"Bienvenue Mister Chance" n'est pas qu'une satire grinçante sur l'inanité du pouvoir et des médias. C'est avant tout une fable philosophique qui fait penser à la conclusion du Candide de Voltaire, "cultivons notre jardin" à ceci près que le Candide de l'histoire est également l'idiot qui depuis des temps immémoriaux remet sur le droit chemin une société qui a perdu le nord. Chance (Peter SELLERS dans son dernier grand rôle) est donc une sorte de "bouffon du roi" moderne. Elevé à l'abri du monde dont il ne connaît que le reflet déformé par les écrans de télévision, il lui oppose un esprit et un corps impénétrables à la manière de Buster KEATON ou de certaines figures du cinéma de Robert BRESSON. Une vraie muraille devant laquelle hommes et femmes viennent se casser les dents. Il est assez jouissif de voir le contraste entre la simplicité de Chance qui n'a aucun mystère pour la gouvernante noire qui l'a élevé et le considère comme un attardé mental et l'incapacité des plus hautes instances soi-disant supérieures à le déchiffrer. Avocats, médias, politiques, médecins et services de renseignements se perdent en conjectures à son sujet, l'homme sorti de nulle part et détaché de tout n'offrant aucune prise à leurs efforts pour le cerner. Par conséquent il devient objet de fascination, voire d'adulation. Tout le monde y projette ses désirs, ses fantasmes. Le moindre de ses (rares) mots devient parole d'évangile ou prophétie. En se contentant d'exister (le titre en VO est "Being There") pour le seul bonheur de voir pousser ses plantes, Chance "Gardener" remet le monde sur des bases qu'il n'aurait jamais dû quitter. Pas étonnant qu'il marche sur l'eau: C'est un ange (comme "Tistou les pouces verts"). On appréciera particulièrement son avènement au son d'un "Ainsi parlait Zarathoustra" étrangement remixé. Car si le dépassement de l'homme par l'homme a 4 ans d'âge mental, c'est que quelque chose cloche quelque part.
Arrivant à a suite d'une série de films sur le cinéma, "Empire of light" est celui que j'ai le moins aimé, en raison de son histoire sans doute trop ténue et de son rythme un peu mou du genou. Contrairement à "Babylon" (2021) et à "The Fabelmans" (2022), le cinéma n'est pas la substance même du film mais seulement un décor, somptueux mais décrépi, celui de l'Empire, un gigantesque paquebot Art Déco qui au début des années 80 (époque où se déroule le film) n'est déjà plus que l'ombre de lui-même. Une sorte de "The Grand Budapest Hotel" (2013) du septième art dont on sait qu'il était un hommage à "Le Monde d'Hier" de Stefan Zweig. L'Empire aurait mérité d'être un personnage à part entière du film comme peuvent l'être en France Le Louxor et Le Grand Rex qui ont été sauvés de la démolition par Jack Lang qui les a fait classer tous les deux en 1981 à l'inventaire des monuments historiques. Las, Sam MENDES préfère plaquer sur ce décor hors du temps des sujets de société actuels (les abus sexuels, la violence raciste traités sans aucune subtilité) plutôt que de s'y intéresser vraiment. C'est d'ailleurs significatif, les personnages qui travaillent à l'Empire ne vont pas voir les films qui y sont projetés: un comble pour un cinéma art et essai! Et quand finalement, le personnage joué par Olivia COLMAN s'y résout, on peut mesurer le gouffre qui sépare Sam MENDES d'un Woody ALLEN qui dans ces mêmes années 80 a brillamment démontré à travers le merveilleux "La Rose pourpre du Caire" (1985) le pouvoir magique du cinéma, capable même dans "Hannah et ses soeurs" (1986) de sauver la vie. Alors que l'on sait pourquoi Woody Allen va voir "La Soupe au canard" (1933) (il rend hommage à Groucho MARX dans quasiment chacun de ses films, faisant de lui l'une de ses figures tutélaires, à l'égal d'un Ingmar BERGMAN ou d'un Federico FELLINI), on ne comprend pas pourquoi le projectionniste (Toby JONES, lui aussi condamné à débiter des platitudes) diffuse "Bienvenue Mister Chance" (1979) sinon peut-être en raison de sa maxime inscrite sur la tombe de Peter SELLERS "la vie est un état d'esprit". le film de Sam MENDES en manque cruellement.
"Le Dossier 51" s'inscrit dans le genre du thriller d'espionnage paranoïaque typique de la guerre froide, tel que "Conversation secrète" (1974)Le Voyeur" (1960). Mais d'une certaine manière, "Le Dossier 51" est un film d'horreur. Il s'agit d'une enquête menée par un service de renseignements appartenant à un pays étranger pour disséquer la vie d'un diplomate qu'elle souhaite faire chanter. Dès le générique, on est fixé sur le fait que les machines se sont substitué aux hommes et qu'elles ont pour fonction d'enregistrer les moindres faits et gestes de l'individu ainsi que de l'ensemble de son entourage. La caméra subjective est particulièrement appropriée en ce qu'elle donne l'impression que les agents sont de pures caméras enregistreuses ce qui place le spectateur dans une position inconfortable. En dehors de l'appât du gain, on se demande d'ailleurs ce qui peut pousser des hommes et des femmes à s'aliéner au point d'avoir des relations sexuelles sur commande ou bien même, d'envisager de mettre enceinte leur cible pour mieux en prendre le contrôle. On est frappé et de plus en plus mal à l'aise devant le contraste entre la pénétration de plus en plus profonde de l'intimité du sujet et la manière totalement impersonnelle et inhumaine dont cette investigation s'accomplit. On redoute l'effet dévastateur de ces intrusions. Ce que les agents sont incapables d'envisager tant ils se comportent comme de simples rouages d'une procédure dans laquelle le sujet est réduit à une silhouette plus ou moins floue. C'est peut-être ce qui explique l'insuccès du film auprès du public. Contrairement à "La Vie des autres" (2006), le spectateur n'a rien à quoi se raccrocher.
A travers l'adaptation (qui était réputée impossible) du roman de Gilles PERRAULT qui a co-scénarisé le film (scénario justement primé aux César), Michel DEVILLE met à jour une deshumanisation qui touche aussi bien l'homme ciblé par les services secrets que ses membres, eux aussi réduits pour la plupart à des numéros (et interprétés par des inconnus qui pour certains, deviendront célèbres comme Christophe MALAVOY ou Patrick CHESNAIS). "Le Dossier 51" renvoie donc in fine à l'histoire. Non pas celle de la guerre froide mais celle des deux guerres mondiales qui ont effacé l'être humain en industrialisant la mort et d'où provient le secret de famille qui va détruire Dominique Auphat par machines interposées.
Avec "The Fabelmans" (équivalent patronymique de "Spielberg", la fable ayant remplacé la pièce de théâtre), Steven SPIELBERG a réussi la fusion entre le cinéma et l'intime et nous gratifie d'une recréation de ses jeunes années via le prisme du septième art pour lequel le jeune Samuel Fabelman (Gabriel LABELLE) s'avère particulièrement doué. Mais ce don est montré comme ambivalent, son oncle l'a prévenu en ce sens "ça va te déchirer". C'est déjà le cas dans l'introduction où Samuel enfant s'initie au maniement d'une caméra pour filmer le déraillement d'un train électrique et ainsi, conjurer sa peur du premier film qu'il a vu "Sous le plus grand chapiteau du monde" (1953). On peut y voir aussi un clin d'oeil aux origines du cinéma, quand "L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat" (1896) effrayait les spectateurs qui croyaient que le train fonçait réellement sur eux. Perçu comme art de l'illusion, le cinéma s'avère cependant pour Samuel être exactement l'inverse, le médium de la connaissance qui l'expose prématurément à découvrir la vérité sur sa famille. Nul doute que la séquence dans laquelle il effectue le montage d'un film de vacances pour faire plaisir à ses parents restera dans les annales. Il en offre en effet deux versions: l'une, consensuelle, pour son père et l'autre, plus dérangeante, pour sa mère. Car en visionnant les rushes, il découvre à l'arrière-plan, les images d'un secret de famille qu'il n'aurait pas dû voir (le changement de couleur de ses yeux serait dû à cette révélation). Cette scène-clé fait penser à celles de "Blow-up" (1966) et "Blow Out" (1981) à ceci près qu'il ne s'agit pas de découvrir un crime mais la vérité sur sa mère (Michelle WILLIAMS), pianiste douée mais qui a dû se contenter d'en faire un "hobby" pour reprendre l'expression du père (Paul DANO) afin de le suivre avec ses enfants au gré de ses promotions. Une vie de femme au foyer pour laquelle elle n'est guère faite (sa phobie de la vaisselle en témoigne), qui la plonge dans la mélancolie (pour ne pas dire la dépression) et qu'elle ne supporte que grâce à l'adultère, du moins tant que celui-ci est possible. Quand il ne l'est plus, c'est le divorce. Autre traumatisme que Samuel parvient à transcender par son art: l'antisémitisme. En filmant l'athlète aryen qui le persécute à la manière de Leni RIEFENSTAHL dans "Les Dieux du stade" (1937), il parvient à le désarmer. Enfin, la boucle est bouclée quand Samuel fait la rencontre du "plus grand cinéaste de tous les temps" qui en fait est présent en filigrane depuis le début du film, notamment quand Samuel tourne avec ses amis scouts des séquences de westerns: John Ford. Interprété (savoureusement) par David LYNCH, celui-ci dispense une leçon de cinéma au jeune Samuel dont le vieux Spielberg saura se souvenir en recadrant son plan vers de nouveaux horizons ^^.
"La lutte des classes" part d'une excellente idée: faire une comédie satirique sur les contradictions des bobos de gauche écartelés entre la tentation grégaire de mettre leurs enfants à l'école privée et leurs idéaux de justice sociale. Le scénario s'appuie en effet sur une réalité: celle d'une école à deux vitesses, le privé concentrant de plus en plus les élèves de milieu favorisé, particulièrement dans les grandes villes. Une ghettoïsation sociale que Michel LECLERC et Baya KASMI ont vécu et qu'ils nous font ressentir à travers leur couple mixte formé par Paul, un vieux rockeur punk (Edouard BAER) et une brillante avocate d'origine maghrébine, Sofia (Leïla BEKHTI) qui se retrouvent dans une situation de plus en plus intenable au fur et à mesure que leurs amis retirent leurs enfants de Jean Jaurès, l'école primaire publique du quartier de Bagnolet où ils habitent, pour les mettre à Saint-Benoît, l'école privée catholique. Un mal-être qui les met sous pression au point de harceler leur gamin et d'envisager tous les contournements possibles de la carte scolaire, l'option "école privée" étant impossible à cause du sulfureux passé de Paul vis à vis de la religion catholique, symbolisé par un clip compromettant (la scène la plus hilarante du film).
Hélas, Michel LECLERC et Baya KASMI ratent leur cible en sombrant dans la caricature. Chaque personnage est réduit à son origine ethnique, religieuse et sociale si bien qu'on assiste à un affrontement assez consternant entre d'un côté Sofia et Paul et de l'autre, des mères musulmanes forcément voilées et réac alors que du côté des enfants, Corentin, estampillé "seul blanc de la classe" se fait discriminer par tous les autres, comme s'ils ne formaient qu'un seul bloc. En d'autres termes, la satire de la bourgeoisie se transforme, faute de subtilité, en alignement de poncifs dignes de ceux qu'affectionne l'extrême-droite. Même gros sabots en ce qui concerne le comportement de l'institutrice (Baya KASMI) qui parle comme si elle avait avalé le dictionnaire du jargon de l'éducation nationale: celui-ci est destiné au personnel et non aux élèves qui seraient bien étonnés d'être des "apprenants".
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.