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Articles avec #analyse transversale tag

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)

Publié le par Rosalie210

LVIII
Si Américano est indiscutablement hanté par Agnès Varda et son cinéma, Jacques Demy n'est pas oublié puisque une certaine Lola, ancienne amie de sa mère vient se glisser dans l'histoire. Pour la retrouver, Martin franchit la frontière américano-mexicaine (entre le cinéma de sa mère et celui de son père?) et parvient jusqu'à la boîte de striptease où celle-ci se produit, tout à fait à la manière du héros de Model Shop (qui est rappelons-le la suite de Lola). 

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)
Martin doit remettre à Lola la clé de l'appartement de sa mère qu'elle lui a légué ainsi que ses peintures. En réalité, ce sont celles de Jacques Demy (dont certaines déjà citées). Avant de mourir, Jacques Demy a légué Lola à Mathieu Demy et à lui seul alors qu'il partage l'héritage de tous ses autres films avec sa demi-soeur, Rosalie.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)

Sur le trajet entre Los Angeles et Tijuana, la voix de Jim Morrison sur L.A Woman of course...

LIX
Mars 2014
Sommet de la tour Montparnasse. De là, bien visible, le cimetière.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)

Dix minutes avant la fermeture, on parvient jusqu'à sa tombe.

"Avec ses fleurs, ses feuilles séchées, sa pergola, sa petite chaise, ce petit coin de cimetière a quelque chose de merveilleux. Il y règne une atmosphère de conte, à la façon de Peau d'Ane. Un lieu de mémoire, de vie et de cinéma." (Jean-Max Colard)

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1 (suite)
LX
 
" Chacun dans son ailleurs est enfermé
Perdu dans son rêve impossible
Ayant de l'amour fait la cible
Chacun dans son ailleurs est enfermé
Chacun dans son ailleurs fait de fumée
Court après un rêve impossible
Aux pieds d'une fille impassible
 
[...] Ailleurs est plus loin que toujours
Plus loin que jamais la lointaine
Qui regarde toujours hautaine
Un ailleurs qui se meurt d'amour
Plus loin, ailleurs, jamais, toujours
Tournent comme une romance
Entre raison ivre et démence
Jamais, plus loin, amour, toujours
Ailleurs est un autre univers."
 
Jacques Demy

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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Publié le par Rosalie210

PREMIERE PARTIE

I 
" Mon signe du zodiaque est Gémeaux, je suis écartelé entre la joie et la tristesse, trop heureux dans le bonheur, trop malheureux dans le malheur. Il faut être ainsi pour avoir fait les Demoiselles et aboutir à Une chambre en ville." (Jacques Demy)
"Aussi loin de la noirceur absolue que du roman à l'eau de rose – ou plutôt en constant déplacement entre ces deux pôles –, l’œuvre de Jacques Demy est tout en tensions, ruptures, passages, hybridités, ambiguïtés ce qui en fait le sel et la subtilité. Véritable voyage dans les contradictions, elle oscille entre crêtes et creux de vague, entre puritanisme et haine des tabous, équivoque et franchise, maladresse et culot avec pour toile de fond l'importance fondamentale du désir, la transgression des interdits, la sublimation puis l'assomption progressive du corps, l'exploration des limites du genre." (Raphaël Lefèvre, Jacques Demy, le puritain malicieux)
Autoportrait de Jacques Demy (1949) avec en arrière-plan des bribes de texte renvoyant à son imaginaire ("La belle Hélène", "Du sang à la Une", "Série noire", "Paradoxe", "Double-sens et sortilèges")

Autoportrait de Jacques Demy (1949) avec en arrière-plan des bribes de texte renvoyant à son imaginaire ("La belle Hélène", "Du sang à la Une", "Série noire", "Paradoxe", "Double-sens et sortilèges")

II

De 1960 à 1988, Jacques Demy a réalisé douze longs-métrages auxquels il faut rajouter un téléfilm, ses courts-métrages réalisés dans les années cinquante plus quelques petits films d'animation antérieurs réalisés à l'adolescence. A partir des années quatre-vingt, il se lance également dans la photographie et la peinture.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

 III
Une chambre en ville traverse toute l'oeuvre créatrice de Jacques Demy. Au début des années cinquante, il pense en faire un roman dont il écrit les premiers chapitres. Dans les années soixante-dix, il tente d'en faire un film mais des désaccords avec les acteurs puis des difficultés de production bloquent le projet. Le film sort finalement en 1982 après la victoire de François Mitterrand car c'est sa belle-soeur qui le produit.

" Il y a peu de films que j'ai voulu comme celui-là. Peu de films que j'ai rêvé comme celui-là" (Jacques Demy)

" Il y a peu de films que j'ai voulu comme celui-là. Peu de films que j'ai rêvé comme celui-là" (Jacques Demy)


IV

" Il fallait toujours se battre. Pour vivre, pour avoir un salaire décent ou pour garder son amour et qu'on en crève. On meurt d'amour, on meurt pour des idées, ce sont des gens passionnés et je voulais faire ce film sur la passion qu'on met dans sa vie jusqu'à l'absurde." (Jacques Demy)

Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS reconstitués dans Une chambre en ville.
Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS reconstitués dans Une chambre en ville.
Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS reconstitués dans Une chambre en ville.

Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS reconstitués dans Une chambre en ville.

V
C'est la deuxième fois que Jacques Demy tourne l'intégralité d'un film à Nantes, sa ville d'origine. La première fois, c'était pour Lola son premier long-métrage (1960). 
 

Synthèse de toutes les facettes de Jacques Demy, Lola est une jeune femme dite "de mauvaise vie" (danseuse-entraîneuse dans une boîte à matelots, indépendante, mère célibataire, libre etc...) mais religieusement fidèle à la pureté de son premier amour rencontré quand elle avait 14 ans.

Synthèse de toutes les facettes de Jacques Demy, Lola est une jeune femme dite "de mauvaise vie" (danseuse-entraîneuse dans une boîte à matelots, indépendante, mère célibataire, libre etc...) mais religieusement fidèle à la pureté de son premier amour rencontré quand elle avait 14 ans.

Le vrai nom de Lola: Cécile

Le vrai nom de Lola: Cécile

Cécile Desnoyers rejoue l'histoire de Lola en tombant amoureuse à 14 ans d'un beau marin américain, Frankie

Cécile Desnoyers rejoue l'histoire de Lola en tombant amoureuse à 14 ans d'un beau marin américain, Frankie

Cécile et Frankie sur le manège: l'ivresse du premier amour

Cécile et Frankie sur le manège: l'ivresse du premier amour

VI
Dans Une chambre en ville, la blancheur de Lola a viré au rouge sang et au verdâtre glauque. C'est aussi son deuxième film entièrement chanté après Les parapluies de Cherbourg (1963). Mais là où Les parapluies de Cherbourg s'apparentent à une opérette ou une comédie musicale, Une chambre en ville s'apparente à l'opéra. En dépit de son caractère flamboyant, le film représente surtout la part souterraine et "serpentine" de l'oeuvre de Jacques Demy (tout comme son film suivant, Parking, beaucoup moins réussi).

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

VII
En 1989, des livres consacrés aux films traitant de la Révolution française étaient publiés en relation avec les fêtes du bicentenaire. En les feuilletant, je suis tombée par hasard sur des photos du film Lady Oscar réalisé par Jacques Demy en 1978, adaptation d'un manga mythique au Japon, La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda (1972).

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Le film n'avait pas été distribué en France (il a fallu attendre 1997 pour qu'il sorte au cinéma). En revanche, le dessin animé, réalisé en 1979 (un an après le film de Jacques Demy) avait été diffusé pour la première fois à la télévision française en 1986. 

Véritable forêt de symboles, le générique montre notamment une rose blanche qui vire au rouge (images tirées d'un anime comic qui se lit de droite à gauche) tout à fait dans les tons du générique d'Une chambre en ville.

Véritable forêt de symboles, le générique montre notamment une rose blanche qui vire au rouge (images tirées d'un anime comic qui se lit de droite à gauche) tout à fait dans les tons du générique d'Une chambre en ville.

VIII
Déjà, dans l'un de ses premiers courts-métrages Le Bel Indifférent, adaptation en 1957 d'une pièce de Jean Cocteau, le rouge flamboyant dévorait le cadre et imposait à la fois l'amour pyromane et l'ambivalence sexuelle des personnages: " Un décor d'une beauté folle, tapissé par le sang du poète ou carrelé de cet azur qui donnait la fièvre à Rimbaud." (JL Godard)
L'invention de "l'homme-potiche" (un passant recruté lors d'un casting sauvage dans la rue et qui ne prononce pas un mot durant tout le film)

L'invention de "l'homme-potiche" (un passant recruté lors d'un casting sauvage dans la rue et qui ne prononce pas un mot durant tout le film)

Le décor du Bel Indifférent (Bernard Evein)

Le décor du Bel Indifférent (Bernard Evein)

IX
"Il est frappant de constater combien, parenthèse quasi accidentelle dans l'oeuvre de Demy, Lady Oscar en marque cependant un tournant. C'est là que pour la première fois l'émeute se substitue à la fête, là aussi que l'héroïne découvre la nécessité de la révolte, apprend à assumer sa nudité et la réalité physique de l'amour. Là surtout que -et le réalisateur n'avait aucun pouvoir pour modifier l'intrigue- le destin des amants débouche sur la mort." (JP Berthomé)

La mort d'Edith et de Guilbaud dans Une chambre en ville.

La mort d'Edith et de Guilbaud dans Une chambre en ville.

A cela, il faut ajouter qu'Edith, comme Oscar est d'origine aristocratique. Oscar est la fille d'un général et devient colonel, Edith est la fille d'un colonel (sa mère, jouée par Danielle Darrieux est d'ailleurs surnommée "la colonelle"). De plus elle transgresse les barrières de classe sociale en tombant amoureuse d'un ouvrier gréviste (Oscar tombe amoureuse de son domestique qui devient soldat et se sacrifie par amour pour elle.)
 

Le plan comparable à celui d'Une chambre en ville dans Lady Oscar (le dessin animé) est celui où Oscar et André sont inconscients suite à une explosion et qui préfigure leur union dans la mort.Le plan comparable à celui d'Une chambre en ville dans Lady Oscar (le dessin animé) est celui où Oscar et André sont inconscients suite à une explosion et qui préfigure leur union dans la mort.

Le plan comparable à celui d'Une chambre en ville dans Lady Oscar (le dessin animé) est celui où Oscar et André sont inconscients suite à une explosion et qui préfigure leur union dans la mort.

X
" Cités de transit, parfois affublées de ponts transbordeurs, les villes portuaires peuvent être vues comme l'ancrage topographique évident de l'imaginaire transgenre, transfrontière et transgressif du cinéaste. A l'inverse des villes montagnardes repliées sur leurs terroirs, les ports sont par essence bâtis sur des zones frontières, ouverts à la circulation du monde. Le port est toujours le poste avancé qui appelle le mouvement, le voyage, le mélange, le métissage, l'altérité." (Serge Kaganski)

Dès son adolescence où il réalise de petits films d'animation le pont transbordeur est présent (au fond de l'image dans cet extrait d'Attaque nocturne.)

Dès son adolescence où il réalise de petits films d'animation le pont transbordeur est présent (au fond de l'image dans cet extrait d'Attaque nocturne.)

Jusqu'à son dernier film où le pont transbordeur de Marseille est reconstitué sur la scène de 3 places pour le 26 (1988)

Jusqu'à son dernier film où le pont transbordeur de Marseille est reconstitué sur la scène de 3 places pour le 26 (1988)

Le magnifique générique des Demoiselles de Rochefort (1966) illustre combien le pont transbordeur incarne le passage d'une rive à l'autre, d'un monde à un autre. C'est aussi une métaphore du parcours de Jacques Demy dans la vie et au cinéma

XI
L'histoire de Jacques Demy est celle d'une passion contractée dès le plus jeune âge pour les arts plastiques et le spectacle: marionnettes, opérette puis cinéma. Une passion partagée par sa mère coiffeuse pleine de fantaisie, éprise de chansons et de couleurs.

Jacquot et sa maman (Jacquot de Nantes réalisé par Agnès Varda, 1990)

Jacquot et sa maman (Jacquot de Nantes réalisé par Agnès Varda, 1990)

Le petit théâtre de Jacquot (Jacquot de Nantes)

Le petit théâtre de Jacquot (Jacquot de Nantes)

Le petit cinéma de Jacquot (Jacquot de Nantes)

Le petit cinéma de Jacquot (Jacquot de Nantes)

XII
L'oeuvre de Jacques Demy porte en elle cette ambition d'un cinéma total qui engloberait les autres formes d'art: peinture, poésie, musique, danse. A Nantes, il fréquente d'ailleurs les cours du soir de l'école des Beaux-Arts où il rencontre le futur décorateur de ses films, Bernard Evein. 

La galerie Lancien à Rochefort: les sachets de peinture éclatés au pistolet à la manière de Niki de Saint Phalle

La galerie Lancien à Rochefort: les sachets de peinture éclatés au pistolet à la manière de Niki de Saint Phalle

Chez les jumelles on joue de la musique

Chez les jumelles on joue de la musique

Et on danse

Et on danse

XIII
Son père garagiste a tenté de s'opposer à sa vocation en l'envoyant dans un collège technique, mais sans parvenir à le détourner de son but. " Il a travaillé comme ouvrier dans le garage de son père où il était très malheureux. C'est sa fameuse anecdote: alors qu'il était en train de remonter un pneu et avait oublié de mettre la chambre à air, on lui a demandé à quoi il pensait et il a répondu: A Hollywood!" (Agnès Varda)

Le collège technique où s'est morfondu Jacques Demy (en noir et blanc dans Jacquot de Nantes)

Le collège technique où s'est morfondu Jacques Demy (en noir et blanc dans Jacquot de Nantes)

XIV
C'est le réalisateur Christian-Jacque qui lui donne le moyen de réaliser son rêve de cinéma. De passage à Nantes en 1948, il visionne Attaque nocturne, un petit film d'animation réalisé par Jacques Demy dans le grenier du garage de son père. Il décide alors de le faire entrer à l'école technique de la photographie et du cinéma de la rue de Vaugirard alors que celui-ci n'a pas le bac en principe obligatoire pour rentrer dans cette école.
L'école de cinéma parisienne où Jacques Demy a fini par réussir à entrer (en couleur dans Jacquot de Nantes)

L'école de cinéma parisienne où Jacques Demy a fini par réussir à entrer (en couleur dans Jacquot de Nantes)

XV
Roland Cassard dans Lola est une sorte de double de Jacques Demy. Insatisfait par son emploi de bureau, il arrive systématiquement en retard et se fait renvoyer. Devenu chômeur, Il traîne son ennui dans sa ville de province (Nantes) en rêvant d'horizons lointains même si pour cela il doit se fourrer dans un trafic louche. Il échappe de peu au pire lorsque son commanditaire est arrêté.
Le premier titre de Lola était Un billet pour Johannesburg.

Le premier titre de Lola était Un billet pour Johannesburg.

XVI
Tout le cinéma de Jacques Demy est parcouru par une tension entre la chambre et le port: des lieux d'enfermement et des lieux ouvrant sur l'ailleurs"Campé aux points de contact entre la terre et la mer, la France et le monde, il était logique que Demy devienne à la fois un grand cinéaste de la francité et du trans en tous genres." (Serge Kaganski)
Photo de Jacques Demy vers 1980

Photo de Jacques Demy vers 1980

Jacquot de Nantes, reconstitution du cinéma miniature que Jacques Demy a installé chez ses parents.

Jacquot de Nantes, reconstitution du cinéma miniature que Jacques Demy a installé chez ses parents.

XVII
Son premier court-métrage déjà, Les Horizons morts "trace une frontière fondamentale du cinéma de Jacques Demy qui tangue du repli à l'évasion, du désir de se fuir et celui de se trouver. Avec ce doute infini dont tous ses films seraient au fond agités: des horizons enclos de la rêverie ou de ceux éperdus du voyage, lesquels sont mortifères?" (Camille Taboulay)

Jacques Demy dans son miroir qui finira en mille morceaux (Les horizons morts 1951)

Jacques Demy dans son miroir qui finira en mille morceaux (Les horizons morts 1951)

Jacques Demy à sa fenêtre (Les horizons morts 1951)

Jacques Demy à sa fenêtre (Les horizons morts 1951)

La fenêtre ou le miroir? (Les horizons morts, 1951)

La fenêtre ou le miroir? (Les horizons morts, 1951)

XVIII
Par conséquent, l'œuvre de Jacques Demy est profondément tiraillée entre l'endogamie et l'exogamie. 
D'un côté, on trouve des personnages récurrents formant une seule et même famille (jusqu'à Model Shop en 1968).
Lola (Anouk Aimée) dans Lola et dans Model ShopLola (Anouk Aimée) dans Lola et dans Model Shop

Lola (Anouk Aimée) dans Lola et dans Model Shop

Roland Cassard (Marc Michel) dans Lola et dans Les parapluies de CherbourgRoland Cassard (Marc Michel) dans Lola et dans Les parapluies de Cherbourg

Roland Cassard (Marc Michel) dans Lola et dans Les parapluies de Cherbourg

XIX
L'endogamie s'accompagne d'une quête gémellaire, incestueuse et narcissique du double comme dans Les demoiselles de Rochefort (1966) et Peau d'Ane (1970). Maxence contemple le portrait-miroir de Delphine qui lui ressemble comme une sœur jumelle alors que le roi retrouve sa femme à travers le portrait de sa fille (jouées toutes deux par Catherine Deneuve qui joue aussi Delphine dans Les Demoiselles de Rochefort et Geneviève dans Les parapluies de Cherbourg).
Dans une première version des Demoiselles de Rochefort, le vertige du double était encore accentué par le fait que Guy (des Parapluies de Cherbourg) devenu l'un des forains devait rencontrer Delphine à qui il aurait dit "Vous ressemblez à quelqu'un que j'ai beaucoup aimé." Mais le faux bond de l'acteur à la dernière minute a modifié le scénario.

Dans une première version des Demoiselles de Rochefort, le vertige du double était encore accentué par le fait que Guy (des Parapluies de Cherbourg) devenu l'un des forains devait rencontrer Delphine à qui il aurait dit "Vous ressemblez à quelqu'un que j'ai beaucoup aimé." Mais le faux bond de l'acteur à la dernière minute a modifié le scénario.

XX
Mais dans le même temps, l'univers de Jacques Demy est traversé par des "oiseaux migrateurs" en transit, forains, baladins, marins (voir chapitre XXV) et peuplé de personnages à l'identité hybride: bourgeoise autrefois danseuse (Mme Desnoyers dans Lola 1960), baronne autrefois putain (Mylène dans Trois places pour le 26, 1988), marin-peintre-poète (Les Demoiselles de Rochefort 1966), princesse-souillon (Peau d'Ane 1970), homme-femme (L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune 1972), femme-homme (Lady Oscar 1978).
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
XXI
La tension intérieur/extérieur est également morale. D'une part Demy est imprégné de son éducation catholique et manifeste notamment un goût pour l'ascèse symbolisé par le blanc purificateur. François Truffaut avait d'ailleurs songé pour Jules et Jim à mettre Jeanne Moreau dans un lit entre Jim et un amant joué par Jacques Demy, prétendant que seul son "air pur et innocent" de premier communiant pouvait compenser ce que la situation pouvait avoir de scabreux.
La chambre des Horizons morts, le film de fin d'études de Jacques Demy dans lequel il interprète le rôle principal

La chambre des Horizons morts, le film de fin d'études de Jacques Demy dans lequel il interprète le rôle principal

A l'opposé, Demy est attiré par la vie de bohème en relation avec son tempérament rêveur et artistique. Le mouvement hippie par exemple l'a profondément influencé ("nous ferons ce qui est interdit, nous fumerons la pire en cachette") ainsi que le poète maudit leader du groupe The Doors Jim Morrison avec lequel il avait noué une amitié.

im Morrison sur le tournage de Peau d'Ane où se mêlent influences du conte et influences hippies et psychédéliques.

im Morrison sur le tournage de Peau d'Ane où se mêlent influences du conte et influences hippies et psychédéliques.

Surtout il éprouve une véritable fascination mêlée de crainte pour les lieux de perdition ("J'ai toujours eu peur de sombrer dans la débauche! Mon côté puritain sans doute!"). Tripots, bastringues, bordels, backrooms, peep-shows, septièmes sous-sols de parking parfois repeints en rouge flamboyant.

La boîte à matelots des Parapluies de Cherbourg ne fait pas vraiment dans le pastel... (mais quel plaisir de casser cette stupide image fleur-bleue qui colle au film)

La boîte à matelots des Parapluies de Cherbourg ne fait pas vraiment dans le pastel... (mais quel plaisir de casser cette stupide image fleur-bleue qui colle au film)

XXII
Sur le plan cinématographique, cette dualité se traduit par une fascination équivalente pour Robert Bresson,réalisateur au style épuré du Journal d'un curé de campagne et pour Max Ophuls, le réalisateur baroque du Plaisir (et de Lola...Montes). Lola, le premier film de Jacques Demy est évidemment dédié à Max Ophüls.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
XXIII
Les chambres représentent la prison parentale d'où l'enfant doit s'échapper pour pouvoir vivre sa vie."C'est toujours la même chose. C'est réglé comme ça depuis des années. Et demain ça recommencera."; "Le fils n'est pas venu. C'est la première fois qu'il les laisse un dimanche." (Le sabotier du val de Loire 1955)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Dans Les demoiselles de Rochefort, le personnage d'Yvonne Garnier, la patronne du café de la place Colbert et mère des jumelles n'a pu s'échapper à temps et le regrette: " Je ne peux jamais sortir, je vis séquestrée dans cet aquarium moi qui était faite pour vivre au grand air, sur une plage au bord du Pacifique, écouter de la musique douce en lisant des poèmes." Elle fait d'ailleurs croire à Simon, perdu de vue depuis 10 ans qu'elle est partie vivre au Mexique.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Les filles d'Yvonne elles ne rêvent que de monter à Paris pour s'accomplir: " J'en ai jusque là, la province m'ennuie. Je veux vivre à présent de mon art à Paris" (Solange) A Paris moi aussi je tenterai ma chance. Pourquoi passer toute ma vie à enseigner des pas alors que j'ai envie d'aller à l'opéra?"(Delphine)

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Même chose pour Marion, la petite employée en parfumerie de Trois places pour le 26 (1988). Elle ne rêve que de quitter son emploi et Marseille pour une tournée internationale dans le spectacle d'Yves Montand.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

"Pourquoi faire des enfants si on ne leur donne aucune liberté ni de s'exprimer ni d'être ce qu'ils ont envie d'être, de faire ce qu'ils ont envie de faire? C'est quand même assez monstrueux..." (J Demy)

Peinture de Jacques Demy représentant Venice Beach à Los Angeles (1984)

Peinture de Jacques Demy représentant Venice Beach à Los Angeles (1984)

Photo de Jacques Demy prise à Los Angeles

Photo de Jacques Demy prise à Los Angeles

XXIV
L'intrigue du deuxième film de Jacques Demy, La Baie des Anges (1962) est une métaphore de ce parcours transgressif du dedans vers le dehors: un modeste employé de banque sans perspective d'avenir, Jean Fournier est initié aux jeux d'argent par un de ses collègues, Caron (!) et y prend goût malgré l'opposition de son père qui le chasse de la maison.
De droite à gauche Jean Fournier et Caron le tentateur

De droite à gauche Jean Fournier et Caron le tentateur

 

"Le personnage clé du père de Jean Fournier est le défenseur d'une morale essentiellement sociale fondée sur le double respect du temps et de l'argent. A cette image paternelle d'un ordre dépourvu de fantaisie ou de passion s'oppose pour la rejeter la figure de Jean, reflet de son créateur, plein d'une affection excédée pour cette incarnation d'une autorité paralysante dont il est en train de rejeter la tutelle." (JP Berthomé)

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
XXV
"J'ai eu ma première conversation sérieuse avec mon père -et la dernière- vers l'âge de treize ans. Je voulais aller, moi au lycée Clémenceau en prévision de tout ce que j'avais envie de faire, et je voulais déjà faire du cinéma. Et il n'a absolument rien voulu entendre (...) je me suis engueulé, et après il n'y a pratiquement plus eu de conversation d'aucune sorte avec mon père." (J Demy).
De fait le père brille par son absence dans la plupart des films de Demy, centrés sur des mères célibataires ou veuves comme Lola, Mme Desnoyers, Mme Langlois, Mme Emery, Yvonne Garnier etc. 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Quand le père existe, il est indigne parce qu'incestueux ou castrateur, chassant son fils de la maison dans La Baie des anges (1962), obligeant sa fille à le fuir dans Peau d'Ane (1970), vendant cette dernière au fils d'un baron dans Le joueur de flûte (1971), l'obligeant à l'affronter en duel dans Lady Oscar (1978) quand elle ne couche pas avec lui sans le savoir (Trois Places pour le 26, 1988).

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

XXVI
Il y a cependant des exceptions mais elles sont exogames. Le bon père est celui qui vient d'ailleurs. 
Dans Le joueur de flûte (1971), c'est Mattio le baladin entouré de sa famille. C'est aussi Melius le juif, père spirituel de Gavin qui guide ses premiers pas, se réjouit de le voir s'éloigner, l'envoie loin de lui pour qu'il apprenne à devenir lui-même. 

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Dans L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune (1972) le père s'est féminisé au point de porter l'enfant de sa femme dans son ventre.

Mais Demy s'est finalement autocensuré, l'accouchement se transformant en grossesse nerveuse.

Mais Demy s'est finalement autocensuré, l'accouchement se transformant en grossesse nerveuse.

XXVII
Les mères dans les films de Jacques Demy élèvent donc la plupart du temps leurs enfants toutes seules. Cet enfant est presque toujours une fille unique qui parvenue à l'adolescence ou à l'âge adulte devient une rivale car la mère,disponible, belle et séductrice refuse de s'effacer. Elle s'avère donc aussi défaillante que le père.
Mme Desnoyers est très sensible au charme de Roland Cassard et habille encore Cécile qui a 14 ans en petite fille (Lola 1960)

Mme Desnoyers est très sensible au charme de Roland Cassard et habille encore Cécile qui a 14 ans en petite fille (Lola 1960)

Mme Emery souhaite que Geneviève épouse Roland Cassard, tout en lui faisant les yeux doux (Les parapluies de Cherbourg 1963)

Mme Emery souhaite que Geneviève épouse Roland Cassard, tout en lui faisant les yeux doux (Les parapluies de Cherbourg 1963)

Mme Langlois est aussi sensible au charme de Guilbaud que sa fille Edith (Une chambre en ville 1982)

Mme Langlois est aussi sensible au charme de Guilbaud que sa fille Edith (Une chambre en ville 1982)

Mylène, ex-maîtresse de Montand a eu une fille de lui. Vingt-deux ans après, Marion qui ne connaît pas la véritable identité de son père, tombe amoureuse de lui (Trois places pour le 26, 1988)

Mylène, ex-maîtresse de Montand a eu une fille de lui. Vingt-deux ans après, Marion qui ne connaît pas la véritable identité de son père, tombe amoureuse de lui (Trois places pour le 26, 1988)

XXVIII
Le Styx de Jacques Demy, c'est le passage Pommeraye à Nantes. C'est là que se situe un cinéma qu'il fréquente assidûment dans sa jeunesse et c'est là qu'il achète sa première caméra.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Le passage est filmé aussi bien sous son versant solaire et aérien (Lola 1960) que sous son versant glauque et souterrain (dans Lola également puis dans Une chambre en ville en 1982).

L'ange Cécile

L'ange Cécile

Le diable Edmond

Le diable Edmond

XXIX
L'ailleurs dans le cinéma de Jacques Demy est incarné essentiellement par les nomades de passage dans les villes: forains, comédiens ambulants et marins. 
Les forains sont représentés dans Les demoiselles de Rochefort (1966) et les comédiens ambulants dans Le joueur de flûte (1971).
Concert folk-rock hippie au Moyen-Age
Concert folk-rock hippie au Moyen-Age

Concert folk-rock hippie au Moyen-Age

Quant aux marins, ces militaires tout de blanc vêtus, ils constituent les véritables fils rouges de son oeuvre. Ils sont présents de son premier jusqu'à son dernier film, la plupart des intrigues se situant dans des villes portuaires ou balnéaires (Nantes, Nice, Cherbourg, Rochefort, Los Angeles, Marseille). Certains comme Frankie (Lola 1960, Model Shop 1968) ou Maxence (Demoiselles) sont des personnages à part entière.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
XXX
Mais ces personnages trop libres sont menacés par l'obscurantisme et par la guerre, les deux ennemis jurés du Demy-monde. Dans Les parapluies (1963) et Les demoiselles (1966), la guerre est omniprésente tout comme dans Model Shop (1968) où l'on apprend la mort de Frankie, tué au Vietnam. Dans Le joueur de flûte (1971), Melius est brûlé par l'Inquisition.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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XXXI
C'est dans Les parapluies de Cherbourg (1963) que les ravages de la guerre se font le plus sentir. Lorsque Guy revient d'Algérie où "le soleil et la mort marchent ensemble", il est estropié, amer, révolté. Il ne parvient pas à renouer avec sa vie d'avant, se cogne et se fait rejeter de partout. Mais cet aspect du film, le plus politique, est systématiquement passé sous silence au profit de la bluette inoffensive...
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XXXII
Dans La baie des Anges (1962), une fois le Styx traversé, Jean se retrouve enchaîné à une femme fatale, joueuse invétérée, Jackie Demaistre (jouée par Jeanne Moreau). Sa vie n'est plus rythmée que par les montagnes russes de la roulette qui s'apparente vite à une descente aux enfers. 
La très suggestive robe de Jackie avec sa gigantesque fleur (vénéneuse?) placée au niveau du sexe.
La très suggestive robe de Jackie avec sa gigantesque fleur (vénéneuse?) placée au niveau du sexe.

La très suggestive robe de Jackie avec sa gigantesque fleur (vénéneuse?) placée au niveau du sexe.

Et pourtant et là réside toute l'ambiguïté du film et de la passion qui l'anime, Jackie ne dit-elle pas que la joie qu'elle éprouve au jeu n'est comparable à aucune autre joie? Et Jackie Demaistre n'est-elle pas le quasi anagramme de Jacques Demy?
La baie des Anges nous place au carrefour d'une contradiction fondamentale: le monde des vivants apparaît vide, plat et sans âme alors que le monde des morts porte en lui les grandes émotions et le génie créatif. Pour goûter à cette forme de jouissance, les personnages sont prêts à en accepter le corollaire inévitable, la déchéance, l'avilissement.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Le jeu est bien évidemment une métaphore du cinéma: "La baie des Anges met en scène la violence qu'il y a à être accroché au royaume des ombres, des spectres et des morts quand la famille, la vie, le travail, la société, la normalité, la raison nous convoque de l'autre côté, vers l'horizon lumineux des vivants. La baie des Anges est un grand film de vampires, cette forme de transfusion artificielle de la vie et du sang dont ont aussi besoin les artistes. (Hélène Frappat).

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XXXIII
Néanmoins parfois, Jacques Demy au prix de l'un des ces ultimes revirements dont il a le secret trace une ligne de fuite par où ses personnages peuvent s'échapper in-extremis. " C'est à la charge des dénouements de dessiner soudain une ligne droite, un tracé qui brise la logique ressassante du cercle et semble conduire vers un ailleurs. Exemplairement, c'est le dernier plan de La baie des Anges (1962). Jackie rejoint Jean hors du casino, et ils se dirigent vers la mer et le ciel-l'horizon enfin. La caméra reste campée là où s'est déroulée l'action et les personnages s'éloignent, sortent du film par le fond, point de fuite par lequel on peut quitter les rondes, les manèges, les faux-semblants, la représentation, le cristal." (J.M Lalanne)
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On retrouve ce schéma à la fin de Lola (1960), des Demoiselles de Rochefort (1966) et de Trois places pour le 26 (1988). Fins à l'optimisme néanmoins illusoire ou fragile comme le démontre Model Shop en 1968 ou la première version de la fin des Demoiselles dans laquelle Maxence finissait écrasé sous le camion qui emportait Delphine à Paris (Demy est le champion de la valse-hésitation sur la fin de ses films, conséquence de leur caractère hybride).

Signature de Demy, les ouvertures et fermetures de ses films se font le plus souvent à l'iris, un cercle.

Signature de Demy, les ouvertures et fermetures de ses films se font le plus souvent à l'iris, un cercle.

XXXIV
Le parcours de Jacques Demy dans le monde du cinéma est tout aussi accidenté et tortueux que celui de Jean et de Jackie dans le monde du jeu. Dans les années soixante, certains de ses films rencontrent un grand succès dont Les parapluies de Cherbourg (1963) qui obtient le prix Louis Delluc et la Palme d'or au festival de Cannes. 
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C'est l'époque où "vouloir le bonheur, c'est déjà un peu le bonheur" (Roland Cassard dans Lola). La foi dans ses rêves peut finir par leur donner réalité. C'est le cas de Lola qui retrouve son grand amour, Michel, revenu d'Amérique après des années d'absence,
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

C'est le cas de Madeleine qui à force de patience et de fidélité finit par épouser Guy dans Les parapluies

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C'est le cas des personnages des Demoiselles de Rochefort (1966) lancés dans la quête de leur idéal masculin ou féminin et qui finissent par le rencontrer.
 
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Seule Geneviève dans les Parapluies renonce à se battre pour garder son rêve en vie et perd la partie.

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XXXV
La première fêlure provient de Model Shop tourné à Los Angeles en 1968 (d'où son titre alternatif "Lola in L.A"). C'est dans ce film, profondément mélancolique et désenchanté que certains des rêves les plus chers de Jacques Demy se fracassent. Le peep-show est d'ailleurs un avatar de l'enfer, déjà aperçu dans La baie des Anges.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
C'est en effet la dernière fois qu'il tente de créer un univers balzacien de personnages récurrents (Lola, Michel, Roland Cassard, Jackie Demaistre etc.) C'est aussi la première et la dernière fois qu'il tourne aux USA: le film reçoit un accueil désastreux outre-Atlantique aussi bien du public que des critiques. En France, sa sortie est confidentielle. 
 
Lola dans Model Shop est totalement désabusée

Lola dans Model Shop est totalement désabusée

XXXVI
Pourtant comme Lola, La baie des Anges et Une chambre en ville, Model Shop est un joyau qui mérite d'être découvert. Son échec aux USA provient d'un malentendu. Les studios souhaitaient que Demy réalisent une comédie musicale. Il leur a livré une oeuvre quasi documentaire sur le Los Angeles de 1968 partagé entre effervescence hippie et ombre portée de la guerre du Vietnam.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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XXXVII
Preuve que Jacques Demy avait du flair: il souhaitait embaucher sur ce film un petit jeune encore inconnu mais plein d'avenir...
Jacques Demy a dû sûrement s'identifier à Harrison Ford qui faisait des travaux de menuiserie dans les studios de la Columbia pour vivre. Hélas la société de production lui a opposé un refus sans appel au profit d'un acteur plus "bankable". Mais Harrison Ford n'a jamais oublié ce qu'il devait à Jacques Demy, le premier à avoir cru en lui.

Jacques Demy a dû sûrement s'identifier à Harrison Ford qui faisait des travaux de menuiserie dans les studios de la Columbia pour vivre. Hélas la société de production lui a opposé un refus sans appel au profit d'un acteur plus "bankable". Mais Harrison Ford n'a jamais oublié ce qu'il devait à Jacques Demy, le premier à avoir cru en lui.

XXXVIII
Cependant les coups les plus durs se situent surtout dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Projets avortés, films peu ou pas distribués en France, échecs commerciaux, difficultés de production... Demy touche le fond avec Parking en 1985, un film laid, glauque et torturé qui reprend une trame orphique qui lui est chère: outre Orphée et Eurydice, on retrouve Caron, le Styx et l'Enfer. Le tout transposé dans les années quatre-vingt où plane l'ombre de la drogue et du sida.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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XXXIX
Néanmoins comme tous les Demy, Parking est hybride. D'un côté donc le contexte très lourd des années quatre-vingt dans lequel il s'enfonce irrémédiablement, de l'autre, l'héritage du mythe et de Cocteau. Si Peau d'Ane était la fille (certes bigarrée de Flower Power, de Pop Art...) de La Belle et la Bête, Parking est le fils (certes un peu raté...) d'Orphée et du Testament d'Orphée. Avec dans les deux cas la présence de Jean Marais qui joue dans Parking le rôle d'Hadès le dieu des Enfers, marié à sa nièce "Claude" Perséphone. A l'inceste s'ajoute donc l'androgynie des couples Hadès/Perséphone et Orphée/Eurydice: hommes efféminés et femmes masculinisées. C'est bien évidemment pour cette raison qu'il avait pensé au couple Bernard Giraudeau/Annie Duperey (voir deuxième partie)
L'esthétique des Enfers est l'aspect le plus réussi du film avec son contraste noir/blanc/rouge/ombres verdâtres et bleutées

L'esthétique des Enfers est l'aspect le plus réussi du film avec son contraste noir/blanc/rouge/ombres verdâtres et bleutées

Lola a le Demy-sang d'un poète ou l'hommage de Cocteau à son fils spirituel

Lola a le Demy-sang d'un poète ou l'hommage de Cocteau à son fils spirituel

XL
Demy a été souvent qualifié de cinéaste de l'audace. Je nuancerais néanmoins en ce qui concerne les problématiques transgenre. Les trois films qui abordent le sujet, L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune (1971), Lady Oscar (1978) et Parking (1985) sont ses moins bons films. Intéressants certes mais déséquilibrés. Une des raisons, c'est qu'empêtré dans ses contradictions, Demy est incapable d'aller jusqu'au bout de ses choix. Dans les trois cas, le pas en avant est aussitôt suivi de deux pas en arrière. 
 
L'accouchement de Marco termine à la poubelle au profit du retour "à l'ordre naturel des choses" (ouf la morale est sauve!). 
 
QUOI? Tous ces hommes enceints partout dans le monde, c'était du bidon? (Demy adore les calembours un peu fumeux cf la célèbre perm...à Nantes et le premier titre d'Une chambre en ville qui était Edith de Nantes)

QUOI? Tous ces hommes enceints partout dans le monde, c'était du bidon? (Demy adore les calembours un peu fumeux cf la célèbre perm...à Nantes et le premier titre d'Une chambre en ville qui était Edith de Nantes)

La grandeur du personnage d'Oscar est totalement annihilée par le choix d'une actrice potiche (et godiche).

 Le plus beau poireau de France

Le plus beau poireau de France

De quoi refroidir l'ambiance, juste au moment où ça devenait intéressant!

De quoi refroidir l'ambiance, juste au moment où ça devenait intéressant!

XLI
Dans la réalité, Jacques Demy et Agnès Varda vivaient à ce moment là séparés et se livraient une véritable guerre froide de part et d'autre des numéros 77 et 88 de la rue Daguerre au point qu'Agnès Varda songeait même à faire son propre film sur Eurydice en forme de réplique cinglante à Demy. Miroir de la gémellité fracassée face à l'irréductible altérité (" chez Demy ce n'est pas la mort, poreuse, qui sépare Orphée et Eurydice mais la différence des sexes.")
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XLII
L'ambivalence sexuelle d'Orphée-Demy trouve son aboutissement dans la chanson "Entre vous deux mon cœur balance" que Francis Huster interprète dans Parking. La chanson fait d'ailleurs allusion au signe astrologique de Demy comme dans la chanson des jumelles de Rochefort ("toi la vierge de mon cœur, toi mon gémeau venu d'ailleurs, vous êtes mes deux enfants de l'amour, vous êtes ma nuit et mon jour, pourquoi choisir?)
la voix d'Huster est une catastrophe mais Demy n'était plus en position de force quand il a fait ce film et Huster a exigé de chanter lui-même (aïe, aïe, aïe). Bien évidemment c'est à Jim Morrison que Jacques Demy pensait en écrivant le rôle puis à John Lennon, puis à David Bowie. Là encore le rêve s'est fracassé contre le mur de la réalité.
Si au début, j'ai beaucoup ri comme tout le monde en voyant les "prestations" de Huster aujourd'hui toutes ces dissonances me font beaucoup de peine. Surtout quand il prononce la phrase magique de Demy "il faut croire à la vie, il faut croire au bonheur" alors que ce film est si malheureux et si mortifère.
 
 
XLIII
Parking marque également l'aboutissement de la vision ambivalente que Jacques Demy a de la femme. Dès Lola, elle a deux visages antagonistes sortis tout droit d'une tradition religieuse patriarcale millénaire: celui de Marie et celui d'Eve, celui de la sainte mère et celui de la prostituée: " Est-elle pécheresse ou bien fille de roi? Est-elle vertueuse ou bien fille de joie?" (Maxence et Guillaume dans les Demoiselles). 
La traduction visuelle de cette bipolarité triomphe avec Peau d'Ane où l'héroïne est à la fois princesse et animal(e). 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
puis avec Une chambre en ville où à la douce Violette s'oppose la sulfureuse Edith, racolant les passants nue sous son manteau de fourrure. D'un côté le bonheur paisible, sans surprise et familial, de l'autre la passion qui consume et dévore, imprévisible et jamais satisfaite, promise à l'anéantissement et à la mort.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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XLIV
Une chambre en ville expose si crûment les affres d'une sexualité tourmentée et mortifère que le public est déconcerté. Certains de ses collaborateurs également. Ainsi Michel Legrand, compositeur de la plupart des films de Demy a refusé de faire celle d'Une chambre en ville en lui disant "ce n'est pas toi", un comble quand on sait que ce signifie cette oeuvre pour son créateur!! Et aujourd'hui encore, Legrand reste braqué et obtus, dénigrant systématiquement un film dont le seul tort est de déranger l'image lisse et rassurante que le public veut avoir de Jacques Demy.
La mise en pièces de l'univers acidulé et sublimé des années soixante débouche donc sur un échec commercial. Demy est incompris et moqué: " Le rendez-vous manqué du public fut une blessure profonde et marqua une cassure dans sa vie d'artiste." (Rosalie Varda)
Edmond (joué par Michel Piccoli), le mari d'Edith est un psychopathe qui cumule les tares: impuissance, jalousie, avarice, perversité (Il surnomme Edith qui dépend de lui financièrement "ma jolie pute" tout en la traitant de  "petite fille", encore une ambivalence bien malsaine).

Edmond (joué par Michel Piccoli), le mari d'Edith est un psychopathe qui cumule les tares: impuissance, jalousie, avarice, perversité (Il surnomme Edith qui dépend de lui financièrement "ma jolie pute" tout en la traitant de "petite fille", encore une ambivalence bien malsaine).

XLV
" Dans les derniers films de Jacques, Parking et Trois places pour le 26, on sent que quelque chose s'est cassé. Ils sont intéressants évidemment mais il leur manque cette étincelle. " (Catherine Deneuve)
" Après les échecs douloureux de ses derniers films, Jacques fut très seul. Il s'est réfugié dans la photo et a découvert la peinture." (Rosalie Varda)
Peinture de Jacques Demy (années 80)

Peinture de Jacques Demy (années 80)

XLVI
"Voir mon nom si jeune inscrit sur une tombe m'a donné le sentiment de la fragilité de l'existence." (Jacques Demy dans Jacquot de Nantes)
Les bombardements de Nantes en 1943 qui ont ravagé la ville ont encore renforcé cette prise de conscience de la mort inéluctable. Mais celle-ci a été considérablement précipitée par l'épidémie de sida des années quatre-vingt dont Jacques Demy a été l'une des victimes.
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XLVII
Jacques Demy et Agnès Varda se sont rencontrés en 1958 au festival du court-métrage de Tours. Chacun venait présenter sa production Le Bel Indifférent pour Demy  et Du côté de la côte pour Varda qui venait d'accoucher d'une petite fille, Rosalie. L'année suivante, Jacques Demy s'est installé dans l'appartement-atelier d'Agnès Varda rue Daguerre. Ils se sont mariés en 1962. Leur fils Mathieu est né dix ans plus tard en 1972. Jacques Demy a adopté Rosalie qui à l'âge adulte est devenue la costumière de ses films. 
Jacques Demy et Agnès Varda se sont séparés au début des années quatre-vingt et se sont retrouvés au moment du tournage de Trois places pour le 26 que Jacques Demy lui a dédié.
Jacques D. photographié par Agnès V. au Brésil en 1969

Jacques D. photographié par Agnès V. au Brésil en 1969

Dans les années 60

Dans les années 60

A la fin des années 80

A la fin des années 80

XLVIII
La force de Jacquot de Nantes réalisé par Agnès Varda en 1990 vient du fait qu'il raconte l'enfance de Jacques Demy alors que celui-ci est en train de mourir.
 
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XLIX
Jacquot de Nantes est aussi en creux l'histoire d'un couple qui après une longue séparation s'est retrouvé et uni face à la maladie et à la mort. 
La peinture de Jacques Demy qui ouvre le film

La peinture de Jacques Demy qui ouvre le film

L
Jacquot de Nantes est en effet le premier et le dernier film qu'ils ont fait ensemble. Jacques Demy écrivait ses souvenirs pendant qu'Agnès Varda les mettait en forme et les réalisait. Film-transbordeur qui m'a permis de passer sur l'autre rive et de découvrir le cinéma d'Agnès Varda.
 
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" A Varda, dont l'oeuvre est depuis l'origine hantée par la mort, Jacques Demy fait le cadeau du plus joyeux de ses films et du plus vibrant de confiance en la vie. A Demy dont le sable coule trop vite entre ses doigts, Varda offre d'arrêter le temps, de réinventer cette enfance dont il n'a jamais perdu la nostalgie, de devenir ce film qu'il n'aura plus le temps de faire. Jacquot de Nantes défie la mort et dit plus fort que tout l'amour de la vie et du cinéma". (JP Berthomé)
 
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LI
"Il y a du sacré, dans Jacquot de Nantes, parce que l'amour y tend vers l'universel, vers l'union mystique. Il y a de la dévoration dans le rapport de Varda à Demy, mais parce que cette dévoration est exigée par le don de son corps, consenti par Demy. Il abandonne ses dernières forces à la caméra, mais c'est pour que celle-ci le fasse à son tour film, lui qui n'a jamais rêvé d'autre chose. Et derrière cette caméra qui le crucifie et le promet à l'éternité à la fois, l'épouse, la soeur, la mère, la compagne." (JP Berthomé)
Le corps qui se dégrade et la mer éternelle

Le corps qui se dégrade et la mer éternelle

"Dans la difficulté, dans ce chemin très dur qu'il parcourt, qu'est-ce que je pouvais faire d'autre sinon être au plus près de lui? Au plus près serré comme on dit." (Agnès Varda)
Des plans magnifiques jalonnent ainsi le film, des plans rapprochés de son visage, de ses mains et de ses yeux, des plans comme autant de caresses et de témoignages (on en retrouve aussi dans les Plages d'Agnès, réalisé en 2008).
L'oeil du cinéaste

L'oeil du cinéaste

L'art comme moyen d'immortaliser la vie par essence éphémère, c'est aussi comme cela que se termine le dernier épisode de Lady Oscar: " Elle a traversé nos vies comme un éclair et pourtant son souvenir restera gravé en nous comme cette rose de soie qui ne se fanera jamais."

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LII
Mathieu Demy a commencé sa carrière d'acteur dès le plus jeune âge en tournant dans les films de sa mère. Deux rôles se détachent particulièrement. 
Documenteur, tourné à Los Angeles en 1980 raconte sous couvert de fiction la douloureuse séparation d'Emilie Cooper/Agnès Varda et de Tom Cooper/Jacques Demy du point de vue de cette dernière. Le petit Mathieu alors âgé de 8 ans joue son propre rôle (bien qu'il s'appelle Martin Cooper dans le film).
La famille Cooper, double cinématographique de la famille Demy (Documenteur, Americano)

La famille Cooper, double cinématographique de la famille Demy (Documenteur, Americano)

En 1988, Kung-Fu Master est une variation sur la relation gémellaire qui unit Agnès Varda à Jane Birkin depuis le portrait miroir Jane B. par Agnès V. (1987). 
 
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A partir d'une idée de Jane Birkin, Agnès Varda a l'idée de mettre en scène leurs deux familles (outre Mathieu Demy âgé de 14 ans, on retrouve Charlotte Gainsbourg âgée de 16 ans et Lou Doillon âgée de 4 ans). Le père brille (encore) par son absence ce qui permet à "Mary-Jane" (40 ans) de vivre une histoire d'amour avec "Julien" (14 ans) avant que la société ne lui rappelle brutalement l'interdit. 

Ca sent un peu l'inceste par procuration...ou le conflit intérieur (via une vertigineuse mise en abyme Sabine Mamou (la mère de Mathieu/Martin dans Documenteur) apparaît à la fin du film en tant que mère de Julien pour porter plainte contre Mary-Jane).

Ca sent un peu l'inceste par procuration...ou le conflit intérieur (via une vertigineuse mise en abyme Sabine Mamou (la mère de Mathieu/Martin dans Documenteur) apparaît à la fin du film en tant que mère de Julien pour porter plainte contre Mary-Jane).

Des films mêlant inextricablement fiction et réalité qui ont contraint plus tard Mathieu Demy à une mise au clair (voir chapitres sur Americano qui se présente comme une suite de Documenteur).
 
LIII
1998, sortie du film Jeanne et le garçon formidable d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1

Le film est un hommage à Jacques Demy: c'est une comédie musicale qui mélange histoire d'amour légère et réalité sociale douloureuse. Certains numéros chantés et dansés citent directement ses films. La filiation est également généalogique: Mathieu Demy joue le rôle principal, celui d'un jeune homme séropositif qui meurt du sida, comme son père ce qui à l'époque est encore un non-dit public (Agnès Varda ne révèlera la véritable cause du décès de Jacques Demy qu'en 2008 dans Les plages d'Agnès).

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
LIV
En 2011, sort le film Tomboy de la réalisatrice Céline Sciamma. Mathieu Demy joue le rôle du père de Laure, petite fille de 10 ans qui à la faveur d'un déménagement et le temps d'une fin d'été s'invente une autre identité et devient Mickäel. Un thème transgenre tout à fait dans la filiation des films de Demy-père. Et pour cause: Céline Sciamma n'est autre que l'arrière-petite-cousine de Jacques Demy.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 1
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LV
En 2012 sort sur les écrans le premier long métrage de Mathieu Demy, Americano, hanté par des souvenirs d'enfance, le cinéma de ses parents et la question de la filiation (les principaux partenaires de Mathieu Demy dans le film sont Géraldine Chaplin et Chiara Mastroianni).Le film joue sur les deux héritages et entremêle pure fiction et éléments autobiographiques comme dans les films d'Agnès Varda.
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LVI
Martin Cooper/Mathieu Demy âgé de 40 ans apprend que sa mère est morte. Il renoue alors avec les lieux de son enfance à Los Angeles, filmés dans Documenteur (1980) qu'Americano cite abondamment façon film dans le film. Mais si dans le film d'Agnès Varda, la mère prénommée Emilie Cooper était jouée par Sabine Mamou, dans le film de Mathieu Demy elle a bien la voix d'Agnès Varda. Par bien des côtés, Americano aurait pu s'intituler Comment j'ai tué ma mère (Agnès Varda qui était interdite de plateau a d'ailleurs reconnu de le film était un moyen pour son fils de se réapproprier des images qui lui avaient été volées dans son enfance).

Sabine Mamou à gauche, Agnès Varda à droite

Sabine Mamou à gauche, Agnès Varda à droite

LVII
Documenteur, d'une tristesse insondable, hanté par l'exil, l'errance, la douleur, le manque, la mort est une sorte d'autoportrait impressionniste de la réalisatrice réalisé au moment où elle se séparait de Jacques Demy au début des années 80. Alors qu'il était rentré en France, ulcéré par le refus des américains de lui accorder une seconde chance après l'échec de Model Shop, elle était resté à Los Angeles avec Mathieu alors âgé de 8 ans (alias Martin dans le film).
Venice Beach à Los Angeles devenue le symbole d'une impasse existentielle dans la vie de Demy (cf le sens interdit) comme dans celle de Varda.

Venice Beach à Los Angeles devenue le symbole d'une impasse existentielle dans la vie de Demy (cf le sens interdit) comme dans celle de Varda.

Emilie Cooper (Sabine Mamou) et son fils Martin (Mathieu Demy âgé de 8 ans) dans Documenteur

Emilie Cooper (Sabine Mamou) et son fils Martin (Mathieu Demy âgé de 8 ans) dans Documenteur

Emilie nue se contemplant dans un miroir coupé en deux moitiés désaccordées: le climax du film.

Emilie nue se contemplant dans un miroir coupé en deux moitiés désaccordées: le climax du film.

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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau, chapitre 0: Introduction

Publié le par Rosalie210

Introduction

"Mais toute ombre en dernier lieu est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu."
(Stephan Zweig, le Monde d'hier)

"Rien ne ressemble autant à une notion que son contraire." (Le paradoxe dans la poésie de Jules Supervielle, Jacques Allemand)

Nantes, le pont transbordeur détruit en 1958

Nantes, le pont transbordeur détruit en 1958

Le port de La Pallice à La Rochelle

Le port de La Pallice à La Rochelle

PREFACE
 
Mon premier contact avec l'univers de Jacques Demy remonte au début des années 80. Mais ce n'est ni Peau d'Ane ni rien qui ressemble de près ou de loin à une bonbonnière. Il s'agit probablement de deux extraits ou bandes-annonces qui passaient à la télévision. Dans le premier, des rats sortaient de toutes part d'un gâteau de mariage, dans l'autre une femme nue sous un manteau de fourrure entrait dans un magasin de télés vert glauque.
Le Joueur de flûte (1971)

Le Joueur de flûte (1971)

Une chambre en ville (1982)

Une chambre en ville (1982)

Deux images plutôt troubles qu'à l'époque je n'ai bien entendu pas pu identifier mais que j'ai su retrouver plus tard. C'est le contraste entre la surface pastel de son univers et ce que j'avais pu en entrevoir si jeune de sombre, d'obscur qui m'a attirée vers ce réalisateur. Et ce d'autant qu'en 1978 il a adapté l'oeuvre culte de mon adolescence, La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda (sous le titre de Lady Oscar).

Les premiers films où j'ai vu jouer Bernard Giraudeau remontent également au début des années 80 et ont suscité chez moi une réaction de rejet virulente et épidermique. Les longs manteaux (scénario indigent sur personnages transparents = ennui total) a été une des pires expériences cinématographiques de ma vie, un véritable épouvantail pour de longues années. Quant aux autres films vus durant cette période, ils ont achevé de me donner une image détestable de lui à base de beaugossitude autosatisfaite et d'overdose de testostérone, d'adrénaline, de surboum et autres méduses bien collantes.

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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau, chapitre 0: IntroductionSous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau, chapitre 0: Introduction

Une antipathie tenace qui s'est brusquement muée en son contraire lorsque j'ai découvert récemment le film Passion d'amour (qui date pourtant aussi du début des années 80) adapté du roman Fosca d'Iginio Ugo Tarchetti. Parce qu'il était réalisé par Ettore Scola que j'adore notamment pour la finesse de son observation de la nature humaine, j'ai surmonté mes préjugés et je l'ai regardé. En mettant en évidence quelques unes des (nombreuses) dualités identitaires de cet acteur, il m'a conduit jusqu'à cette réflexion sur les semblables qui s'attirent et les antipodes qui se touchent.

Passion d'amour est f[oscar]dien par excellence: roses qui soulignent l'éphémère de la beauté, maladies incurables, uniformes militaires seyants, amours passionnelles impossibles, inversion sexuelle, romantisme exacerbé...

Passion d'amour est f[oscar]dien par excellence: roses qui soulignent l'éphémère de la beauté, maladies incurables, uniformes militaires seyants, amours passionnelles impossibles, inversion sexuelle, romantisme exacerbé...

Jamais plus toujours de Yannick Bellon (1976) est un magnifique poème cinématographique sur le temps qui passe et la mémoire, célébré aussi bien par Lévi-Strauss que par Pierre Nora. Il illustre la formule de Lavoisier "rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme". L'objet y joue un rôle fondamental qu'il soit recyclé à la poubelle ou dans une vente aux enchères. C'est ainsi que deux petits jeunes qui s'installent (Bernard Giraudeau et Marianne Epin) achètent un paravent à miroirs ayant appartenu à une actrice décédée. Ils le placent dans leur appartement décoré à la japonaise.

Jamais plus toujours de Yannick Bellon (1976) est un magnifique poème cinématographique sur le temps qui passe et la mémoire, célébré aussi bien par Lévi-Strauss que par Pierre Nora. Il illustre la formule de Lavoisier "rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme". L'objet y joue un rôle fondamental qu'il soit recyclé à la poubelle ou dans une vente aux enchères. C'est ainsi que deux petits jeunes qui s'installent (Bernard Giraudeau et Marianne Epin) achètent un paravent à miroirs ayant appartenu à une actrice décédée. Ils le placent dans leur appartement décoré à la japonaise.

Jacques Demy et Bernard Giraudeau donc. Les réunir était une évidence. Parce qu'ils sont tous deux Gémeaux (5 et 18 juin), nés dans une cité portuaire du nord-ouest de la France avec l'océan, l'île de Ré ou Noirmoutier-en-l'île pour horizon. Parce qu'issus de milieux modestes, ils se sont rebellés contre le destin que leur père avait tracé pour eux dans le monde ouvrier au profit d'une carrière artistique librement choisie. Parce que le marin est une figure emblématique des films de Jacques Demy et que marin a été le premier métier de Bernard Giraudeau. Parce que le premier a pensé au second pour jouer Guilbaud dans Une chambre en ville et Orphée dans Parking, ses deux films les plus sombres et torturés. Parce que leurs couples respectifs, gémellaires tous les deux, ont gravité autour du même secteur du XIV° arrondissement de Paris. Parce que tandis que l'un a longtemps rêvé en rongeant son frein au bord du précipice, l'autre s'est engouffré dans les extrêmes jusqu'à finir par se brûler les ailes. A moins que ce ne soit le contraire. Parce qu'au final leur mort quasiment au même âge a été prématurée et tragique. 

 Une histoire profondément marquée par une tension entre la quête du même, du double, du semblable et l'irrésistible attraction de l'autre et de l'ailleurs

Une histoire profondément marquée par une tension entre la quête du même, du double, du semblable et l'irrésistible attraction de l'autre et de l'ailleurs

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Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Publié le par Rosalie210

Robert Stephens, Maggie Smith, Toby Stephens et Christopher Stephens en 1972

Robert Stephens, Maggie Smith, Toby Stephens et Christopher Stephens en 1972

Chapitre 3:

Le démon intérieur de Toby Rochester

" Une comédie sur la consommation d'alcool ["Trahisons" de Harold Pinter], en particulier lors d'une conversation avec un certain Robert ne peut qu'inévitablement faire ressurgir des fantômes pour le fils de Robert Stephens, acteur de théâtre d'une puissance saisissante qui a gâché son talent en raison d'une dépendance qui a fini par le tuer. (…) Je lui demande, si, en plus d'hériter de la physionomie et des talents de ses parents, il craint la présence en lui des gènes autodestructeurs de son père. Il soupire, fait une pause et s'y reprend à plusieurs fois avant de répondre: "Je pense avoir réglé le problème" (Mark Lawson, "Fils Prodigue", 31/05/2007).

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

La première fois que j'ai vu la mini-série "Jane Eyre" de Susanna White, j'ai ressenti une émotion profonde qui m'était familière en regardant jouer Toby Stephens. Lui-même me semblait vaguement familier, sans que je puisse immédiatement savoir pourquoi. Depuis, j'ai lu un grand nombre d'articles essayant de retrouver à travers lui les traits de son père (illustre en Angleterre) et de sa mère (illustre dans le monde entier, surtout depuis qu'elle a interprété Minerva McGonagall dans les films adaptés de la saga "Harry Potter"). Une problématique commune à tous les enfants d'acteurs célèbres mais compliquée par l'aliénation paternelle. Toby Stephens aurait pu faire sien le passage où dans le rôle de Rochester, il raconte l'histoire de sa femme folle, Bertha Mason " Sa mère avait fait plusieurs séjours dans un asile d'aliénés où elle se trouvait encore, victime d'une maladie mentale qui se transmettait comme une malédiction de génération en génération" (épisode 3).

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Je devais avoir une vingtaine d'années quand j'ai découvert les comédies de Billy Wilder. Elles me sont rapidement devenues indispensables parce qu'elles étaient drôles, intelligentes et qu'elles donnaient de l'espoir. Et à cette période de ma vie, l'espoir était ce dont j'avais le plus besoin. Aussi lorsque le Champo, un cinéma du quartier latin mit à l'affiche "La vie privée de Sherlock Holmes", un film du cinéaste que je ne connaissais pas encore, je me précipitais pour le voir. Je n'en ressortis pas indemne. Le film que l'on peut considérer aujourd'hui comme le chef-d'oeuvre crépusculaire de Billy Wilder était le contraire de mes attentes, il distillait un profond désespoir, une mélancolie douloureuse, si authentique cependant qu'il me toucha profondément. Comme son titre l'indique, il sonde l'intériorité du célèbre personnage de fiction et révèle ses failles à base de sexualité réprimée et de toxicomanie. Ce que je ne savais pas à l'époque, c'est que le personnage et son interprète, Robert Stephens, ne faisaient qu'un, le miroir tendu à ce dernier par Billy Wilder et ses exigences maniaques sur le plateau provoquant chez lui une crise existentielle d'une telle gravité qu'il fit une tentative de suicide en plein tournage. Il a d'ailleurs rebaptisé le film (auquel il consacre un chapitre entier dans son autobiographie) "La malheureuse vie privée de Sherlock Holmes". Ce fut le point de départ d'un engrenage infernal d'autodestruction qui ruina sa carrière, sa vie personnelle, sa santé et écourta sa vie. 

Robert Stephens dans "La vie privée de Sherlock Holmes" (1970).

Robert Stephens dans "La vie privée de Sherlock Holmes" (1970).

Billy Wilder (on le comprend) ressortit traumatisé du tournage car il était persuadé que c'était parce qu'il avait poussé à bout Robert Stephens que celui-ci avait tenté de mettre fin à ses jours.

Billy Wilder (on le comprend) ressortit traumatisé du tournage car il était persuadé que c'était parce qu'il avait poussé à bout Robert Stephens que celui-ci avait tenté de mettre fin à ses jours.

Robert Stephens était incapable de regarder ses problèmes en face, il a passé sa vie à les fuir, à les enfouir, à les nier. Sa vie, qu'il a raconté dans une autobiographie "Le chevalier errant ou les mémoires d'un acteur vagabond" (1995, l'année de son décès) est une perpétuelle fuite en avant. Le titre parle de lui-même: Robert Stephens y insiste sur le fait qu'il n'a jamais réussi à se fixer, à avoir de maison et à se sentir chez lui quelque part, sinon peut-être sur les planches mais interpréter des rôles n'est-ce pas aussi une façon de s'évader de soi-même?

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

Le fait qu'il ait grandi dans un foyer toxique, non désiré (sa mère lui a raconté comment elle avait essayé de l'avorter elle-même avec un crochet et du gin p 3) et maltraité (" J'ai grandi sans argent, sans amour et sans perspectives", p 2) a sans doute joué un rôle fondamental dans son déracinement, son manque de confiance en lui, son besoin pathologique de reconnaissance, le développement de ses troubles maniaco-dépressifs et son incapacité à élever les enfants qu'il avait semé sur sa route, les abandonnant les uns après les autres quand ils étaient petits. Ce qui s'est avéré finalement être un moindre mal car lorsqu'il les a retrouvés à l'âge adulte, il leur a transmis sa propre toxicité. Il s'est ainsi posé en rival de Toby lorsqu'il est entré à la Royal Shakespeare Company en 1991 (son fils jouait également pour la RSC). Il jalousait son talent, déclenchant chez ce dernier un conflit de loyauté qui a certainement contribué à aggraver les deux grands problèmes qui se sont posés dans sa vie: l'aspect erratique de sa carrière et l'alcoolisme, tous deux directement hérités de son père.

 

Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).
Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).

Le come-back fracassant de Robert Stephens après 20 ans d'éclipse dans le rôle de Falstaff (Heny IV) en 1991 puis dans celui du roi Lear en 1993, toujours pour la RSC (deux ans plus tard, peu de temps avant sa mort qu'il ne voulait pas voir venir il était fait chevalier d'où le titre de son autobiographie).

Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.
Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.

Toby Stephens jouant Coriolan pour la RSC en 1994, l'une de ses plus grandes performances.

Vers l'âge de 16-17 ans, Robert Stephens a quitté le "foyer" familial pour se consacrer au théâtre qu'il avait découvert à l'école. Celle-ci ayant repéré son talent pour la récitation en vers (faculté dont Toby a également hérité), elle l'envoya exercer son élocution auprès d'un professeur qui jouait dans un théâtre amateur de Bristol, ville dont Robert était originaire. Puis il se mit à jouer et monter de petites pièces dans des clubs de théâtre. A cette occasion, il découvrit sa première drogue dure, le "cocktail létal de théâtre et de sexe." (p 10). D'après Toby (dans un article du Télégraph daté de 2009), sa faible estime de soi conjuguée à son besoin de se fuir dans des personnages plus grands que nature ainsi que l'ivresse d'être adulé de façon quasi instantanée par la profession et le public furent des facteurs déterminants dans sa dépendance au sexe. Coureur de jupons invétéré, Robert Stephens multiplia les liaisons tout en se mariant à quatre reprises (dont pour moitié dans le seul but de reconnaître un enfant). Lui-même décrit ses mariages comme une "extension de ses liaisons" (p 18). Pour mesurer l'ampleur de la pagaille de sa vie privée, il raconte comment, plus ou moins forcé par un "ami" à lui, il alla raconter ses infidélités à Maggie Smith (l'épouse numéro 3) parmi lesquelles se trouvait la propre secrétaire et accessoirement maîtresse de ce même "ami". Quant à l'épouse n°2, Tarn Bassett il la place sur le même plan que son grand ami, Jeremy Brett ("Tomber amoureux de Tarn et de Jeremy" p 17), là aussi une histoire compliquée.

La photo de mariage avec Tarn Bassett et Jeremy Brett comme témoin en 1956.

La photo de mariage avec Tarn Bassett et Jeremy Brett comme témoin en 1956.

Sa tentative de suicide ratée en 1970 qui entraîna le délitement de son mariage avec Maggie Smith, la longue traversée du désert de sa carrière et sa plongée dans l'alcool révéla qu'il souffrait d'une maladie mentale (les troubles maniaco dépressifs ou bipolaires, le film ayant sans doute servi de "détonateur"). Il fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique dont il ne sortait que pour aller se réfugier chez Jeremy Brett, acteur shakespearien comme lui et lui aussi atteint de troubles bipolaires (on pourrait aussi ajouter qu'ils sont morts presque au même âge et la même année). Jérémy Brett était à la fois le modèle et le jumeau de Robert Stephens. Quand celui-ci se compare à lui, il se décrit comme un vilain petit canard physiquement et socialement "J'étais un grand, brun et pas très beau jeune homme, je dirais que j'étais plutôt quelconque en fait. La personne qui pour moi incarnait la beauté masculine lorsque je le rencontrais à Manchester au début des années 50 était Jeremy Brett. Lui était un bel homme de premier plan, un gentleman, contrairement à moi (…) Je n'avais jamais rencontré personne d'aussi charmant, d'aussi élégant, d'aussi Etonien" (p 22). Le dernier mot est une allusion au prestigieux collège d'Eton, fréquenté par l'élite britannique, principalement son aristocratie. Robert Stephens était issu quant à lui de la classe ouvrière (la famille de son père travaillait sur les chaudières des bateaux de commerce du port de Bristol et celle de sa mère était dans le bâtiment). Robert et Jeremy se retrouvèrent à jouer respectivement Iago et Cassio dans "Othello" au début des années 50 où le second oublia de faire son entrée, obligeant le premier à laisser Othello seul sur scène (p 21) . C'est également dans le rôle d'Othello que Toby Stephens fit ses débuts au cinéma (dans "Orlando" de Sally Potter en 1992) et lui aussi "oublia" d'entrer en scène lors d'une représentation de "Britannicus" en 1999 parce qu'il s'était endormi, complètement saoul, laissant sa partenaire, Diana Rigg ( l'actrice de "Chapeau melon et bottes de cuir" et beaucoup plus récemment de "Games of Throne") seule sur scène. Ce fut d'ailleurs le déclencheur de sa prise de conscience que s'il ne faisait pas quelque chose pour régler son problème d'alcoolisme, cela allait le conduire tout droit dans la même déchéance physique et morale que celle de son père.

 

Diana Riggs (la mère, Agrippine) et Toby Stephens (le fils, Néron) dans Britannicus, mise en scène de Jonathan Kent (1999).

Diana Riggs (la mère, Agrippine) et Toby Stephens (le fils, Néron) dans Britannicus, mise en scène de Jonathan Kent (1999).

Robert Stephens a les mots d'un amoureux transi dès qu'il parle de Jérémy Brett et cela aurait pu l'aider à y voir plus clair dans son identité mais au contraire, il met toute son énergie dans son autobiographie à démentir les rumeurs de relation homosexuelle les visant, lui et Brett, ajoutant que l'idée lui faisait "horreur" (p 118, juste après avoir dit à quel point Jérémy était "immensément attirant", c'est juste à mourir de rire si ce n'était pas si pathétique). Il faut dire que Brett était bisexuel et qu'il cachait ses liaisons homosexuelles qui n'ont été révélées qu'assez tardivement** . Evidemment Robert Stephens n'en parle jamais. En revanche il précise que Maggie Smith le détestait, on se demande pourquoi ^^ (p 117). On retrouve ainsi toute la problématique de "La vie privée de Sherlock Holmes" avec un détective fondamentalement impuissant devant les femmes et gay refoulé avec Watson (il y a une séquence tordante dans le film où se dernier se retrouve à danser avec des hommes au fur et à mesure que la rumeur de son orientation sexuelle supposée se répand). Evidemment, Jérémy Brett a également interprété le célèbre détective ("nous sommes deux frères jumeaux, nés sous le signe des gémeaux" ^^^^^) mais dans des séries et téléfilms de 1984 à 1994.

Jane Erre, chapitre 3: Robert Stephens et son fils, Toby Stephens

La relation entre Robert Stephens et Maggie Smith telle qu'il la décrit est également riche d'enseignements, même si c'est à son corps défendant, Robert n'étant pas plus lucide envers elle qu'en ce qui concerne Jérémy Brett. Il est assez évident que c'est sa vanité et en particulier son besoin dévorant de reconnaissance qui l'a poussé vers elle qui était déjà une star lorsqu'il fit sa connaissance en 1963 lors d'une répétition. Il trompait déjà copieusement sa seconde femme Tarn qui avait fini par l'ennuyer (il a avoué avoir été infidèle au moins 20 fois pour chacun de ses mariages mais à mon avis c'est beaucoup plus ^^). Et ce qui me paraît très amusant, c'est qu'il décrit Maggie Smith comme une sorcière (et une "vipère") l'ayant ensorcelé avec son charme, son talent et son intelligence acérée (p 66). Il insiste beaucoup sur le fait qu'il avait reçu des dizaines d'avertissements visant à tenter de le dissuader de s'engager dans cette relation. L'un des assistants sur le plateau lui avait dit "Fais gaffe, elle boit comme un poisson et elle jure comme un charretier". Et son mentor, Laurence Olivier (alias "Larry") lui avait recommandé d'éviter les "sang-mêlées".*** (p 67) Là encore ça serait comique si ça n'était pas si pathétique. D'abord parce que cela montre si besoin était combien Robert Stephens était aveugle quant au rapport qu'il avait à l'alcool (ce que Toby a ensuite confirmé en disant qu'il ne supportait pas d'être considéré comme un alcoolique et ajoutant "alors qu'il l'était, au même titre que moi, en ce sens qu'il n'avait aucun contrôle sur sa consommation d'alcool" toujours dans l'article du Télégraph en 2009.) Ensuite parce que Laurence Olivier, qu'il idolâtrait, avait en réalité tout fait, le considérant comme un dangereux concurrent, pour l'empêcher d'accéder aux plus grands rôles shakespeariens ce qui avait contribué à saper sa fragile confiance en lui et à le faire boire (rôles auxquels il accéda finalement 30 ans après). De plus la personne qui souffrait de troubles bipolaires (maladie qu'Olivier associait implicitement au métissage) *** était Robert et non Maggie. Enfin parce que cela révélait en creux combien il rejetait sa nature féminine (il reconnaissait cependant qu'il avait un problème d'identité), ayant choisi précisément une femme extrêmement virile qu'il jalousait et redoutait autant qu'il l'admirait. Il y a un passage extrêmement délectable dans son autobiographie où il raconte qu'alors que lui-même n'avait jamais appris à conduire, Maggie Smith était une experte en la matière. Alors que leur couple se déchirait, elle avait en croisant une femme qu'elle savait être l'une de ses maîtresses menacé de l'écraser avec sa voiture, plaisantant seulement à moitié (p 118). Ce n'était pas vraiment le genre victime qui s'effondre en pleurs ^^.

"Le couple qui tue" en 1970. Maggie Smith et Robert Stephens ont joué ensemble de multiples fois au théâtre (j'ai choisi "Beaucoup de bruit pour rien" parce que j'adore cette pièce et que Robert Stephens a joué plus tard dans le premier film de Kenneth Branagh "Henry V")...

"Le couple qui tue" en 1970. Maggie Smith et Robert Stephens ont joué ensemble de multiples fois au théâtre (j'ai choisi "Beaucoup de bruit pour rien" parce que j'adore cette pièce et que Robert Stephens a joué plus tard dans le premier film de Kenneth Branagh "Henry V")...

...Et aussi au cinéma, notamment dans "Les belles années de miss Brodie" de Ronald Neame (1969)

...Et aussi au cinéma, notamment dans "Les belles années de miss Brodie" de Ronald Neame (1969)

Le travail qui n'avait pas été fait par le père est par conséquent retombé sur les épaules de la génération suivante et plus précisément, sur celles de Toby. Christopher et Toby ayant été élevés par leur beau-père, Beverly Cross, premier amour et second mari de Maggie Smith (elle l'avait épousé quelques mois après son divorce d'avec Robert Stephens en 1975), c'est lui qu'ils considéraient comme leur père, appelant leur géniteur (qu'ils n'ont que très peu revu avant la fin de leur adolescence) par son prénom, Robert. Tous deux sont devenus acteurs comme leurs parents mais ont pris des directions opposées. Christopher, l'aîné (né en 1967) a en effet choisi un nom de scène différent de celui de son père (Chris Larkin). Alors que le cadet, Toby (né deux ans plus tard, en 1969) a fait l'inverse, non seulement en conservant le nom de son père mais aussi son surnom, très proche de son prénom (quand il était petit, Robert était surnommé "Tubby" Stephens parce qu'il était rondouillard, p 2). Des deux frères, Toby était celui qui demandait ouvertement où était passé son père et s'il était mort (p 123). Il lui a fallu faire un travail sur lui-même pour admettre qu'il n'était pas la même personne que son père (même s'il n'a jamais eu ses angoisses identitaires, sachant beaucoup mieux gérer que lui sa nature hybride masculine/féminine), même s'il avait hérité d'un certain nombre de ses dispositions (bonnes et mauvaises). Il lui a fallu gérer le fait de vivre dans l'ombre de ses célèbres parents (il a d'ailleurs tiré les leçons de leur union orageuse et médiatisée en vivant une vie personnelle discrète et sans histoires) et d'être sans cesse comparé à eux, d'avoir une carrière imprévisible, inégale, marquée par beaucoup de désillusions, génératrice d'angoisses qui furent à l'origine de ses problèmes d'alcool. Après son "absence" dans "Britannicus" et d'autres histoires du même genre où il oubliait de plus en plus ses répliques voire le scénario, n'arrivait pas à se réveiller, avait le teint brouillé et le visage bouffi, il prit au début des années 2000, plus de dix ans après avoir commencé à boire la seule décision qui pouvait lui permettre de reprendre le contrôle de sa vie: ne plus avaler une seule goutte d'alcool et s'y tenir, même si le cerveau lui n'oublie jamais*.

*Ayant décidé en avril 2005 d'arrêter de fumer (je n'ai jamais beaucoup fumé mais mon cerveau réclamait sa dose quotidienne de manière obsessionnelle et je détestais cette sensation de dépendance) et n'ayant jamais touché depuis à une seule cigarette, je peux néanmoins dire qu'à intervalles réguliers, je rêve que je reprends et la dernière fois est toute récente et est évidemment liée au fait de m'être plongée dans l'histoire des Stephens. On ne se débarrasse jamais de ses addictions, on apprend juste à vivre avec.

** L'homosexualité n'a été dépénalisée en Angleterre qu'en 1967. Beaucoup d'entre eux avaient donc une double vie et une double identité. Un autre ami proche de Robert Stephens, le dramaturge John Osborne, marié cinq fois, grand buveur et diabétique comme lui affichait une misogynie et une homophobie virulente en public. Après sa mort en 1994, un de ses collaborateurs a révélé, lettres à l'appui la longue relation qu'il avait eu avec lui ce qui a plongé son entourage dans l'incrédulité et la stupéfaction (y compris Robert Stephens évidemment puisque cela ébranlait l'édifice de son propre déni.)

*** Laurence Olivier avait alors quitté Vivien Leigh avec laquelle il avait vécu un enfer (elle souffrait elle aussi de troubles bipolaires avec les mêmes addictions que Robert Stephens). Il avait dû associer sa maladie au fait qu'elle était métissée (elle avait du sang indien dans les veines) alors qu'aujourd'hui encore le débat sur les origines de cette maladie n'est pas tranché, le plus probable étant un mélange d'inné (vulnérabilité polygénétique) et d'acquis (l'absorption d'alcool durant la grossesse et la maltraitance infantile sont deux facteurs déterminants et Robert Stephens cochait les deux cases). Maggie Smith est quant à elle mi-anglaise, mi-écossaise.

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Jane Erre, chapitre 2: comparaison entre "Jane Eyre", le roman de Charlotte Brontë et "King-Kong Théorie" l'essai de Virginie Despentes.

Publié le par Rosalie210

" Le premier devoir d'une femme écrivain c'est de tuer l'ange du foyer." (Virginia Woolf)

Béatrice Dalle et Virginie Despentes

Béatrice Dalle et Virginie Despentes

Chapitre 2: Vierge et Putain, même combat

Mon inspiration est venue d'une source improbable mais au fond, cohérente. Il y a une quinzaine de jours, je suis tombée par hasard sur un lien dans le fil d'actualités de la page d'accueil de Facebook renvoyant à une émission présentée par Léa Salamé sur France Inter consacrée aux "femmes puissantes". La "femme puissante" du jour était Béatrice Dalle (qui pour bien faire comprendre que "femme puissante" signifie "sorcière" avait choisi en programmation musicale "I put a spell on you" ^^). L'hallucinant déluge de commentaires sous le lien a provoqué chez moi des rires de plus en plus nerveux au fur et à mesure qu'une image précise issue de "Jane Eyre" se matérialisait dans ma tête. Petit florilège: "Elle croque la vie à pleine dents"; "Elle n'a pas soif que de liberté"; "Elle est tellement humaine qu'elle en boufferait"; "Elle a soif ou elle a la dalle" (^^); "Elle a une mâchoire d'acier" ou encore "Elle pourrait nous en arracher un gros morceau avec sa denture." Seule une personne avait posté un commentaire du genre "Mais vous ne voyez donc pas qu'elle vous provoque [en prétendant avoir mangé de la chair humaine]? C'est une actrice!" Mais en matière de "croqueuse d'hommes" conjuguant cannibalisme et vampirisme, Béatrice Dalle aurait tout à fait pu être la réincarnation de Bertha Mason, l'épouse folle à lier de Rochester.

" La chair de l'épaule n'est pas seulement coupée, elle est aussi déchiquetée. Cette blessure n'a pas été faite par un couteau, il y a des marques de dents!" (p 299) et dans la série (episode 2): "Elle a bu mon sang, elle m'a dit qu'elle voulait me vider le coeur".

" La chair de l'épaule n'est pas seulement coupée, elle est aussi déchiquetée. Cette blessure n'a pas été faite par un couteau, il y a des marques de dents!" (p 299) et dans la série (episode 2): "Elle a bu mon sang, elle m'a dit qu'elle voulait me vider le coeur".

Qui est Bertha Mason exactement sinon le côté obscur de Jane? Elle représente sa partie bestiale, pulsionnelle, fiévreuse (Bertha est également pyromane), agitée, passionnelle. C'est la sorcière en elle, celle qui épouvante les figures patriarcales du pouvoir car elle peut le leur arracher, littéralement. Rochester a un rapport ambivalent vis à vis de ces femmes, un rapport d'attraction-répulsion. Il est fasciné par elles tout en cherchant à les contrôler au risque de s'y brûler ou de se faire dévorer.

Pas étonnant que les imposantes dents du bonheur de Béatrice Dalle associées à sa personnalité et ses propos provocants suscitent tant de fantasmes!

Pas étonnant que les imposantes dents du bonheur de Béatrice Dalle associées à sa personnalité et ses propos provocants suscitent tant de fantasmes!

A partir de cette émission, j'ai vite fait l'association avec la grande amie de Béatrice Dalle qui est Virginie Despentes et plus précisément avec son essai "King-Kong Théorie" dont je connaissais des extraits. J'ai eu l'intuition que la comparaison serait fructueuse. Et cela fut, évidemment, l'un faisant ressortir l'autre de manière saisissante! Car si Béatrice Dalle est une descendante naturelle de Bertha Mason, il est logique que Virginie Despentes soit une descendante de Charlotte Brontë elle-même. Affirmation quelque peu savoureuse parce que l'une est aux antipodes de l'autre sauf que les antipodes se touchent toujours (et même parfois il leur arrive de communier, voir chapitre 1 ^^).

Edition Grasset, 2006.

Edition Grasset, 2006.

Toutes deux sont en guerre contre le patriarcat, incarnant la binarité qui lui est si chère (la vierge et la putain) mais unies dans un même cri de révolte contre un ordre social fondé sur des assignations de genre aliénantes et mutilantes pour la femme et pour l'homme ayant pour but l'exploitation de tous par les institutions (armée, église, état, famille). C'est la colère qui innerve "Jane Eyre" et c'est la rage qui transpire de "King-Kong Theorie". Toutes deux écrivent à partir de leur expérience de la marge (les deux livres sont largement autobiographiques). Pour des raisons inhérentes à son époque et à sa condition, Charlotte Brontë n'a pu que rêver l'aventure ce qui est remarquablement mis en valeur par la série de Susanna White à travers le livre d'images exotiques qui permet à Jane de s'évader.  C'est avec hargne que Virginie Despentes revendique son droit de partir à l'aventure, quitte à en accepter les risques, le principal étant celui du viol (risque auquel est également confronté Mona, la vagabonde de "Sans toit ni loi" de Agnès Varda). " C'est un risque inévitable, c'est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement" (…) " Oui, on avait été dehors, un espace qui n'était pas pour nous (…) Oui, on était en minijupes seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes et faibles, faibles comme les filles apprennent à l'être quand on les agresse. (…) On avait pris le risque, on avait payé le prix (…) victimes ordinaires de ce qu'il faut s'attendre à endurer si on est femme et qu'on veut s'aventurer à l'extérieur." (pages 41-42-43).

Le livre d'évasion de Jane ouvre la série. Dès les premières images, j'ai été plongée dans un grand bain sensoriel, les images étant accompagnées d'une bande son évocatrice de jungle, de nuit tropicale etc.

Le livre d'évasion de Jane ouvre la série. Dès les premières images, j'ai été plongée dans un grand bain sensoriel, les images étant accompagnées d'une bande son évocatrice de jungle, de nuit tropicale etc.

"Et tu as fait du stop encore après? Oui j'ai refait du stop (...) Rien ne pouvait être pire que de rester dans ma chambre (...) J'ai donc continué d'arriver dans des villes où je ne connaissais personne, de rester seule dans des gares jusqu'à ce qu'elles ferment pour y passer la nuit, ou de dormir dans des allées d'immeuble en attendant le train du lendemain. De faire comme si je n'étais pas une fille." (pages 43-44)

"Et tu as fait du stop encore après? Oui j'ai refait du stop (...) Rien ne pouvait être pire que de rester dans ma chambre (...) J'ai donc continué d'arriver dans des villes où je ne connaissais personne, de rester seule dans des gares jusqu'à ce qu'elles ferment pour y passer la nuit, ou de dormir dans des allées d'immeuble en attendant le train du lendemain. De faire comme si je n'étais pas une fille." (pages 43-44)

Dans les deux livres, toutes les normes de genre, tous les rôles traditionnels assignés aux hommes et aux femmes sont remis en cause, parfois avec les mêmes mots. Extraits choisis (la première citation est de Virginie Despentes, la deuxième de Charlotte Brontë):

- " Les femmes et les hommes traditionnels n'ont pas à se comprendre, s'entendre et pratiquer la vérité entre eux. Visiblement, cette éventualité fait peur (p 78); " Venez près de moi Jane, tâchons de nous expliquer, de nous comprendre. " (p 356)

-" Le désir des hommes doit blesser les femmes, les flétrir. Et en conséquence culpabiliser les hommes. Ca n'est pas une fatalité mais une construction politique." (p 83) " J'ai mal agi; j'allais flétrir mon innocente fleur, souiller sa pureté de mon souffle coupable." (p 625).

Les deux femmes parlent, chacune à leur manière en effet de la même chose, parfaitement résumée par Virginie Despentes: " Tendresse et sensualité ne fusionnent que chez un très petit nombre d'êtres civilisés (…) Surtout pas de réconciliation, c'est un impératif." (pages 81-82) Car sinon les êtres humains deviendraient puissants et ne seraient donc plus contrôlables par les institutions. Virginie Despentes définit la puissance (bien distincte de la brutalité) p 144 comme "une force, ni masculine, ni féminine qui impressionne, affole, rassure. Une faculté de dire non, d'imposer ses vues, de ne pas se dérober." Isabelle Filliozat dans son livre "L'Intelligence du cœur" ne dit pas autre chose " Lorsqu'on se sent puissant dans son cœur et dans son corps, les jeux de pouvoir du social perdent de leur attrait. Quand on a goûté à l'intimité, on n'a plus envie de jouer ni le dominant, ni le dominé. L'angoisse qui nous poussait à consommer toujours plus ou à gagner encore davantage n'est plus là. Et quand toute une économie est fondée sur le jeu de pouvoir, il faut prévenir ce désastre! Tout notre système s'y emploie." (p 234). 

Virginie Despentes utilise la figure de King-Kong comme une métaphore de la sexualité d'avant la distinction des genres, une sexualité naturelle (car on en revient toujours à la nature), polymorphe et puissante, détruite par la civilisation qui tue la bête et coupe ainsi la femme de sa puissance fondamentale. (p 115)

Jane Erre, chapitre 2: comparaison entre "Jane Eyre", le roman de Charlotte Brontë et "King-Kong Théorie" l'essai de Virginie Despentes.

Toutes deux ont construit leur expérience à partir de leur exclusion du "marché de l'amour" adossé à des normes de beauté et de séduction genrées qu'elles ne possédaient pas. L'incipit de "King-Kong Théorie", extrêmement célèbre est construit comme une déclaration de guerre à la tyrannie de la beauté (et des normes de genre qui se cachent derrière): "J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf." (p 9). Cela continue avec "Je n'écrirais pas ce que j'écris si j'étais belle." (p 10),  "C'est donc ici en tant que femme inapte à attirer l'attention masculine, à satisfaire le désir masculin, et à me satisfaire d'une place à l'ombre que j'écris (…) Je suis contente de moi comme ça, plus désirante que désirable." (p 11) Après avoir développé en page 12 la (très) longue liste des exclues, elle l'étend aux hommes inaptes à correspondre aux canons de ce même marché: "les hommes qui n'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux qui ne savent pas se battre, ceux qui chialent volontiers, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés, ni agressifs, ceux qui sont craintifs, timides, vulnérables, ceux qui préfèreraient s'occuper de la maison plutôt que d'aller travailler, ceux qui sont délicats, chauves, trop pauvres pour plaire, ceux qui ont envie de se faire mettre, ceux qui ne veulent pas qu'on compte sur eux, ceux qui ont peur tout seuls le soir." (p 13).

La disgrâce physique qui frappe aussi bien Jane que Rochester est l'un des fils directeur majeur du roman de Charlotte Brontë qui se trouvait elle-même quelconque. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si la première est associée à une sorcière et le second, au diable, la laideur étant associée au mal. Dans "La tyrannie de la beauté", Jean-François Dortier démontre que certains traits associés à Jane (la petite taille, l'asymétrie des traits du visage) ou à Rochester (les proportions disharmonieuses du corps, la mine sévère pour ne pas dire patibulaire) ont de tout temps été considérés comme laids. C'est une souffrance lancinante, évoquée à de multiples reprises. Jane vit sa laideur comme un calvaire: "J'ai toujours désiré (…) plaire autant que le permettait mon manque de beauté (…) C'était un malheur pour moi d'être si petite, si pâle, d'avoir des traits si irréguliers, si marqués." (p 144) Quant à Rochester, il est complexé par la sienne (complexe aggravé à la fin par ses infirmités), ce qui ressort particulièrement quand il se compare au pasteur St John Rivers "Vos paroles ont évoqué de façon charmante l'image d'un gracieux Apollon (…): grand, blond, avec des yeux bleus et un profil grec. Vous n'avez sous les yeux qu'un Vulcain, un vrai forgeron bruni, aux larges épaules, aveugle et manchot, par-dessus le marché." (p 619) L'une des premières questions qu'il pose à Jane consiste à savoir si elle le trouve beau ce à quoi elle répond par la négative, n'étant pas du genre à mentir. Il est donc clair d'emblée que leur histoire ne se construira pas sur cette base, faisant d'emblée d'eux des originaux asociaux (ce que leur indifférence vis à vis de l'âge, du statut social ou du handicap ne fait que confirmer). Cela finit par devenir d'ailleurs un sujet de plaisanterie entre eux, une fois que la confiance s'est bien installée: "Suis-je d'une laideur repoussante? Oui, vous l'avez toujours été, vous le savez bien." (p 614)

"Laissons à d'autres la corvée de contempler son visage ingrat." "En fait il est très présentable pour un anglais. Ses 20 mille livres le rendent très présentable." (Céline Varens à son amant à propos de Rochester dans la série de Susanna White)

"Laissons à d'autres la corvée de contempler son visage ingrat." "En fait il est très présentable pour un anglais. Ses 20 mille livres le rendent très présentable." (Céline Varens à son amant à propos de Rochester dans la série de Susanna White)

Charlotte Brontë et Virginie Despentes ont voulu toutes deux vivre la vie d'un homme. Si la première n'a pas eu la vie aventureuse dont elle rêvait contrairement à la seconde, il n'en reste pas moins qu'elles ont toutes deux réussi à s'imposer dans un domaine largement dominé par les hommes, celui de l'écriture. Ecrire est une façon de se réapproprier la virilité assignée exclusivement aux hommes. Ecrire "je" est un acte de transgression permettant de sortir du silence et de s'affirmer en tant que sujet désirant, autonome et actif là où la femme est le plus souvent considérée comme un objet condamné à l'impuissance, la passivité et le silence. L'un des passages les plus célèbres de "Jane Eyre" est celui à la page 160 où l'héroïne affirme son besoin d'action et d'élargissement de son horizon: " Généralement on croit les femmes très calmes; mais elles ont la même sensibilité que les hommes; tout comme leurs frères, elles ont besoin d'exercer leurs facultés, il leur faut l'occasion de déployer leur activité. Les femmes souffrent d'une contrainte trop rigide, d'une inertie trop absolue, exactement comme en souffriraient les hommes; et c'est étroitesse d'esprit chez leurs compatriotes plus privilégiés que de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano, à broder des sacs. Il est léger de les blâmer, de les railler, lorsqu'elles cherchent à étendre leur champ d'action ou à s'instruire plus que la coutume ne l'a jugé nécessaire à leur sexe."

"Quand de toutes parts la virilité des femmes est méprisée, entravée, désignée comme néfaste, les hommes auraient tort de se réjouir, ou de se sentir protégés. C'est autant leur autonomie que la nôtre qui est remise en cause. (…) Car la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignement à la féminité." (pages 26 et 28) Virginie Despentes prolonge la réflexion sur les attributs associés à la virilité et refusés aux femmes (expérimentation, prise de risque, rupture avec le foyer, créativité) en démontrant que celle qui est accordée aux hommes, amputée de la féminité les met dans une situation encore pire: on leur demande de détester les femmes tout en leur interdisant d'aimer les hommes. Une double contrainte servant à fabriquer de bons petits soldats/travailleurs obéissants qui serviront avec zèle les institutions plutôt que de vivre l'intimité dans un couple (hétérosexuel ou non) ou bien de s'adonner à l'homoérotisme en groupe (véritable serpent de mer des sociétés totalitaires si bien mis en lumière par des cinéastes comme Nagisa Oshima pour le Japon militariste ou Luchino Visconti pour l'Allemagne nazie). 

"Les Damnés" (Luchino Visconti) et "Tabou" (Nagisa Oshima).
"Les Damnés" (Luchino Visconti) et "Tabou" (Nagisa Oshima).

"Les Damnés" (Luchino Visconti) et "Tabou" (Nagisa Oshima).

L'une des correspondances les plus étroites entre les deux œuvres concerne l'avilissement que représente le mariage patriarcal et sa variante non matrimoniale, la courtisanerie. Ces deux formes de relations sociales sexuées très répandues voire la norme dans les élites se fondent sur l'infériorisation, la dépendance, l'exploitation et la vénalité, le corps féminin se transformant en une monnaie d'échange."Beaucoup de femmes (…) couchent avec des hommes vieux, laids, chiants, déprimants de connerie, mais puissants socialement. Qui les épousent et se battent pour obtenir le maximum d'argent au moment du divorce. Qui trouvent normal d'être entretenues, emmenées en voyage, gâtées. Qui voient même ça comme une réussite. C'est triste d'entendre des femmes parler d'amour comme d'un contrat économique implicite. Attendre des hommes qu'ils paient pour coucher avec elles. Ca me semble aussi glauque pour elles, qui renoncent à toute indépendance (…) que pour ces mecs dont la sexualité n'est admise que s'ils ont les moyens de raquer."; " Contrairement à l'idée que beaucoup d'hommes se font, toutes les femmes n'ont pas une âme de courtisane." (Pages 75 à 77)

Le refus de se plier à ce "contrat économique implicite" est le grand combat de Jane Eyre. L'apparition d'Adèle dans la mini-série attifée comme une poupée et chantant une romance (tirée d'une opérette du début du XIX°) où il est question pour la femme de plaire et pour l'homme d'allonger la monnaie et de posséder un bien donne une vision assez édifiante du type de relation (le mot "commerce" serait d'ailleurs plus approprié) que Rochester a jusqu'ici entretenu avec les femmes. Adèle est une Céline Varens en miniature, archétype de la courtisane entretenue par Rochester (dont les complexes expliquent assez facilement pourquoi il se sent obligé de payer pour avoir du sexe): "C'est comme cela qu'elle faisait [en dansant] sortir mon or anglais de la poche de ma culotte britannique."; "Seule la poussière d'or pouvait la fertiliser". (page 201). A son grand effroi, Jane constate dès qu'elle est fiancée à Rochester qu'il compte la traiter de la même façon: " Plus il me comblait, plus je rougissais, me sentant gênée et humiliée. (…) Ce serait un réel soulagement (…) si je pouvais seulement avoir une très modeste indépendance. Je ne pourrai jamais me faire à l'idée d'être habillée comme une poupée par Mr Rochester ou d'être assise chaque jour sous une pluie d'or comme une seconde Danaé". ( page 377) Image récurrente d'autant plus pertinente qu'elle mélange argent et sexe ("l'or qui fertilise"). En écrivant à son oncle qui souhaite en faire son héritière, Jane déclenche ainsi sans le savoir le processus qui mènera au sabotage de son mariage. L'oncle de Jane et Richard Mason sont en effet associés et c'est en lisant la lettre de Jane que celui-ci découvrira le projet bigame de Rochester qu'il ira ensuite interrompre avec l'avocat Briggs. Les masques tombent alors, le mariage s'avérant être au final un simulacre cachant le statut de femme de l'ombre, de maîtresse entretenue qui est tout simplement inconcevable pour quelqu'un d'intègre et d'indépendant comme l'est Jane Eyre "Je ne veux pas être votre Céline Varens anglaise". (page 379)

Pour conclure, on peut constater qu'à la fin de "Jane Eyre", chacun peut désormais exprimer dans la relation ce qui en était exclu par les normes sociales à savoir la virilité pour Jane (qui est depuis le départ un soutien et un guide pour Rochester) et la féminité chez Rochester (la larme, le collier, le fait d'accepter de se laisser guider et de lâcher prise). L'évolution de la fonction de la chaîne de montre de Rochester est tout un symbole: avant: "Je vous aurai en ma possession, je vous attacherai -au figuré bien entendu- à une chaîne comme celle-ci." (p 380); après: " Fixez-la à votre ceinture, Janet, et gardez-la désormais; je n'en ai plus besoin." (p 624). Jane a également acquis son indépendance financière avec un héritage de 5000 livres de rente (Virginia Woolf estimait dans "Une chambre à soi" que 500 livres de rente était le minimum pour qu'une femme puisse se mettre à écrire, celle-ci ne pouvant alors disposer de l'argent qu'elle gagnait.) Rochester refuse par ailleurs qu'elle joue auprès de lui le rôle (tout aussi traditionnel) d'infirmière en retrouvant progressivement son autonomie avec le recouvrement partiel de sa vue. Ce qui permet à Jane de se mettre à écrire, justement (le livre que l'on vient de lire ^^).

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Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Publié le par Rosalie210

The River (photo d'une scène perdue)

The River (photo d'une scène perdue)

Chapitre 1

Et au milieu coule une rivière

" La convention n'est pas la morale, la religiosité n'est pas la loi" (Charlotte Brontë)

" Il existe une rivière appelée Vie/ Sa source est une fontaine cachée/ Son but est la mer/Sur elle flottent les radeaux des destinées humaines." (Incipit du film "The River" de Frank Borzage)

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Charlotte Brontë et Frank Borzage n'ont pas vécu à la même époque et c'est bien dommage car ils auraient eu beaucoup de choses à se dire. Néanmoins je n'aurais pas eu l'idée de les rapprocher sans la mini-série de Susanna White dont l'adaptation met l'accent sur les aspects les plus modernes du roman et notamment sur sa sensualité avec un rôle prépondérant joué par la nature. J'ai immédiatement pensé à "The River"* ("La Femme au corbeau" en VF), qui est la vision la plus radicale et la plus épurée de l'amour tel que le conçoit Frank Borzage. Un amour véritable qui comme chez Charlotte Brontë se construit en marge de la société, la nature servant d'écrin et de refuge. Frank Borzage a été qualifié "d'anarchiste poétique" de par son rejet des institutions, ces institutions contre lesquelles Charlotte Brontë est également en guerre. Tous deux ont été également qualifiés de "mystiques de l'amour", Borzage (et en particulier "The River") étant une œuvre culte pour les surréalistes adeptes de l'amour fou. Pour reprendre l'expression de Michael Henry, chez Borzage, l'amour est "ascèse, ascension, assomption, alchimie". Il en est exactement de même chez Charlotte Brontë. C'est justement parce qu'ils sont tous deux d'authentiques mystiques qu'ils ne peuvent s'adapter à l'étroitesse et l'obscurantisme d'une morale officielle et bien-pensante, lui préférant une morale personnelle et intime dans laquelle tout tend vers la communion: celle du christianisme et du paganisme, du sacré et du profane, du corps et de l'esprit conférant à l'ensemble une puissance peu commune à la fois hautement spirituelle et charnellement provocante pour les puritains de tous bords. 

Les points communs entre "The River" et "Jane Eyre" sont tellement nombreux qu'il suffit de suivre au fil de l'eau l'intrigue du premier (surtout qu'avec la perte d'une partie du film, il ne reste plus que les séquences à huis-clos entre les deux protagonistes ce qui lui confère une dimension d'épure absolue) pour retrouver l'essence du second.

La première séquence conservée de "The River" se déroule justement au bord d'une rivière, celle qui donne son titre au film. Elle montre la rencontre "choc" entre les deux protagonistes de l'histoire, Allen John et Rosalee, illustration parfaite des contraires qui s'attirent. Allen John sort de l'onde totalement nu parce qu'il est l'incarnation même de l'innocence d'avant la chute, c'est un homme-enfant vierge qui fait corps avec la nature. Laquelle le dépose délicatement aux pieds de Rosalee comme une offrande, une seconde chance, une promesse de régénération et de libération. 

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Rosalee au contraire incarne la "femme fatale" cynique, blasée, corrompue par la civilisation, revenue de tout et surtout des hommes. Sa malle recouverte de badges du monde entier est une métaphore du fait qu'elle a une solide expérience de la vie mais aussi qu'elle traîne derrière elle le lourd bagage de son passé auquel elle est enchaînée. Passé qui s'incarne par ailleurs dans le corbeau qui la surveille et la suit partout pour le compte de son maître Mardson, l'amant violent et jaloux de Rosalee emprisonné pour meurtre.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Dans la mini-série, la rencontre tumultueuse entre Jane et Rochester dans laquelle celui-ci l'accuse de l'avoir fait tomber de cheval avec ses pouvoirs de sorcière se déroule au bord d'une rivière. D'emblée il comprend qu'il a affaire à une force de la nature, une "conscience limpide" (p 195) qui a le pouvoir de le "rénover" (p 206), lui qui se sait être "enchaîné et maudit" (p 196). Désormais sa nature profondément ambivalente oscille entre désir de s'épancher (la rivière devenant alors récurrente) et honte liée à des secrets qu'il juge inavouables.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Arrive donc logiquement la phase "test", celle où le cynique (et donc méfiant, incrédule, blasé, amer etc.) manipule les sentiments du naïf pour voir jusqu'où s'exerce son pouvoir sur lui. Le tout avec une certaine condescendance liée au différentiel d'âge et d'expérience " Vous êtes un petit garçon, je n'ai connu que des hommes" (pour "The River"); " Je prétends à la supériorité qui doit résulter d'une différence d'âge de vingt ans et d'une expérience qui me donne sur vous l'avance d'un siècle" (pour "Jane Eyre", p 192) Plus profondément cette attitude de prise de contrôle, exempte en dépit des apparences de toute réelle volonté de méchanceté consiste à se protéger contre la peur d'être à nouveau blessé. Alors que du côté du naïf, c'est la gêne qui prédomine, la présence et l'attitude de l'autre (hypersexualisé dans les deux cas et en manque) éveillant des sentiments et des désirs inconnus et donc quelque peu terrifiants.

Rosalee traite Allen John comme son domestique pour voir jusqu'où il est prêt à se soumettre.

Rosalee traite Allen John comme son domestique pour voir jusqu'où il est prêt à se soumettre.

L'équivalent dans "Jane Eyre" est la longue séquence mondaine où Rochester met Blanche Ingram entre lui et Jane pour la rendre jalouse.

L'équivalent dans "Jane Eyre" est la longue séquence mondaine où Rochester met Blanche Ingram entre lui et Jane pour la rendre jalouse.

Ca vampe à mort: "Combien de femmes avez-vous connu Allen John?" (Mary Duncan est hyper sexy et provocante tout au long du film)

Ca vampe à mort: "Combien de femmes avez-vous connu Allen John?" (Mary Duncan est hyper sexy et provocante tout au long du film)

Quand Jane croise Rochester, elle essaye de s'éclipser sans être vue mais il a des yeux dans le dos.

Quand Jane croise Rochester, elle essaye de s'éclipser sans être vue mais il a des yeux dans le dos.

Cette phase d'attirance et de séduction mêlée de peur étant marquée par l'empêchement, la relation entre les deux protagonistes prend logiquement la tournure d'une amitié où l'on se serre beaucoup la pince et où on joue à des jeux, pas forcément avec l'accord des deux parties d'ailleurs ^^.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

Puis survient la phase d'embrasement, étouffée aussitôt par l'attaque du rival/de la rivale qui se dresse entre les deux membres du couple naissant juste au moment où ils allaient consommer leur union.

L'ombre de la cage du corbeau se dresse entre Allen John et Rosalee et se fait menaçante juste quand les choses se précisent.

L'ombre de la cage du corbeau se dresse entre Allen John et Rosalee et se fait menaçante juste quand les choses se précisent.

Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.
Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.

Puis c'est l'attaque suivie d'un déchaînement de passion dans lequel Rosalee se transforme brièvement en une furie meurtrière tout à fait comparable à Bertha Mason.

Dans "Jane Eyre", le corbeau c'est Bertha Mason, l'épouse de Rochester à la dangereuse folie homicide dont l'existence est révélée au moment où Jane et Rochester s'apprêtent à recevoir le sacrement du mariage.

Dans "Jane Eyre", le corbeau c'est Bertha Mason, l'épouse de Rochester à la dangereuse folie homicide dont l'existence est révélée au moment où Jane et Rochester s'apprêtent à recevoir le sacrement du mariage.

La terrible frustration qui en résulte conduit les personnages à "disjoncter". Comme je l'ai lu dans un article de DVDclassik consacré au film de Borzage "l'amour consume ceux qui ne peuvent le consommer." Et même littéralement dans le cas de Rochester qui brûle dans son château.

Le feu comme l'eau joue un rôle purificateur extrêmement important.

Le feu comme l'eau joue un rôle purificateur extrêmement important.

Allen John, pris de folie part abattre des arbres dans le froid pour apaiser le feu qui est en lui et gèle sur place.

Allen John, pris de folie part abattre des arbres dans le froid pour apaiser le feu qui est en lui et gèle sur place.

Jane tombe quant à elle sous la coupe d'un extrémiste religieux, St John Rivers (lui-même en conflit avec ses propres désirs) ce qui est parfaitement logique puisque c'est lié à la mortification de la chair.

Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.
Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.

Opération récupération d'une brebis galeuse qu'il faut remettre dans le droit chemin, celui du devoir et non de l'amour.

Arrive enfin la scène de communion mystico-charnelle où les personnages, délivrés de leurs peurs et de leurs entraves se retrouvent enfin. Chez Borzage on atteint un summum d'érotisme quand Rosalee se couche sur le corps nu de Allen John pour le faire revenir à la vie, un acte de don total de soi qui produit un miracle en les transfigurant l'un et l'autre. La nature exprime cette libération lorsque la glace se brise, libérant la péniche qui leur permettra d'atteindre la mer après que Allen John ait sauvé à son tour Rosalee qui s'est jetée dans la rivière pour échapper à Marsdon. L'équivalent dans la mini-série est le moment où après leurs retrouvailles par appel télépathique, Rochester arrive enfin à avouer à Jane qu'il a besoin d'une femme (la série, époque oblige précise évidemment qu'il parle de son besoin sexuel) sans quoi il n'a plus le désir de vivre. Jane lui interdit alors de renoncer à la vie en se couchant sur lui, un moment aussi joyeux que sensuel qui se conclut sur le plan de la rivière dont le courant jusque là impétueux s'est enfin apaisé.

Dans les deux cas, au terme de ce long cheminement il n’y a plus ni rôles, ni barrières, pas même celle des genres. Il n’y a plus qu’une libre circulation d’énergies.

Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)
Jane Erre, chapitre 1: comparaison Jane Eyre/ The River (Frank Borzage, 1929)

* Film partiellement perdu mais dont il nous reste une succession de séquences sublimes, considérées comme les plus érotiquement subtiles du cinéma muet car se combinant avec une absolue pureté.

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Jane Erre, chapitre 0: introduction

Publié le par Rosalie210

L'image d'ouverture de la mini-série de Susanna White (2006) **

L'image d'ouverture de la mini-série de Susanna White (2006) **

Introduction

" Un matin d'hiver, une jeune vagabonde est découverte morte de froid dans un fossé. Qui était-elle? (…) Pour vivre sa liberté, elle avait tout quitté. Elle s'était retrouvée seule, démunie. " Le synopsis de "Sans toit, ni loi" (1985) de Agnès Varda, j'y reviendrai dans le chapitre 2 aurait pu fournir la conclusion de "Jane Eyre". Il suffit de citer la fin du roman de Charlotte Brontë pour s'en convaincre: " Vous n'êtes pas étendue au fond d'un fossé, ou d'une rivière? Vous n'êtes pas en exil, languissant au milieu d'étrangers?" (p. 609)*

 

 

Mona (Sandrine Bonnaire) dans "Sans toit ni loi" (1985)

Mona (Sandrine Bonnaire) dans "Sans toit ni loi" (1985)

Jane Eyre, c'est cette jeune femme qui en pleine époque victorienne réagit à la claustration et aux pressions patriarcales qui s'abattent sur elle en se révoltant et en prenant la clé des champs. En dépit des risques encourus (toujours bien réels aujourd'hui pour celles qui osent partir à l'aventure, j'y reviendrai dans le chapitre 2), elle cherche obstinément sa place et son identité au sein d'une société qui refuse toute possibilité d'émancipation et d'accomplissement de soi aux femmes mais aussi aux hommes, également prisonniers d'un rôle dans lequel ils sont piégés le plus souvent à leur insu avec toutes les conséquences funestes qui en découlent.  Le vagabondage associé au féminin comporte des risques spécifiques en plus d'être stigmatisé en soi par la norme sédentaire et en plus d'être associé à la folie, laquelle n'est jamais qu'une errance de l'esprit.

L'errance de Jane (Ruth Wilson) dans la mini-série de Susanna White (2006) **

L'errance de Jane (Ruth Wilson) dans la mini-série de Susanna White (2006) **

Cette réalité a beaucoup moins changé que ce que l'on ne croit. La séparation des genres reste la règle avec l'injonction faite aux femmes d'être féminines et aux hommes d'être virils. Celles et ceux qui osent transgresser ces assignations s'exposent toujours à des représailles qui ont pour but de maintenir chacun et chacune à "sa place". C'est pourquoi ce que l'on appelle le féminisme n'est pas (contrairement aux idées reçues, alimentées par les gardiens du statu quo) une arme de guerre brandie par un sexe en direction de l'autre mais un outil d'émancipation pour les deux sexes, la féminité et la virilité ayant été dissociées alors qu'elles auraient dues rester à jamais indissociables. Et ce qui est dissocié est ravageur, on le voit aujourd'hui entre l'homme et la nature. Toute dissociation est une amputation.

* Toutes les citations du roman proviennent du Livre de poche, édition 1991.

** Toutes les images proviennent de la mini-série de Susanna White (2006), la seule adaptation parmi celles que j'ai vue à avoir compris en profondeur le roman tant par sa réalisation et son scénario (chapitre 1) que par son interprétation (chapitre 3).

Jane Erre, chapitre 0: introduction
Jane Erre, chapitre 0: introduction

Sommaire

Chapitre 1: Et au milieu coule une rivière

Chapitre 2: Vierge et Putain, même combat

Chapitre 3: Le démon intérieur de Toby Rochester

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