Dans un style qui rappelle celui de "Cleo de 5 a 7" (1961) (un plan répété trois fois pour souligner l'émotion du souvenir cristallisé et reconstitué de la rencontre du couple Aragon/Triolet) mais aussi celui de "Les Plages d'Agnes" (2007) (le portrait-collage à base de fragments), Agnes VARDA utilise le pouvoir que lui donne sa caméra pour rendre à Elsa Triolet sa place de sujet aux côtés de Louis Aragon, elle qui fut trop souvent réduite au rôle de muse du poète. C'est d'ailleurs entre deux films sur le thème du couple "Le Bonheur" (1965) et "Les Creatures" (1966) qu'elle a réalisé "Elsa la rose". Des films montrant des épouses-objets ou des épouses-fonctions, sans aucune autonomie ni droit à la parole. Si on entend les mots de Louis Aragon, récités par Michel PICCOLI, on entend aussi ceux de Elsa Triolet et on la voit filmée et photographiée par d'autres yeux. Cela ne dit pas forcément qui elle est mais cela donne d'elle une image plus complexe et plus tangible avec un corps et une histoire, un passé qui lui appartient. D'ailleurs un des passages-clés du film réside dans ce petit dialogue:
"Varda : Tous ces poèmes sont pour vous. Est-ce qu’ils vous font vous sentir aimé ?
Triolet : Oh non ! Ce n’est pas ce qui me fait me sentir aimée. Pas la poésie. C’est le reste, la vie. Écrire l’histoire d’une vie, avec ses arrêts, ses aiguillages, ses signaux, ses ponts, ses tunnels, ses catastrophes..."
Première lauréate du prix Goncourt, Elsa Triolet est une artiste en couple avec un autre artiste et on ne peut s'empêcher de penser qu'à travers eux, Agnes VARDA interroge son propre couple avec Jacques DEMY.
"La concierge du grand magasin" est le premier film de Yoshimi ITAZU, animateur sur "Paprika" (2006)" de Satoshi KON ou "Le vent se leve" (2013) de Hayao MIYAZAKI, mais aussi directeur de l'animation sur "Wonderland, le Royaume sans Pluie" (2019) et "Miss Hokusai" (2015) tous deux de Keiichi HARA.
Le film, très court (1h10) se compose de petites saynètes se déroulant à l'intérieur d'un grand magasin dans lequel les clients sont tous des animaux anthropomorphisés appartenant à des espèces disparues: grand pingouin, loup de Honshu, Lion de Barbarie, Vison de mer, Mammouth etc. L'autre personnage important est celui de la jeune concierge Akino dont c'est la période d'essai et qui se plie en quatre pour tenter de les satisfaire mais aussi pour satisfaire sa hiérarchie qui l'espionne et la met sous pression. Personnellement, je n'ai pas adhéré au film. D'abord, je ne suis pas fan du découpage d'un long-métrage en petites tranches de vie façon film à sketches. Et puis contrairement à Hayao MIYAZAKI qui anime une nature sauvage et libre et des personnages féminins qui le sont tout autant (des dirigeantes, des guerrières, des sorcières), Yoshimi ITAZU montre exactement l'inverse: une nature domestiquée, vivant sous cloche, aliénée par l'homme au point de copier ses comportements consuméristes les plus outranciers. Et une jeune femme soumise, n'ayant pour désir que de faire plaisir qui passe son temps à faire des courbettes quand ce n'est pas à genoux devant des employeurs sadiques ou des clients tyrans qui l'humilient. Les espèces qui ont disparu ont justement été sacrifiées sur l'autel de la consommation de luxe. Les recréer pour leur faire acheter du parfum, des foulards ou des bijoux ou contempler les vitrines de noël relève d'un mode de pensée figé au XIX° siècle. D'ailleurs le grand magasin se présente comme un temple de verre et d'acier au milieu de la forêt, le véritable milieu de vie des animaux, une forêt étrangement vide, l'homme ayant absorbé l'animal au lieu de vivre avec lui.
"Le Criminel" est à Orson WELLES ce que "Blue Velvet" (1986) est à David LYNCH ou "L'Ombre d'un doute" à Alfred HITCHCOCK. Le rêve américain mis à mal par des monstres tapis dans l'ombre s'incarne ici non dans une oreille coupée ou un double maléfique mais dans un étrange clocher importé de la Mitteleuropa qui avec sa ronde de l'ange et du démon incarne la lutte éternelle des forces du bien contre celles du mal. C'est dans ce clocher incongru que niche le démon, un nazi ayant refait sa vie sous une fausse identité dans une bourgade américaine un peu trop tranquille pour être tout à fait honnête. Non seulement l'homme est parfaitement intégré mais il s'apprête pour parfaire sa couverture à épouser la fille d'un juge de la cour suprême ce qui traduit la perméabilité de la société américaine vis à vis de l'idéologie hitlérienne. Le détective chasseur de nazis joué par Edward G. ROBINSON n'a pas besoin de plus de quelques phrases pour comprendre à qui il a affaire. Cependant, il n'est pas à proprement parler un représentant du "bien" étant donné que pour lui, la fin justifie les moyens. Il fait donc libérer l'ancien bras droit du nazi pour le suivre et parvenir à retrouver sa trace, puis se sert de son épouse pour le coincer en sachant pertinemment qu'il les envoie tous deux à la mort. Mary l'épouse (Loretta YOUNG) est particulièrement agaçante dans son obstination à nier l'évidence. On se dit qu'elle est sous emprise ou bien qu'elle est morte de peur ce qui rend son revirement final particulièrement invraisemblable. Mais ces faiblesses scénaristiques sont largement compensées par la mise en scène et l'interprétation de Orson WELLES. Au départ il ne devait que jouer mais il a finalement remplacé John HUSTON à la réalisation pour démontrer à la RKO qu'il était capable de tenir les délais et le budget d'un film. Aussi, même s'il n'en a pas eu le total contrôle, celui-ci porte bien sa marque avec des échappées baroques collant à la folie meurtrière de son personnage rêvant d'un nouvel Hitler pour reprendre le flambeau de la revanche. Et ce alors même que durant le tournage du film se tenait le procès de Nuremberg où des films de la libération des camps étaient diffusés. Ce sont ces mêmes films que l'on voit dans "Le Criminel", réputé pour être le premier film de fiction à les montrer.
Quatrième saison de "Astrid et Raphaëlle" dévorée en quelques heures sur le site de France tv. Le format est toujours le même, huit épisodes d'environ 50-55 minutes mais à l'exception du premier qui s'inspire de "Ocean's Eleven" (2001) et ses suites et qui ne va pas chercher plus loin que le divertissement, la plupart des autres sous des dehors ésotériques tournent autour de problèmes autrement plus graves touchant au domaine de la bioéthique, de l'inceste et du viol, de l'exploitation des enfants dans le sport ou de traumatismes subis sous des régimes tortionnaires. De son côté, le commissariat s'enrichit d'un nouveau membre, la geek Norah Mansour (Sophia YAMNA) en lieu et place de Arthur (Meledeen YACOUBI) qui avait été pensé seulement comme un rouage des enquêtes. Norah est un personnage plus étoffé qui en dehors de ses activités de décryptage des systèmes informatiques s'interpose involontairement entre Raphaëlle et Nicolas qui ont bien du mal à assumer leur attirance mutuelle. Quel plaisir de retrouver Lola DEWAERE dans le rôle de cette post-adolescente bordélique, franche, fougueuse et pas très à cheval sur les règles. Astrid de son côté se confronte à de nouveaux défis dans son cheminement au royaume des neurotypiques: jamais autant de gens ne sont entrés chez elle! Outre Raphaëlle provisoirement SDF à la suite de problèmes de déménagement, elle doit héberger son jeune demi-frère une fois par semaine et donc apprendre la fonction parentale. Enfin il y a la relation avec son ami japonais, Tetsuo (Kengo SAITO) qui devient de plus en plus intime. Sara MORTENSEN maîtrise sur le bout des doigts son personnage et parvient à le faire évoluer sans pour autant le dénaturer. Le final ne laisse aucun doute sur le fait qu'il y aura une saison 5.
"L'Enlèvement" est un film puissant et engagé qui mêle avec talent et un lyrisme tout opératique grande et petite histoire pour nous raconter comment entre 1858 et 1870 le pape Pie IX, despotique et réactionnaire a tenté de sauver ce qu'il restait de son pouvoir temporel en s'appuyant sur la conversion et l'embrigadement de jeunes enfants juifs, recrutés parfois de façon peu "catholique". Ce film crépusculaire qui décrit l'agonie d'une institution d'autant plus venimeuse qu'elle est à bout de souffle est un thriller nerveux qui n'hésite pas lors de plusieurs séquences à recourir à l'onirisme. En effet Marco BELLOCCHIO créé un suspense prenant autour du sort du petit Edgardo, enlevé à sa famille juive à l'âge de six ans sous prétexte qu'il aurait été baptisé alors qu'il était bébé et malade par sa nourrice crédule qui espérait ainsi lui épargner "les limbes". Histoire incroyable et pourtant véridique connue sous le nom de l'affaire Mortara. Une véritable course contre la montre s'engage entre d'un côté la famille d'Edgardo qui remue ciel et terre pour le récupérer, épaulée par la communauté juive et les libéraux du monde entier alors que l'Italie est en voie d'unification sous la houlette du royaume de Piémont-Sardaigne et de l'autre une Eglise obscurantiste et bunkérisée. Même les têtes couronnées réprouvent ce flagrant abus de pouvoir mais Pie IX ne veut rien savoir et va jusqu'à adopter le petit garçon qui entre lavage de cerveau et syndrome de Stockholm embrasse sa nouvelle condition, peut-être aussi pour ne plus souffrir tant Marco BELLOCCHIO montre que chaque contact avec sa famille d'origine le déchire profondément.
A la fin de sa carrière, Yasujiro OZU s'est lancé dans des auto-remake de ses films des années 30. "Bonjour" réactualise ainsi "Gosses de Tokyo" (1932). Sur un plan technologique tout d'abord, le film est parlant et en couleurs contrairement à son prédécesseur. Et sur le plan thématique, il s'agit de mettre à jour la tension entre les permanences (des codes rigides de la société japonaise) et les mutations (introduites par la modernité) qui traversaient déjà "Gosses de Tokyo". A la fin des années cinquante, le Japon connaît son second miracle économique et à l'image de l'Europe de l'ouest, entre dans la société de consommation avec quelques équipements emblématiques dont deux sont au coeur du film de Yasujiro OZU: le lave-linge et la télévision. Le réalisateur montre comment la possession (ou non) de ces biens cristallise les conflits entre voisins et entre générations vivant sous le même toit. Et il le fait d'une manière qui rappelle énormément un autre cinéaste ayant accompagné les mutations économiques et sociales des 30 Glorieuses dans son propre pays (et je jure que cette comparaison m'est venue spontanément en regardant le film d'Ozu): Jacques TATI dans "Mon oncle" (1957). Même choc des cultures dans le paysage urbain, dans les tenues vestimentaires, dans le langage verbal (transformé en verbiage) et corporel (bruitages inclus dont l'un rappelle le klaxon d'un certain vélo) et bien entendu dans les valeurs qui les accompagnent. Même tonalité douce-amère "mélancomique", même science du cadrage et de la profondeur de champ, même petite musique allègre et sautillante. En lieu et place de Hulot, deux garnements bien décidés à piétiner la bienséance pour obtenir une télévision et la fameuse signature Ozu des plans à hauteur de tatami qui épouse leur regard. Si l'objet de leur grève de la parole paraît bien futile, leur rébellion déstabilise les conventions sociales sur lesquelles est bâtie la communauté, créant des quiproquos à la fois hilarants et cruels tant ils éclairent la vacuité de l'existence des adultes, et spécifiquement des femmes au foyer japonaises. D'ailleurs les enfants remettent en question l'utilité même des paroles creuses servant de lubrifiant social telles que "Il fait beau". On remarquera que leur principal allié est un voisin toujours éméché, l'alcool desserrant le carcan dans lequel sont enfermés les corps des japonais. Comme dans "Mon voisin Totoro" (1988) ou dans "Le Tombeau des lucioles" (1988), on remarque la très grande finesse dans l'approche de l'enfance. La fratrie se compose d'un "grand" et d'un "petit" pour qui l'aîné est un modèle et qui est absolument craquant avec sa bouille ronde et ses "I love you" issus des cours d'anglais, autre signe de l'influence occidentale en marche.
Un des rares films du duo Eric TOLEDANO et Olivier NAKACHE que je n'avais pas encore vu, "Nos jours heureux" est la genèse de plusieurs de leurs films ultérieurs sur le vivre-ensemble. La gestion de la diversité par un ou plusieurs "chefs de troupe" quelque peu dépassés est en effet notamment le sujet de deux de leurs meilleurs films, "Le Sens de la fete" (2016) et "Hors Normes" (2019). "Nos jours heureux" bien que moins ambitieux les a fait connaître et est devenu leur premier film culte. Basé sur leur court-métrage "Ces jours heureux", il s'inspire également de leur expérience d'animateurs de colonies de vacances. Une situation que beaucoup de gens ont vécu et qui a donc une capacité de résonance universelle. Et ce d'autant mieux que le talent des deux réalisateurs pour filmer la diversité et l'universalité s'y exprime. Enfants et adultes sont confrontés aux mêmes problèmes (se séparer de la famille, trouver sa place et s'affirmer, faire des rencontres et séduire etc.) Alors certes, on est dans un feel good movie où "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil" et c'est incontestablement une limite par rapport à un film coup de poing comme "La Meilleure facon de marcher" (1976). Il n'y a pas non plus les nuances de tonalité à l'intérieur des scènes qui signent leurs métrages à partir de "Intouchables" (2011). Mais on suit avec plaisir Vincent, le directeur de colonie adulescent joué par Jean-Paul ROUVE et ses collègues pas plus matures que lui (et peu professionnels, un thème que l'on retrouve dans "Le Sens de la fete") (2016) ainsi que des jeunes bien écrits et très bien choisis. Et dans la scène la plus drôle du film où tout le monde se retrouve confronté aux inspecteurs sanitaires, soit à de "vrais" adultes, on a vite fait de choisir son camp!
Brillantissime court-métrage dans lequel Agnes VARDA prend le pouls de Cuba, quatre ans après la révolution ayant chassé Batista, le dictateur pro-américain au profit de Fidel Castro, le leader communiste. Elle emboîte ainsi le pas de son ami Chris MARKER qui avait réalisé peu après la révolution castriste un documentaire "Cuba si!" qui selon les propres dires du réalisateur tentait " de communiquer, sinon l’expérience, du moins le frémissement, le rythme d’une révolution qui sera peut-être tenue un jour pour le “moment décisif” de tout un pan de l’histoire contemporaine". Se gardant intelligemment de prendre parti (ce qui aurait tiré son film vers l'oeuvre de propagande), Agnes VARDA réussit à insuffler à son court-métrage un rythme endiablé et ce alors que celui-ci ne se compose que d'une suite de photographies. Là encore, on pense à Chris MARKER qui avec "La Jetee" (1963) presque entièrement composé d'images fixes était parvenu à tutoyer les cimes. Agnes VARDA donne vie aux milliers de clichés, pris sur le vif qu'elle a rapporté de l'île. Grâce au procédé du banc-titre utilisé dans le cinéma d'animation, elle parvient à recréer l'illusion du mouvement mais sans sa fluidité, celui-ci épousant le rythme saccadé des percussions accompagnant les musiques cubaines: rumba, son, guaguancó, guaracha… Un mélange d'Afrique, d'Espagne et de France (via les anciens esclaves évadés d'Haïti) que Agnes VARDA restitue à l'aide d'images et de sons se répondant parfaitement, scandé également par le commentaire off à deux voix, la sienne et celle de Michel PICCOLI. Le résultat est d'une vitalité à toute épreuve et témoigne également des talents d'observatrice de la réalisatrice qui revient à ses premières amours, la photographie et le documentaire tout en y insufflant une pulsation qui fait ressentir la joie de cette période d'émancipation collective.
Un documentaire de plus sur la vie et la carrière de Agnes VARDA? Oui mais celui-ci a une particularité: Agnes VARDA n'en est pas l'instigatrice. En effet, celle-ci a multiplié les analyses de sa propre oeuvre, principalement à la fin de sa carrière. Aussi le film de Pierre-Henri GIBERT a un programme bien défini " Jusqu'au bout, elle a assuré elle-même un monopole du récit sur son propre travail, cadenassant toute parole alternative, réécrivant son histoire et peaufinant sa légende". Une légende noire en lieu et place de la légende rose (ou plutôt mauve) véhiculée par la cinéaste? Pas vraiment. Certes, le film égratigne son image. Il souligne l'insuccès public de la majorité de ses films "A part Sans toit ni loi où elle a fait son million, ça floppe". Il revient aussi sur sa réputation de "freak control" et de pingrerie "Elle avait la réputation d'être très radine, de faire des films avec des bouts de ficelle, en ne payant pas ou très peu. C'est ce que j'entendais de beaucoup de gens du métier. » (Sandrine BONNAIRE). En même temps, avait-elle vraiment le choix? Le film souligne combien elle a dû passer une partie de sa vie à la chasse au financement et en revanche il ne dit pas assez que nombre de ses projets ont échoué ou ont dû être réorientés parce que l'avance sur recettes lui a été refusé (pour "A Christmas Carol") (1965) ou parce que le producteur a exigé un film moins cher (comme pour "Cleo de 5 a 7") (1961). Un cinéaste qu'elle admirait pour son indépendance, John CASSAVETES avait dû lui aussi compter sur le bénévolat de son équipe pour réaliser "Faces" (1968) en dehors des heures de bureau et sur le fil du rasoir: le lui-a-t-on reproché? On peut faire la même remarque concernant son supposé mauvais caractère. Son assistant dans le film rectifie le tir en ajoutant "Et Jean-Luc GODARD ou Francois TRUFFAUT, ils avaient bon caractère peut-être?" Toujours ce "deux poids, deux mesures" dès qu'il s'agit d'une femme qui ne souhaitait pas transiger avec sa liberté artistique.
Ceci étant, le film montre surtout à quel point la réalisatrice était anticonformiste. Il revient sur son choix de s'extraire de son milieu social bourgeois (elle était la fille d'un riche industriel) pour embrasser le monde de l'art, au point d'engloutir l'héritage paternel dans son premier film "La Pointe courte" (1954) et d'épouser un fils de garagiste, lui aussi transfuge social en rupture familiale, Jacques DEMY. Ce dernier a évoqué dans son oeuvre l'impossibilité d'aimer quelqu'un n'appartenant pas à la même classe sociale. On retrouve également dans ses premiers films le thème de la mère célibataire comme un écho à sa rencontre avec Agnes VARDA qui avait décidé d'élever seule sa fille, Rosalie VARDA-DEMY à une époque où cela était mal vu. Par ailleurs, le documentaire évoque la bisexualité de Agnes VARDA, moins connue que celle de Jacques DEMY qui a été pourtant cachée jusqu'en 2008. Une relation complexe dont les moments les plus douloureux l'ont amené à réaliser son film le plus sensible, "Documenteur" (1981) où elle fend son armure d'éternelle Jeanne d'Arc du cinéma pour se mettre à nu. Son intérêt pour les combats et mouvements d'avant-garde, les marginaux et les minorités. Mais le plus réjouissant de tout c'est son côté "vieille dame indigne", quand, ayant atteint un âge avancé, elle envoie plus que jamais balader les convenances pour se faire plaisir en toute liberté, dansant en discothèque, se déguisant en patate, s'offrant la plus improbable des coiffures bicolores (le fou rire de Sandrine BONNAIRE commentant ce look est communicatif), le tout avec une telle joie de vivre qu'on a qu'une envie: la suivre!
Pas besoin de comprendre les mathématiques pour apprécier "Le théorème de Marguerite" dont la principale qualité est d'offrir un beau portrait de femme écrit avec une rigueur "mathématique". En effet du début à la fin du film, on s'amuse et on s'étonne du fonctionnement singulier de la jeune femme, brillante étudiante passionnée et obsédée par les mathématiques qui se moque de la bienséance, des codes sociaux, des hiérarchies et des règlements, allant droit au but dans toutes les situations de la vie. On pourrait la croire inadaptée avec ses échecs successifs (démission de l'ENS, exclusion d'une formation à la suite de critiques sur la conception d'un sondage, licenciement d'un boulot alimentaire où elle a jugé une décision illogique, difficultés de communication avec sa colocataire au tempérament opposé au sien et son partenaire de recherches avec lequel elle découvre l'amour), mais avec son tempérament tourné vers la résolution efficace des problèmes, elle parvient à chaque fois à rebondir comme lorsqu'elle a l'idée de payer le loyer de sa colocation dans le quartier chinois de Paris à coups de parties de mah-jong où elle peut appliquer concrètement ses talents de matheuse. On remarque également que si sa franchise et son côté introverti heurte souvent son entourage, il s'agit de quelqu'un d'intègre qui ne supporte pas le comportement ambigu de son directeur de thèse (Jean-Pierre DARROUSSIN) qui semble bien plus se positionner en concurrent manipulateur qu'en soutien protecteur. Bref on aura reconnu nombre de traits HPI (haut potentiel intellectuel) et autistiques chez Marguerite -son obsession pour la résolution de la conjecture de Goldbach par exemple- sans que pour autant cela soit appuyé et sans que cela ne l'empêche de faire son chemin dans la société ce qui correspond aux avancées de la recherche en ce domaine (avec les nuances des troubles du spectre autistiques ou TSA). Les autistes raisonnent souvent en images et la traduction visuelle de sa pensée dans le film est très réussie avec des formules mathématiques qui se déploient dans tout son appartement comme une forêt vierge. Dans le rôle, Ella RUMPF (découverte dans "Grave" (2016) de Julia DUCOURNAU) est excellente.
On regrettera cependant un scénario initiatique balisé qui se déroule comme un programme un peu trop bien huilé. Ce n'est pas parce que le fonctionnement de Marguerite ressemble à celui d'un robot qu'elle en est un et qu'elle peut tout maîtriser ou bien n'avoir jamais de doutes. Par ailleurs ses relations qu'elle ne cesse de malmener effacent l'ardoise avec une facilité trop déconcertante pour être crédibles. C'est particulièrement vrai de sa relation amoureuse. La "success story" que s'avère être finalement le film neutralise en partie ce que le portrait de Marguerite peut avoir d'original.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.