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Articles avec #borzage (frank) tag

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Publié le par Rosalie210

The River (photo d'une scène perdue)

The River (photo d'une scène perdue)

Chapitre 1

Et au milieu coule une rivière

" La convention n'est pas la morale, la religiosité n'est pas la loi" (Charlotte Brontë)

" Il existe une rivière appelée Vie/ Sa source est une fontaine cachée/ Son but est la mer/Sur elle flottent les radeaux des destinées humaines." (Incipit du film "The River" de Frank Borzage)

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Charlotte Brontë et Frank Borzage n'ont pas vécu à la même époque et c'est bien dommage car ils auraient eu beaucoup de choses à se dire. Néanmoins je n'aurais pas eu l'idée de les rapprocher sans la mini-série de Susanna White dont l'adaptation met l'accent sur les aspects les plus modernes du roman et notamment sur sa sensualité avec un rôle prépondérant joué par la nature. J'ai immédiatement pensé à "The River"* ("La Femme au corbeau" en VF), qui est la vision la plus radicale et la plus épurée de l'amour tel que le conçoit Frank Borzage. Un amour véritable qui comme chez Charlotte Brontë se construit en marge de la société, la nature servant d'écrin et de refuge. Frank Borzage a été qualifié "d'anarchiste poétique" de par son rejet des institutions, ces institutions contre lesquelles Charlotte Brontë est également en guerre. Tous deux ont été également qualifiés de "mystiques de l'amour", Borzage (et en particulier "The River") étant une œuvre culte pour les surréalistes adeptes de l'amour fou. Pour reprendre l'expression de Michael Henry, chez Borzage, l'amour est "ascèse, ascension, assomption, alchimie". Il en est exactement de même chez Charlotte Brontë. C'est justement parce qu'ils sont tous deux d'authentiques mystiques qu'ils ne peuvent s'adapter à l'étroitesse et l'obscurantisme d'une morale officielle et bien-pensante, lui préférant une morale personnelle et intime dans laquelle tout tend vers la communion: celle du christianisme et du paganisme, du sacré et du profane, du corps et de l'esprit conférant à l'ensemble une puissance peu commune à la fois hautement spirituelle et charnellement provocante pour les puritains de tous bords. 

Les points communs entre "The River" et "Jane Eyre" sont tellement nombreux qu'il suffit de suivre au fil de l'eau l'intrigue du premier (surtout qu'avec la perte d'une partie du film, il ne reste plus que les séquences à huis-clos entre les deux protagonistes ce qui lui confère une dimension d'épure absolue) pour retrouver l'essence du second.

La première séquence conservée de "The River" se déroule justement au bord d'une rivière, celle qui donne son titre au film. Elle montre la rencontre "choc" entre les deux protagonistes de l'histoire, Allen John et Rosalee, illustration parfaite des contraires qui s'attirent. Allen John sort de l'onde totalement nu parce qu'il est l'incarnation même de l'innocence d'avant la chute, c'est un homme-enfant vierge qui fait corps avec la nature. Laquelle le dépose délicatement aux pieds de Rosalee comme une offrande, une seconde chance, une promesse de régénération et de libération. 

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Rosalee au contraire incarne la "femme fatale" cynique, blasée, corrompue par la civilisation, revenue de tout et surtout des hommes. Sa malle recouverte de badges du monde entier est une métaphore du fait qu'elle a une solide expérience de la vie mais aussi qu'elle traîne derrière elle le lourd bagage de son passé auquel elle est enchaînée. Passé qui s'incarne par ailleurs dans le corbeau qui la surveille et la suit partout pour le compte de son maître Mardson, l'amant violent et jaloux de Rosalee emprisonné pour meurtre.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Dans la mini-série, la rencontre tumultueuse entre Jane et Rochester dans laquelle celui-ci l'accuse de l'avoir fait tomber de cheval avec ses pouvoirs de sorcière se déroule au bord d'une rivière. D'emblée il comprend qu'il a affaire à une force de la nature, une "conscience limpide" (p 195) qui a le pouvoir de le "rénover" (p 206), lui qui se sait être "enchaîné et maudit" (p 196). Désormais sa nature profondément ambivalente oscille entre désir de s'épancher (la rivière devenant alors récurrente) et honte liée à des secrets qu'il juge inavouables.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Arrive donc logiquement la phase "test", celle où le cynique (et donc méfiant, incrédule, blasé, amer etc.) manipule les sentiments du naïf pour voir jusqu'où s'exerce son pouvoir sur lui. Le tout avec une certaine condescendance liée au différentiel d'âge et d'expérience " Vous êtes un petit garçon, je n'ai connu que des hommes" (pour "The River"); " Je prétends à la supériorité qui doit résulter d'une différence d'âge de vingt ans et d'une expérience qui me donne sur vous l'avance d'un siècle" (pour "Jane Eyre", p 192) Plus profondément cette attitude de prise de contrôle, exempte en dépit des apparences de toute réelle volonté de méchanceté consiste à se protéger contre la peur d'être à nouveau blessé. Alors que du côté du naïf, c'est la gêne qui prédomine, la présence et l'attitude de l'autre (hypersexualisé dans les deux cas et en manque) éveillant des sentiments et des désirs inconnus et donc quelque peu terrifiants.

Rosalee traite Allen John comme son domestique pour voir jusqu'où il est prêt à se soumettre.

Rosalee traite Allen John comme son domestique pour voir jusqu'où il est prêt à se soumettre.

L'équivalent dans "Jane Eyre" est la longue séquence mondaine où Rochester met Blanche Ingram entre lui et Jane pour la rendre jalouse.

L'équivalent dans "Jane Eyre" est la longue séquence mondaine où Rochester met Blanche Ingram entre lui et Jane pour la rendre jalouse.

Ca vampe à mort: "Combien de femmes avez-vous connu Allen John?" (Mary Duncan est hyper sexy et provocante tout au long du film)

Ca vampe à mort: "Combien de femmes avez-vous connu Allen John?" (Mary Duncan est hyper sexy et provocante tout au long du film)

Quand Jane croise Rochester, elle essaye de s'éclipser sans être vue mais il a des yeux dans le dos.

Quand Jane croise Rochester, elle essaye de s'éclipser sans être vue mais il a des yeux dans le dos.

Cette phase d'attirance et de séduction mêlée de peur étant marquée par l'empêchement, la relation entre les deux protagonistes prend logiquement la tournure d'une amitié où l'on se serre beaucoup la pince et où on joue à des jeux, pas forcément avec l'accord des deux parties d'ailleurs ^^.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Puis survient la phase d'embrasement, étouffée aussitôt par l'attaque du rival/de la rivale qui se dresse entre les deux membres du couple naissant juste au moment où ils allaient consommer leur union.

L'ombre de la cage du corbeau se dresse entre Allen John et Rosalee et se fait menaçante juste quand les choses se précisent.

L'ombre de la cage du corbeau se dresse entre Allen John et Rosalee et se fait menaçante juste quand les choses se précisent.

Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.
Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.

Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.

Dans "Jane Eyre", le corbeau c'est Bertha Mason, l'épouse de Rochester à la dangereuse folie homicide dont l'existence est révélée au moment où Jane et Rochester s'apprêtent à recevoir le sacrement du mariage.

Dans "Jane Eyre", le corbeau c'est Bertha Mason, l'épouse de Rochester à la dangereuse folie homicide dont l'existence est révélée au moment où Jane et Rochester s'apprêtent à recevoir le sacrement du mariage.

La terrible frustration qui en résulte conduit les personnages à "disjoncter". Comme je l'ai lu dans un article de DVDclassik consacré au film de Borzage "l'amour consume ceux qui ne peuvent le consommer." Et même littéralement dans le cas de Rochester qui brûle dans son château.

Le feu comme l'eau joue un rôle purificateur extrêmement important.

Le feu comme l'eau joue un rôle purificateur extrêmement important.

Allen John, pris de folie part abattre des arbres dans le froid pour apaiser le feu qui est en lui et gèle sur place.

Allen John, pris de folie part abattre des arbres dans le froid pour apaiser le feu qui est en lui et gèle sur place.

Jane tombe quant à elle sous la coupe d'un extrémiste religieux, St John Rivers (lui-même en conflit avec ses propres désirs) ce qui est parfaitement logique puisque c'est lié à la mortification de la chair.

Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.
Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.

Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.

Arrive enfin la scène de communion mystico-charnelle où les personnages, délivrés de leurs peurs et de leurs entraves se retrouvent enfin. Chez Borzage on atteint un summum d'érotisme quand Rosalee se couche sur le corps nu de Allen John pour le faire revenir à la vie, un acte de don total de soi qui produit un miracle en les transfigurant l'un et l'autre. La nature exprime cette libération lorsque la glace se brise, libérant la péniche qui leur permettra d'atteindre la mer après que Allen John ait sauvé à son tour Rosalee qui s'est jetée dans la rivière pour échapper à Marsdon. L'équivalent dans la mini-série est le moment où après leurs retrouvailles par appel télépathique, Rochester arrive enfin à avouer à Jane qu'il a besoin d'une femme (la série, époque oblige précise évidemment qu'il parle de son besoin sexuel) sans quoi il n'a plus le désir de vivre. Jane lui interdit alors de renoncer à la vie en se couchant sur lui, un moment aussi joyeux que sensuel qui se conclut sur le plan de la rivière dont le courant jusque là impétueux s'est enfin apaisé.

Dans les deux cas, au terme de ce long cheminement il n’y a plus ni rôles, ni barrières, pas même celle des genres. Il n’y a plus qu’une libre circulation d’énergies.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

* Film partiellement perdu mais dont il nous reste une succession de séquences sublimes, considérées comme les plus érotiquement subtiles du cinéma muet car se combinant avec une absolue pureté.

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