a créée de toute pièce mais celle-ci, réalisant qu’elle ne trouve pas sa place dans la société humaine, se retourne contre son créateur et le tue, ainsi que toute sa famille.

Un siècle et deux révolutions industrielles plus tard, Frankenstein revient sous la forme d’une pièce de théâtre tchèque écrite en 1921, R.U.R (Rossum Universal Robots). Son auteur, Karel Čapek, est l’inventeur du mot « robot », dérivé du mot tchèque « robota » qui signifie « travailleur ». Car leur fonction d’origine est inscrite dans leur étymologie : les robots sont conçus pour travailler. Là aussi, les choses tournent mal : détournés comme armes de guerre (déjà!) les robots se révoltent, détruisent l’humanité et s’emparent du monde.

Rachael © Paul X Johnson

Rachael © Paul X Johnson

Le robot destructeur

Cette trame est peu ou prou celle de Blade Runner, qui offre une vision mortifère des robots et des machines en général. Les androïdes de Blade Runner sont certes suprêmement intelligents et dotés de capacités remarquables mais ils sont totalement dénués d’empathie. La scène où une androïde coupe froidement les pattes d’une araignée vivante glace le sang et interdit toute identification du lecteur avec eux. Ils sont les ennemis de la vie, contre laquelle ils mènent une guerre ouverte.

Leur arme la plus redoutable est leur ressemblance avec les êtres humains ou avec les animaux, source de confusion. L’auteur s’en donne d’ailleurs à cœur joie et multiplie les faux-semblants.***

Les Blade Runners sont chargés de remettre de l’ordre afin de protéger « l’espèce » ****. Ces policiers sont spécialisés dans la traque et la destruction des robots humanoïdes entrés illégalement sur Terre.

Ces robots ont en effet été conçus pour servir d’arme pendant la guerre mondiale Terminus avant d’être reconvertis en machines-outils dans les colonies de l’espace, où ils sont cantonnés. Mais huit d’entre eux se sont révoltés, ont assassiné leurs patrons humains avant de s’enfuir sur Terre où ils sont « réformés » en quelques heures par deux Blade Runners, non sans difficulté *****.

Pluto nous offre un scénario très semblable à partir de postulats pourtant aux antipodes de Blade Runner. Dans le manga d’Urasawa et de Nagasaki, les androïdes vivent en effet sur Terre au milieu des hommes, sont libres, ont des droits et sont humanisés à l’extrême ******. Ils peuvent par exemple occuper des fonctions élevées dans la société, se marier ou encore adopter des enfants *******. Ils ont un cœur, une âme et même un inconscient.

Certains, comme Uran, ont une empathie si développée qu’ils peuvent ressentir la détresse des êtres vivants à des kilomètres à la ronde. Ils occupent une place très semblable à celle d’une minorité opprimée ayant obtenu l’égalité des droits. Mais celle-ci est loin d’être toujours respectée, comme le démontrent les manipulations qu’Europol a effectué sur la mémoire de Gesicht, son inspecteur-robot.

De plus, elle est contestée : l’organisation anti-robots « KR » clonée sur le Ku Klux Klan revendique l’abolition de la loi internationale sur les droits des robots. Enfin, cette protection ne semble pas s’appliquer en temps de guerre (comme pour les hommes d’ailleurs). Les robots sont soit les victimes, soit les bourreaux des conflits et bien peu parviennent à y échapper.

PLUTO © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

PLUTO © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

L’humanisation extrême des robots, combinée aux injustices dont ils sont victimes, forme un cocktail explosif manipulé dans l’ombre par des apprentis-sorciers avides de pouvoir, comme le résume Epsilon : « Il ne faut pas que les robots ressemblent davantage aux hommes sinon les conséquences seront terribles. Mais il est peut-être déjà trop tard ». Ces conséquences terribles sont bien évidemment celles qui hantent Frankenstein : la perte de contrôle sur la créature qui se retourne contre ses créateurs et devient meurtrière. C’est exactement le cheminement de Gesicht. Il a découvert l’amour au contact de sa femme et de l’enfant qu’il a adopté puis la haine lorsque celui-ci lui a été enlevé et qu’il l’a retrouvé détruit. Cette haine l’a conduit à tuer le meurtrier de son fils.

Trois robots aux destins semblables

Cet acte transgresse l’article 13 de la législation des robots, inspiré de la première loi d’Asimov qui spécifie qu’un robot ne peut ni tuer, ni blesser un humain. Pour étouffer l’affaire et récupérer son robot d’élite, Europol lui efface la mémoire. L’inconscient de Gesicht provoque des réminiscences, qui lui permettent de retrouver progressivement ses souvenirs et donc de se révolter contre ses supérieurs. C’est une nouvelle transgression, inspirée de la deuxième loi d’Asimov, selon laquelle les robots doivent obéir aux humains. Trois autres robots connaissent le même parcours.

D’abord Brau 1589, à l’histoire inconnue mais dont la lance fichée en pleine poitrine est particulièrement éloquente. Vient ensuite Sahad, conçu à l’origine pour couvrir de fleurs le désert de Perse, que la guerre transforme en Pluto, robot de destruction massive assoiffé de vengeance. Enfin, celui qui se fait passer pour son père, Goji Abullah dont la personnalité est fondée sur la haine du véritable Abullah, mort à la guerre avec toute sa famille. Tous deux sont manipulés par les dirigeants des puissances qui se sont affrontées durant le trente-neuvième conflit d’Asie centrale : Darius XIV et le président Alexander. In fine, ce sont les robots qui prennent le pouvoir : Goji Abullah devient une bombe capable de détruire la majeure partie de la vie sur Terre tandis que l’ordinateur central de Thracia souhaite réduire les survivants en esclavage, y compris le président Alexander. Bref, un parfait cauchemar à la Frankenstein!

Derrière cette dialectique du maître et de l’esclave et ses innombrables avatars se cache une peur profondément humaine, celle de la science dangereuse alimentée par les guerres industrielles du XXème siècle, dont toutes les œuvres post-R.U.R sont hantées. Une science également sacrilège puisqu’elle empiète sur les prérogatives de Dieu, en faisant planer la menace d’un châtiment.

Une autre vision du robot est possible : une vision défendue chez Asimov et reprise dans Pluto, Urasawa aimant particulièrement l’ambivalence.

Les lois fondamentales d’Asimov

Dans la préface de son livre, Asimov rejette toutes les peurs suscitées par les androïdes et impose la sienne, logique, rationnelle : les robots sont perfectionnés mais ne sont que des machines. Pour éviter qu’elles ne constituent une menace pour l’homme, il suffit donc d’implanter des dispositifs de sécurité dans leur cerveau au moment de leur construction. C’est le fondement des trois lois de la robotique. La première interdit de porter atteinte à un être humain ou de rester passif face à un humain en danger. La deuxième impose l’obéissance aux ordres des humains sauf si ces ordres contredisent la première loi. Enfin, selon la troisième loi, les robots doivent protéger leur existence sauf si cette protection est en contradiction avec la première ou la deuxième loi.

En conséquence, chez Asimov, les robots sont les meilleurs amis de l’homme : « Il fut un temps où l’humanité affrontait l’univers seule, sans amis. Maintenant l’homme dispose de créatures pour l’aider ; des créatures plus robustes que lui-même, plus fidèles, plus utiles et qui lui sont absolument dévouées […] Leur souche est plus nette et meilleure que la nôtre […] Leur caractère essentiel est la droiture ». Si les intentions des robots vis-à-vis des hommes sont profondément bienveillantes, leurs actes se font toutefois de plus en plus à leur insu, car les robots sont mal acceptés. Dans un premier temps, ils sont plus ou moins tolérés parce qu’ils sont rudimentaires et occupent des tâches subalternes mais lorsqu’ils deviennent plus perfectionnés, ils sont interdits sur Terre sauf à des fins de recherche scientifique. Comme dans Blade Runner, c’est par la ruse, c’est à dire par leur ressemblance avec les humains qu’ils parviennent à revenir.

À l’instar de R.U.R, ils prennent le pouvoir mais cette fois pour le plus grand bien de l’humanité, selon la conformité avec la première loi : « Le passage des nations aux régions qui a stabilisé notre économie et réalisé ce que l’on pourrait considérer comme l’Âge d’or, si l’on compare ce siècle au précédent, a été l’oeuvre de nos robots », « L’économie terrestre est fondée sur les décisions de machines à calculer qui se préoccupent essentiellement du bien de l’humanité grâce à la puissance irrésistible de la première loi de la robotique », « Les populations de la Terre savent que n’interviendront jamais le chômage, la surproduction, ou la raréfaction des produits. Le gaspillage et la famine ne sont plus que des mots dans les manuels d’histoire », « Ce fut la fin de la guerre, non seulement du dernier cycle de guerres, mais du suivant et de toutes les guerres », « Il ne peut survenir aucun conflit sérieux sur la Terre […] tant que la machine dirige ».

L’identité, une question cruciale

L’identité est un thème cher à Urasawa, que l’on retrouve dans toutes ses œuvres majeures. Dans Pluto, lorsque qu’une intelligence artificielle (I.A) parfaite est créée, le robot qui l’abrite hésite sur ce qu’il veut devenir car il peut incarner n’importe quelle personnalité humaine. Il est plongé dans une sorte de coma. Seule l’injection d’émotions extrêmes a priori négatives (haine, tristesse, colère) peut le réveiller, au risque d’en faire un monstre.

Cette situation apparaît deux fois dans Pluto. Tout d’abord avec Goji Abullah, I.A parfaite dont le réveil s’effectue à l’aide d’une copie des derniers souvenirs du professeur Abullah, l’un de ses créateurs, mort à la guerre. Or, ces souvenirs ne sont que haine pure envers le monde. Goji Abullah épouse cette identité au point de devenir un robot de destruction massive prêt à annihiler la Terre.

Le deuxième robot concerné par cette situation est Astro, l’un des sept robots les plus forts du monde. Il n’a pas de trouble identitaire au départ car son père, le professeur Tenma, l’a créé sur le modèle de son jeune fils décédé, Tobio. Contrairement à celui-ci, Astro est un enfant modèle qui range sa chambre, qui aime étudier, qui obéit et cherche à faire plaisir, autant de raisons pour lesquelles Tenma le considère comme une œuvre ratée. Astro finit par être tué par Pluto, tout comme les six autres robots surpuissants mêlés de près ou de loin au trente-neuvième conflit d’Asie Centrale. Toutefois, Astro n’est pas physiquement détruit et sa mort s’avère être en réalité un coma profond, semblable à celui de Goji Abullah.

C’est pourquoi Tenma se résout à le réveiller en lui injectant la puce-mémoire de Gesicht, qui contient les dernières émotions ressenties par l’inspecteur avant d’être assassiné. Tenma, qui est l’un des créateurs de Goji Abullah et l’artisan de son réveil, a conscience du risque que représente cette opération.

Robita, le fils adoptif de Gesicht LUTO © 2009 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

Robita, le fils adoptif de Gesicht LUTO © 2009 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

Au cours de son existence, Gesicht a éprouvé beaucoup de haine, à l’instar du professeur Abullah. Au moment de sa mort, l’inspecteur a cependant rejeté cette haine, car il avait compris qu’elle était un « un sentiment stérile dont rien ne peut naître ». Son tueur est un enfant-robot délesté de son intelligence artificielle et commandé à distance par Goji. En cet enfant, Gesicht reconnaît son fils qui a connu un sort très proche.

Ses dernières pensées sont pour sa femme, qu’il aime profondément et qu’il ne veut pas laisser seule. Sa mémoire est comme un don fait à Astro, qu’il considère également comme un fils. Non seulement cette mémoire lui permet de ressusciter mais elle fait de lui une I.A parfaite, tournée vers le bien, sur le modèle des dernières émotions ressenties par Gesicht. Elle lui permet d’entrer en contact avec Sahad, le robot de régénération de l’environnement planétaire caché derrière Pluto, le robot de destruction massive. Sahad n’a en réalité jamais totalement disparu malgré sa transformation.

Lorsque Goji s’apprête à frapper l’enfant enlevé à Epsilon, Pluto/Sahad s’interpose. Il porte en lui de l’amour et de la haine, comme Gesicht. Et comme l’inspecteur, il parvient à la même conclusion finale : « La haine ne donne rien […] Créer des champs de fleurs, voilà quel était mon travail ». Ensemble, Astro et Sahad parviennent à arrêter Goji Abullah avant qu’il ne fasse exploser la Terre. Quant à Brau 1589, il se ranime sous l’influence de la chaleur du cœur d’Astro et part détruire le maléfique ordinateur central des Etats-Unis de Thracia à l’aide de la lance qu’il arrache (enfin!) de sa poitrine.

Le questionnement sur la machine n’est finalement que le reflet des peurs et des fantasmes de l’homme sur lui-même, sa nature, sa place dans l’univers, son avenir, etc. C’est pourquoi il n’y a pas de réponse univoque :  le robot est ce que les hommes en font. Il peut aussi bien sauver que détruire le monde.

Sahad veut recouvrir de fleurs la Perse mais Pluto règne sur un désert stérile. Tenma est le créateur d’un robot de destruction massive et d’un robot sauveur du monde. Rachel précipite la chèvre vivante de Rick dans le vide tandis qu’Astro repose délicatement l’escargot égaré sur sa feuille.

PLUTO © 2009 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

PLUTO © 2009 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan

* Aussi connu sous son titre original Do androids dream of electric sheep, « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? ».

** Takashi Nagasaki, postface de Pluto, Tome 8.

*** Le chat Horace et la chouette Scrappy en sont des exemples frappants : le premier est présenté comme faux alors qu’il est vrai, tandis que la seconde est prétendue vraie alors qu’elle est fausse. Il en va de même pour Rachel, qui pense être humaine, et pour Phil Resch, qui se demande s’il n’est pas un androïde. Un test permet finalement de révéler leur vraie nature.

**** « Vous vous rendez compte de ce que cela entraînerait si on incluait les androïdes dans notre échelle d’identification empathique comme nous le faisons pour les animaux ? Nous ne pourrions plus nous protéger ».

***** En tant qu’humains, les blade runners ne peuvent en effet s’empêcher de se demander si les androïdes ont une âme ou s’ils rêvent. Ils sont également attirés par des androïdes de grande beauté ou doués pour le chant.

****** Il en va de même pour les animaux : les chiens-robots suscitent autant d’amour et de compassion que les vrais chiens, à l’opposé de la haine que Rick Deckard ressent pour son mouton électrique.

******* À condition toutefois qu’il s’agisse de robots. Néanmoins, les orphelins de guerre humains recueillis par Epsilon sont comme « adoptés » par lui, ce qui constitue une transgression très mal vue par le reste de la société humaine.

Voir les commentaires

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Publié le par Rosalie210

Les parcours de Travis, héros du film "Paris, Texas" de Wim Wenders, et de Kenji Endo, personnage principal du manga de Naoki Urasawa "20th Century Boys" se ressemblent à plus d'un titre. Retour sur deux destins parallèles.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Le réalisateur Wim Wenders et le mangaka Naoki Urasawa n’ont pas que la ville de Düsseldorf*, l’histoire tourmentée de l’Allemagne ou la passion du rock en commun.

Ils partagent la même fascination pour un certain type de personnage, celui du mythique cow-boy solitaire à la recherche de lui-même.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders
Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

« C’est l’histoire de quelqu’un qui est né dans un paysage beaucoup trop petit pour lui. »

Cette citation de Wim Wenders à propos de lui-même et des héros de tous ses films colle parfaitement à Kenji lorsqu’il est jeune. Des années 1960 aux années 1980, il rêve en effet de gloire et de grandeur mais ses aspirations se fracassent contre la réalité d’un environnement étriqué, codifié, contraignant et conformiste dans lequel il n’a aucune chance de se réaliser en tant qu’individu. Ce décalage entre les rêves de Kenji et la réalité familiale, sociale et culturelle dans laquelle il vit explique tous ses échecs initiaux :

Lorsqu’il fait part à sa mère de son désir de posséder une guitare, il se voit rétorquer que son avenir consiste à reprendre la boutique d’alcool de son père.

La prestation télévisée de son groupe Mad Mouse est coupée en plein direct.

Le groupe se sépare peu après.

Personne n’écoute Kenji lorsqu’il chante dans la rue.

Son ancien professeur lui dit qu’il n’est pas fait pour monter sur une scène.

Privé de la moindre estime pour lui-même, Kenji remise sa guitare au fond du placard et renonce à devenir quelqu’un pour se fondre dans une petite vie obscure et anonyme de gérant d’épicerie.

La culpabilité qu’il ressent devant sa sœur qui a un temps sacrifié ses études pour reprendre la boutique et ainsi lui permettre de tenter sa chance dans la musique achève de le faire rentrer dans le rang.

En ce sens, Kenji est bien mort une première fois à vingt-sept ans. Comme de nombreuses stars du rock**. À ceci près que la cause de son « décès » n’est pas la drogue mais le miroir tendu par la société. Désormais, une image colle à la peau de Kenji, celle du « loser » qui a « raté tout ce qu’il a entrepris ».

Il n’est guère étonnant qu’une société aussi aliénante ait pu donner naissance à un monstre tel qu’Ami. Très critique, Urasawa et Nagasaki nous suggèrent que le Japon n’a fait aucun travail de mémoire depuis les années 1930 et 1940, dates de son alliance avec l’Allemagne nazie, de sa participation à la guerre et de son aventure impérialiste dans le Pacifique. Or, « qui ne se souvient pas de son passé est condamné à le revivre » : les soldats de l’ONU qui occupent le Japon après la chute d’Ami ressemblent comme deux gouttes d’eau aux G.I américains de 1945…

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Une identité trouble

En apparence, le Kenji des années 1990 a « tout oublié » et s’accommode bien de sa nouvelle vie de gérant d’épicerie. Il semble stable et satisfait, comme il le dit lui-même : « J’aimais bien cette vie ». Néanmoins, certains éléments démontrent qu’il s’agit d’une fuite et non d’un vrai choix, comme le fait qu’il préfère éviter par principe de chanter dans les karaokés. Kenji prétend également ne plus savoir ce qu’il a fait de sa guitare. Et il tente plus d’une fois de convaincre Yukiji de se marier, comme si cela pouvait le soulager qu’elle s’éloigne de lui.

Yukiji l’a en effet bien connu enfant et adolescent. Elle en garde l’image du « chevalier blanc » qui s’est porté à son secours alors qu’il n’avait aucune chance de l’emporter contre ses adversaires. Ce courage et cette détermination semblent l’avoir déserté et elle ne lui cache pas qu’elle est déçue par ce qu’il est devenu.

Ce renoncement à être soi-même pour se conformer aux attentes des autres a pour conséquence de faire croître le monstre tapi dans l’ombre. Ainsi, à une case montrant en gros plan les doigts de Kenji devenus raides par l’abandon de la pratique de la guitare répond une case identique montrant les doigts d’Ami en train de prononcer l’un de ses discours au Bûdokan. On s’imagine alors brièvement que Kenji et Ami sont la même personne.

Une impression renforcée lorsqu’Ami révèle qu’il est le père de Kanna, la nièce de Kenji, qu’il élève comme sa fille. Ami se servira d’ailleurs quelques années plus tard de cette proximité forcée pour inverser les rôles et introduire la confusion dans les esprits, y compris dans celui de Kenji.

20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

Dans le film de Wim Wenders, Travis est également un personnage à l’identité problématique. Il ne sait pas bien d’où il vient. Il aurait été conçu à Paris, un trou perdu du Texas mais son père s’amuse à faire croire qu’il s’agit du Paris français. Cette incertitude sur ses origines empêche Travis (dont le nom signifie « travel », voyager) de se sédentariser et d’offrir un vrai foyer à sa famille, qui vit dans une caravane.

Travis est si instable qu’il détruit progressivement son couple. Il imagine que sa femme le trompe dès qu’il a le dos tourné. Il se met à boire et à s’absenter de longues heures afin de la rendre jalouse. Mais elle ne réagit pas comme il l’espère : en conséquence, il multiplie les scènes de cris et de destruction… Dans le même temps, il ne supporte pas de rester longtemps loin d’elle, ce qui l’amène à changer sans arrêt de travail. Enfin, à cette instabilité affective vient s’ajouter une instabilité financière.

Lorsque Travis finit par s’apaiser, après avoir appris que sa femme attendait son enfant, il est trop tard : elle se sent prisonnière et ne pense plus qu’à le fuir à son tour. Leur relation se dégrade tellement qu’il finit par la séquestrer et par la traiter comme un animal en lui fixant une clochette à la cheville. Une mesure dérisoire puisque son épouse parvient malgré tout à s’enfuir définitivement avec leur enfant, en laissant Travis à l’intérieur de la caravane en flammes.

Le terrain acheté à Paris, Texas par Travis pour y faire construire une maison (qui reste à l'état de projet).

Le terrain acheté à Paris, Texas par Travis pour y faire construire une maison (qui reste à l'état de projet).

Errance commune dans le désert

La disparition de sa famille et l’incendie de la caravane entraînent la désagrégation complète de l’identité déjà fragile de Travis. Désorienté, en état de choc, il s’enfuit le plus loin possible du lieu du drame et retourne progressivement à l’état sauvage. « Il s’est étonné de ne plus rien ressentir. Il voulait juste dormir. Et pour la première fois, il a souhaité être très loin. Perdu dans un vaste et profond pays où personne ne le connaîtrait. Un endroit sans langage et sans rues. Il a rêvé de cet endroit sans en savoir le nom. […] Il a couru jusqu’au lever du soleil, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus courir, et quand le soleil s’est couché, il a de nouveau couru. Pendant cinq jours il a couru jusqu’à ce que toute trace de l’homme ait disparu. »

L’assassinat d’un ami d’enfance de Kenji puis l’incendie de son épicerie par les adeptes d’Ami en 1997 n’a pas un effet aussi radical mais suffit à ébranler de nouveau son identité. Sa vie bascule dans la marginalité. Il est obligé de se cacher dans une station de métro désaffectée pour « faits de terrorisme ». Il multiplie les tentatives avortées pour s’opposer à Ami en hésitant entre la violence et la non-violence, preuve qu’il se cherche de nouveau. Il regrette de plus en plus d’avoir laissé tomber la musique et comprend qu’il n’aurait jamais dû arrêter ce qui constitue son « corps et son sang ». Cependant, il n’est pas encore intérieurement dévasté par ce qui lui arrive. Il réussit en effet à se recréer une cellule intime en emportant sa famille avec lui, en obtenant l’aide des sans-abri et en reprenant contact avec ses amis d’enfance.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

C’est un autre incendie qui va balayer les derniers repères de Kenji et le plonger dans les « ténèbres insondables » : celui de Shinjuku, à l’aube du premier jour du XXIème siècle.

Lorsque le masque d’Ami tombe, Kenji découvre enfin l’ampleur du mal qu’il a involontairement contribué à faire croître et triompher. Ami s’est servi de lui pour monter une vaste mise en scène destinée à lui faire porter le chapeau de ses actes terroristes à Kenji tandis que le gourou endossera le rôle du sauveur.

L’échange d’identité est d’autant plus facile que c’est Kenji qui a provoqué l’incendie en plaçant de la dynamite dans le robot. Ce comportement terroriste est exactement celui qu’Ami affectionne. Un paradoxe d’autant plus ironique que Kenji est fondamentalement un non-violent (« Je ne sais pas frapper les gens »)… Mais il a une fois de plus aliéné sa personnalité pour faire ce qu’on attendait de lui.

La déflagration qui s’ensuit est une déflagration interne : c’est la personnalité de Kenji qui se disloque, qui est dynamitée de l’intérieur. Il « pète littéralement les plombs » et s’enfuit, traumatisé, privé d’identité, en proie à la confusion mentale la plus totale : « À minuit, le premier jour du XXIème siècle, au milieu de l’incendie de Shinjuku, j’ai sauvé ma peau mais j’ai perdu la mémoire et oublié que j’étais Kenji Endô. J’ai erré dans tout le pays, je suis même passé à Tokyo mais j’avais de sales souvenirs qui revenaient alors je suis reparti. J’avais la trouille et je fuyais. J’allais toujours plus loin, toujours plus loin de Kenji. »

Dans un cas comme dans l’autre, la vie des personnages est mise entre parenthèses. Ils sont comme morts, à eux-mêmes, aux autres et au monde. Il s’agit en réalité d’une fuite dans l’amnésie et l’anonymat voire d’une tentative de dissolution de l’être dans les grands espaces, expérience mystique s’il en est.

20th CENTURY BOYS © 2004 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2004 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

« On peut toujours devenir ce que l’on veut être, il n’est pas trop tard. »

Le retour est d’abord un retour à la vie. Il passe par la recherche d’une ressource vitale hors du désert : de l’eau. Dans deux scènes très similaires, on voit Travis et Kenji, hagards et dépenaillés s’arrêter devant une habitation avant de s’écrouler au sol, accablés par la soif.

Les personnes qui les recueillent réagissent différemment. Konchi ne cherche pas à percer le mystère de l’identité de son visiteur, qu’il laisse repartir « comme il était venu ». Le docteur trouve sur Travis un numéro de téléphone qui le mène directement à son frère. C’est grâce à lui que le héros de Wenders retourne à la civilisation en se recomposant une identité (« Je cherche le père, un père ça ressemble à quoi ? ») et en recherchant son ex-femme.

20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

En découvrant, au contact de son frère, que la rage qui l’a poussé à détruire son couple ne l’a jamais quitté, Travis décide de s’effacer pour réunir son ex-femme et son fils, qu’il avait contribué à séparer. Il lègue son histoire à ce dernier afin qu’il ne soit pas victime de la même souffrance que lui. Il poursuit alors son chemin, résolu à percer le mystère de son existence : 

Je me rappelle à peine de ce qui est arrivé. C’est comme un blanc mais cela m’a laissé si seul que je n’en suis pas remis. En cet instant j’ai peur, peur de m’en aller à nouveau. Peur de ce que je pourrais découvrir. Mais j’ai encore plus peur de ne pas affronter cette peur.

Il n’y a pas de retour à la civilisation pour Kenji. Et pour cause : il n’y a plus de civilisation. Celle dans laquelle Kenji a grandi et a vécu a été détruite par Ami en 2015. Le monde est devenu à la fois totalitaire et post-apocalyptique. Le chaos et la terreur règnent partout. Mais ce monde cauchemardesque est aussi un monde de possibles et de promesses que plus aucun cadre ne vient entraver.

C’est dans ce nouvel environnement semblable à celui d’un western que « ressuscite » Kenji, résolu à prendre « un nouveau départ » et à « en finir avec tout ça » dix-huit ans après sa disparition. Une réapparition saisissante qui convoque toute une série d’archétypes : celui du chevalier, celui du cow-boy et celui du hippie au confluent de Don Quichotte et d’Easy Rider. En guise de monture : une Harley. Sans oublier une guitare pour revolver et une chanson pour munitions.

Le charisme et la puissance dégagés par Kenji lui permettent d’entraîner – involontairement – une foule derrière lui, tel un nouveau Messie***. Le lecteur ne peut s’y tromper : cette fois, Kenji s’est trouvé et c’est bien pour ça qu’il va pouvoir sauver le monde de la folie d’Ami.

Cette nouvelle identité correspond en effet à ce qu’il voulait être au plus profond de lui depuis toujours : un justicier et un musicien reconnu, apprécié et écouté dans le monde entier. Ce qui le met hors de portée de toute nouvelle tentative de manipulation ou de « captation » d’identité.

Néanmoins, Kenji ne supporte pas qu’on le considère comme un héros car il est conscient d’avoir passé la plus grande partie de sa vie à fuir. Son objectif est désormais de se réconcilier avec lui-même. Ce qui implique de se réapproprier son nom, de compléter les parties manquantes de son histoire et enfin d’en finir avec la confusion entretenue par Ami entre leurs deux personnalités, entre le bien et le mal. En assumant ses responsabilités et en rachetant ses erreurs passées, Kenji sauve le monde, ceux qu’il aime et lui-même.

Certes, il ne le fait pas tout seul : chacun de ses amis apporte une aide déterminante ****. Mais c’est bien Kenji qui détient la clé du problème et donc la solution. L’humanité qui bégayait se remet à avancer et un avenir se dessine, aussi bien pour Kenji que pour ses proches. Ainsi, l’une des dernières scènes du manga montre Kanna et Chôno, les héritiers de Kenji, en train de creuser un puits dans le désert africain. Tout un symbole.

« On peut toujours devenir ce que l’on veut être ». L’identité, le « je » se forge à partir des choix de l’individu. Elle relève de la responsabilité de chacun. Y renoncer, se fondre dans la communauté, c’est faire le lit d’une violence ultérieure, contre soi-même ou contre les autres. Mais être soi-même demande un immense courage et une énorme persévérance. Et quand l’environnement ou l’histoire familiale étouffe toute velléité d’affirmation personnelle, il est toujours possible de changer d’horizon. Aucun mur n’a jamais réussi à définitivement abattre cette liberté humaine.

20th CENTURY BOYS © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

* La ville de naissance de Wenders est présente dans la plupart des mangas d’Urasawa : Mon-Chan y habite dans 20th Century Boys et le docteur Tenma y officie dans Monster.

** Le « club des vingt-sept » comprend Jimi Hendrix, Janis Joplin et Robert Johnson, qui sont tous trois cités dans le manga.

*** Il est difficile de ne pas penser, en voyant Kenji chanter devant des fusils braqués sur lui, à la célèbre photographie de Marc Riboud, datée des années 1960, où une jeune fille s’avance, seule, une fleur dans les mains, face aux baïonnettes de la garde nationale du Pentagone.

**** Notamment un personnage absolument fascinant, Yoshitsune, qui, comme Kenji, s’avère capable d’affronter seul et sans arme une forêt de fusils braqués contre lui, illustrant la maxime selon laquelle « ceux qui sont le plus aptes à exercer le pouvoir sont ceux qui ne l’ont jamais recherché ».

Voir les commentaires