Pluto: dans la continuité des Robots et de Blade Runner
Les Robots, Blade Runner et Pluto reposent tous les trois sur un contexte bien réel : les guerres mondialisées les plus récentes. D’où l’intérêt d’un comparatif entre ces trois oeuvres qui mettent à l’honneur les robots.
Les Robots, recueil de nouvelles d’Isaac Asimov écrites entre 1941 et 1958, et Blade Runner, roman de Philip K. Dick sorti en 1968* ont été pour l’essentiel écrits pendant la Guerre Froide. Néanmoins, leur vision diffère. Blade Runner, qui se situe à San Francisco dans un futur indéterminé, offre l’hypothèse la plus pessimiste qui soit de l’issue de ce conflit renommé de façon éloquente la « Guerre mondiale Terminus ». L’apocalypse nucléaire a ravagé la Terre et entraîné l’extinction de la plupart des espèces vivantes, remplacées par des copies électriques. La poussière radioactive qui se dépose jour après jour continue à détruire à petit feu les hommes qui ont survécu et n’ont pas pu émigrer sur d’autres planètes.
À partir de la même réalité, Asimov aboutit à une vision de l’avenir beaucoup plus optimiste. Si, comme Philip K. Dick, il imagine la colonisation de l’espace par les hommes aidés des robots, il voit également dans l’avènement de ces machines l’émergence d’une économie mondiale unifiée qui rend tout conflit désormais impossible. De même, les nations disparaissent au profit de quatre régions planétaires dirigées chacune par un robot. La plus puissante est la région Nord, une version futuriste de la « Grande Alliance » puisqu’elle réunit les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni ainsi que ses anciens dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande).
Pluto, manga réalisé dans les années 2000 par Naoki Urasawa, se situe clairement dans un contexte post-11 septembre et ce même s’il réinterprète une œuvre bien plus ancienne réalisée dans un contexte de guerre froide, celle de Osamu Tezuka. Le trente-neuvième conflit d’Asie Centrale est un avatar de la seconde guerre du Golfe qui a opposé les États-Unis (de Thracia dans Pluto) au royaume de Perse, allusion transparente à l’Irak, d’autant que la ressemblance physique de Darius XIV avec Saddam Hussein est frappante. Les références au contexte d’éclatement du conflit sont tout aussi transparentes avec la commission Bora chargée de découvrir des robots de destruction massive en Perse.
Il n’est donc guère étonnant que les robots trouvent une place dans ces univers où « l’humanité de chacun est mise à mal »**. Mais quelle place?
« Robot », un mot d’origine tchèque
Dans la préface des Robots, Asimov rappelle que cette vision trouve sa source dans le roman de Mary Shelley, Frankenstein, publié au XIXème siècle. Un jeune scientifique réussit à insuffler la vie à une créature qu’il a créée de toute pièce mais celle-ci, réalisant qu’elle ne trouve pas sa place dans la société humaine, se retourne contre son créateur et le tue, ainsi que toute sa famille.
Un siècle et deux révolutions industrielles plus tard, Frankenstein revient sous la forme d’une pièce de théâtre tchèque écrite en 1921, R.U.R (Rossum Universal Robots). Son auteur, Karel Čapek, est l’inventeur du mot « robot », dérivé du mot tchèque « robota » qui signifie « travailleur ». Car leur fonction d’origine est inscrite dans leur étymologie : les robots sont conçus pour travailler. Là aussi, les choses tournent mal : détournés comme armes de guerre (déjà!) les robots se révoltent, détruisent l’humanité et s’emparent du monde.
Le robot destructeur
Cette trame est peu ou prou celle de Blade Runner, qui offre une vision mortifère des robots et des machines en général. Les androïdes de Blade Runner sont certes suprêmement intelligents et dotés de capacités remarquables mais ils sont totalement dénués d’empathie. La scène où une androïde coupe froidement les pattes d’une araignée vivante glace le sang et interdit toute identification du lecteur avec eux. Ils sont les ennemis de la vie, contre laquelle ils mènent une guerre ouverte.
Leur arme la plus redoutable est leur ressemblance avec les êtres humains ou avec les animaux, source de confusion. L’auteur s’en donne d’ailleurs à cœur joie et multiplie les faux-semblants.***
Les Blade Runners sont chargés de remettre de l’ordre afin de protéger « l’espèce » ****. Ces policiers sont spécialisés dans la traque et la destruction des robots humanoïdes entrés illégalement sur Terre.
Ces robots ont en effet été conçus pour servir d’arme pendant la guerre mondiale Terminus avant d’être reconvertis en machines-outils dans les colonies de l’espace, où ils sont cantonnés. Mais huit d’entre eux se sont révoltés, ont assassiné leurs patrons humains avant de s’enfuir sur Terre où ils sont « réformés » en quelques heures par deux Blade Runners, non sans difficulté *****.
Pluto nous offre un scénario très semblable à partir de postulats pourtant aux antipodes de Blade Runner. Dans le manga d’Urasawa et de Nagasaki, les androïdes vivent en effet sur Terre au milieu des hommes, sont libres, ont des droits et sont humanisés à l’extrême ******. Ils peuvent par exemple occuper des fonctions élevées dans la société, se marier ou encore adopter des enfants *******. Ils ont un cœur, une âme et même un inconscient.
Certains, comme Uran, ont une empathie si développée qu’ils peuvent ressentir la détresse des êtres vivants à des kilomètres à la ronde. Ils occupent une place très semblable à celle d’une minorité opprimée ayant obtenu l’égalité des droits. Mais celle-ci est loin d’être toujours respectée, comme le démontrent les manipulations qu’Europol a effectué sur la mémoire de Gesicht, son inspecteur-robot.
De plus, elle est contestée : l’organisation anti-robots « KR » clonée sur le Ku Klux Klan revendique l’abolition de la loi internationale sur les droits des robots. Enfin, cette protection ne semble pas s’appliquer en temps de guerre (comme pour les hommes d’ailleurs). Les robots sont soit les victimes, soit les bourreaux des conflits et bien peu parviennent à y échapper.
L’humanisation extrême des robots, combinée aux injustices dont ils sont victimes, forme un cocktail explosif manipulé dans l’ombre par des apprentis-sorciers avides de pouvoir, comme le résume Epsilon : « Il ne faut pas que les robots ressemblent davantage aux hommes sinon les conséquences seront terribles. Mais il est peut-être déjà trop tard ». Ces conséquences terribles sont bien évidemment celles qui hantent Frankenstein : la perte de contrôle sur la créature qui se retourne contre ses créateurs et devient meurtrière. C’est exactement le cheminement de Gesicht. Il a découvert l’amour au contact de sa femme et de l’enfant qu’il a adopté puis la haine lorsque celui-ci lui a été enlevé et qu’il l’a retrouvé détruit. Cette haine l’a conduit à tuer le meurtrier de son fils.
Trois robots aux destins semblables
Cet acte transgresse l’article 13 de la législation des robots, inspiré de la première loi d’Asimov qui spécifie qu’un robot ne peut ni tuer, ni blesser un humain. Pour étouffer l’affaire et récupérer son robot d’élite, Europol lui efface la mémoire. L’inconscient de Gesicht provoque des réminiscences, qui lui permettent de retrouver progressivement ses souvenirs et donc de se révolter contre ses supérieurs. C’est une nouvelle transgression, inspirée de la deuxième loi d’Asimov, selon laquelle les robots doivent obéir aux humains. Trois autres robots connaissent le même parcours.
D’abord Brau 1589, à l’histoire inconnue mais dont la lance fichée en pleine poitrine est particulièrement éloquente. Vient ensuite Sahad, conçu à l’origine pour couvrir de fleurs le désert de Perse, que la guerre transforme en Pluto, robot de destruction massive assoiffé de vengeance. Enfin, celui qui se fait passer pour son père, Goji Abullah dont la personnalité est fondée sur la haine du véritable Abullah, mort à la guerre avec toute sa famille. Tous deux sont manipulés par les dirigeants des puissances qui se sont affrontées durant le trente-neuvième conflit d’Asie centrale : Darius XIV et le président Alexander. In fine, ce sont les robots qui prennent le pouvoir : Goji Abullah devient une bombe capable de détruire la majeure partie de la vie sur Terre tandis que l’ordinateur central de Thracia souhaite réduire les survivants en esclavage, y compris le président Alexander. Bref, un parfait cauchemar à la Frankenstein!
Derrière cette dialectique du maître et de l’esclave et ses innombrables avatars se cache une peur profondément humaine, celle de la science dangereuse alimentée par les guerres industrielles du XXème siècle, dont toutes les œuvres post-R.U.R sont hantées. Une science également sacrilège puisqu’elle empiète sur les prérogatives de Dieu, en faisant planer la menace d’un châtiment.
Une autre vision du robot est possible : une vision défendue chez Asimov et reprise dans Pluto, Urasawa aimant particulièrement l’ambivalence.
Les lois fondamentales d’Asimov
Dans la préface de son livre, Asimov rejette toutes les peurs suscitées par les androïdes et impose la sienne, logique, rationnelle : les robots sont perfectionnés mais ne sont que des machines. Pour éviter qu’elles ne constituent une menace pour l’homme, il suffit donc d’implanter des dispositifs de sécurité dans leur cerveau au moment de leur construction. C’est le fondement des trois lois de la robotique. La première interdit de porter atteinte à un être humain ou de rester passif face à un humain en danger. La deuxième impose l’obéissance aux ordres des humains sauf si ces ordres contredisent la première loi. Enfin, selon la troisième loi, les robots doivent protéger leur existence sauf si cette protection est en contradiction avec la première ou la deuxième loi.
En conséquence, chez Asimov, les robots sont les meilleurs amis de l’homme : « Il fut un temps où l’humanité affrontait l’univers seule, sans amis. Maintenant l’homme dispose de créatures pour l’aider ; des créatures plus robustes que lui-même, plus fidèles, plus utiles et qui lui sont absolument dévouées […] Leur souche est plus nette et meilleure que la nôtre […] Leur caractère essentiel est la droiture ». Si les intentions des robots vis-à-vis des hommes sont profondément bienveillantes, leurs actes se font toutefois de plus en plus à leur insu, car les robots sont mal acceptés. Dans un premier temps, ils sont plus ou moins tolérés parce qu’ils sont rudimentaires et occupent des tâches subalternes mais lorsqu’ils deviennent plus perfectionnés, ils sont interdits sur Terre sauf à des fins de recherche scientifique. Comme dans Blade Runner, c’est par la ruse, c’est à dire par leur ressemblance avec les humains qu’ils parviennent à revenir.
À l’instar de R.U.R, ils prennent le pouvoir mais cette fois pour le plus grand bien de l’humanité, selon la conformité avec la première loi : « Le passage des nations aux régions qui a stabilisé notre économie et réalisé ce que l’on pourrait considérer comme l’Âge d’or, si l’on compare ce siècle au précédent, a été l’oeuvre de nos robots », « L’économie terrestre est fondée sur les décisions de machines à calculer qui se préoccupent essentiellement du bien de l’humanité grâce à la puissance irrésistible de la première loi de la robotique », « Les populations de la Terre savent que n’interviendront jamais le chômage, la surproduction, ou la raréfaction des produits. Le gaspillage et la famine ne sont plus que des mots dans les manuels d’histoire », « Ce fut la fin de la guerre, non seulement du dernier cycle de guerres, mais du suivant et de toutes les guerres », « Il ne peut survenir aucun conflit sérieux sur la Terre […] tant que la machine dirige ».
L’identité, une question cruciale
L’identité est un thème cher à Urasawa, que l’on retrouve dans toutes ses œuvres majeures. Dans Pluto, lorsque qu’une intelligence artificielle (I.A) parfaite est créée, le robot qui l’abrite hésite sur ce qu’il veut devenir car il peut incarner n’importe quelle personnalité humaine. Il est plongé dans une sorte de coma. Seule l’injection d’émotions extrêmes a priori négatives (haine, tristesse, colère) peut le réveiller, au risque d’en faire un monstre.
Cette situation apparaît deux fois dans Pluto. Tout d’abord avec Goji Abullah, I.A parfaite dont le réveil s’effectue à l’aide d’une copie des derniers souvenirs du professeur Abullah, l’un de ses créateurs, mort à la guerre. Or, ces souvenirs ne sont que haine pure envers le monde. Goji Abullah épouse cette identité au point de devenir un robot de destruction massive prêt à annihiler la Terre.
Le deuxième robot concerné par cette situation est Astro, l’un des sept robots les plus forts du monde. Il n’a pas de trouble identitaire au départ car son père, le professeur Tenma, l’a créé sur le modèle de son jeune fils décédé, Tobio. Contrairement à celui-ci, Astro est un enfant modèle qui range sa chambre, qui aime étudier, qui obéit et cherche à faire plaisir, autant de raisons pour lesquelles Tenma le considère comme une œuvre ratée. Astro finit par être tué par Pluto, tout comme les six autres robots surpuissants mêlés de près ou de loin au trente-neuvième conflit d’Asie Centrale. Toutefois, Astro n’est pas physiquement détruit et sa mort s’avère être en réalité un coma profond, semblable à celui de Goji Abullah.
C’est pourquoi Tenma se résout à le réveiller en lui injectant la puce-mémoire de Gesicht, qui contient les dernières émotions ressenties par l’inspecteur avant d’être assassiné. Tenma, qui est l’un des créateurs de Goji Abullah et l’artisan de son réveil, a conscience du risque que représente cette opération.
Robita, le fils adoptif de Gesicht LUTO © 2009 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Tezuka Productions/Shôgakukan
Au cours de son existence, Gesicht a éprouvé beaucoup de haine, à l’instar du professeur Abullah. Au moment de sa mort, l’inspecteur a cependant rejeté cette haine, car il avait compris qu’elle était un « un sentiment stérile dont rien ne peut naître ». Son tueur est un enfant-robot délesté de son intelligence artificielle et commandé à distance par Goji. En cet enfant, Gesicht reconnaît son fils qui a connu un sort très proche.
Ses dernières pensées sont pour sa femme, qu’il aime profondément et qu’il ne veut pas laisser seule. Sa mémoire est comme un don fait à Astro, qu’il considère également comme un fils. Non seulement cette mémoire lui permet de ressusciter mais elle fait de lui une I.A parfaite, tournée vers le bien, sur le modèle des dernières émotions ressenties par Gesicht. Elle lui permet d’entrer en contact avec Sahad, le robot de régénération de l’environnement planétaire caché derrière Pluto, le robot de destruction massive. Sahad n’a en réalité jamais totalement disparu malgré sa transformation.
Lorsque Goji s’apprête à frapper l’enfant enlevé à Epsilon, Pluto/Sahad s’interpose. Il porte en lui de l’amour et de la haine, comme Gesicht. Et comme l’inspecteur, il parvient à la même conclusion finale : « La haine ne donne rien […] Créer des champs de fleurs, voilà quel était mon travail ». Ensemble, Astro et Sahad parviennent à arrêter Goji Abullah avant qu’il ne fasse exploser la Terre. Quant à Brau 1589, il se ranime sous l’influence de la chaleur du cœur d’Astro et part détruire le maléfique ordinateur central des Etats-Unis de Thracia à l’aide de la lance qu’il arrache (enfin!) de sa poitrine.
Le questionnement sur la machine n’est finalement que le reflet des peurs et des fantasmes de l’homme sur lui-même, sa nature, sa place dans l’univers, son avenir, etc. C’est pourquoi il n’y a pas de réponse univoque : le robot est ce que les hommes en font. Il peut aussi bien sauver que détruire le monde.
Sahad veut recouvrir de fleurs la Perse mais Pluto règne sur un désert stérile. Tenma est le créateur d’un robot de destruction massive et d’un robot sauveur du monde. Rachel précipite la chèvre vivante de Rick dans le vide tandis qu’Astro repose délicatement l’escargot égaré sur sa feuille.
* Aussi connu sous son titre original Do androids dream of electric sheep, « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? ».
** Takashi Nagasaki, postface de Pluto, Tome 8.
*** Le chat Horace et la chouette Scrappy en sont des exemples frappants : le premier est présenté comme faux alors qu’il est vrai, tandis que la seconde est prétendue vraie alors qu’elle est fausse. Il en va de même pour Rachel, qui pense être humaine, et pour Phil Resch, qui se demande s’il n’est pas un androïde. Un test permet finalement de révéler leur vraie nature.
**** « Vous vous rendez compte de ce que cela entraînerait si on incluait les androïdes dans notre échelle d’identification empathique comme nous le faisons pour les animaux ? Nous ne pourrions plus nous protéger ».
***** En tant qu’humains, les blade runners ne peuvent en effet s’empêcher de se demander si les androïdes ont une âme ou s’ils rêvent. Ils sont également attirés par des androïdes de grande beauté ou doués pour le chant.
****** Il en va de même pour les animaux : les chiens-robots suscitent autant d’amour et de compassion que les vrais chiens, à l’opposé de la haine que Rick Deckard ressent pour son mouton électrique.
******* À condition toutefois qu’il s’agisse de robots. Néanmoins, les orphelins de guerre humains recueillis par Epsilon sont comme « adoptés » par lui, ce qui constitue une transgression très mal vue par le reste de la société humaine.