"La Forêt d'Emeraude" est le premier film de John BOORMAN que j'ai vu alors que j'étais encore très jeune. Il m'a beaucoup marqué et force est de constater qu'il était avant-gardiste à une époque où les préoccupations écologistes étaient parquées dans des réserves. C'est toujours le cas d'ailleurs en dépit des apparences. Depuis près de 530 ans c'est à dire depuis que les occidentaux ont posé le pied en Amérique, ils n'ont cessé de la conquérir, de la dominer et de l'exploiter sous prétexte "d'aménagement du territoire" et autre "mise en valeur" au détriment de ses premiers habitants dont le territoire ne cesse de se rétrécir comme peau de chagrin. Avec eux, c'est la nature qui recule, cette nature dont nous dépendons nous aussi mais que notre idéologie s'acharne à nier comme elle nie tout ce qui la dépasse, y compris la nature humaine. Le géographe François Terrasson disait que notre civilisation bétonnait la nature comme elle bétonnait nos émotions. Par conséquent, elle ne peut qu'enlaidir et tuer tout ce qu'elle touche, faisant de l'homme un sinistre prédateur insatiable, compensant ses besoins primaires insatisfaits par le cercle vicieux de l'accumulation capitaliste (ce que dans un tout autre style, Hayao MIYAZAKI montre si bien dans "Le Voyage de Chihiro" (2001) avec le sans-visage). Ce n'est pas par hasard que les indiens surnomme celui des blancs "le monde mort". Il l'est effectivement. C'est parce qu'ils veulent l'arracher à la mort qu'ils enlèvent donc le petit Tommy qui s'est égaré "au bord du monde" comme ils le disent.
John BOORMAN, qui a réalisé d'autres films remarquables sur le choc des cultures ("Délivrance" (1971), "Leo the Last") (1970) réalise un film majestueux et engagé dans lequel il revisite les grands mythes américains en les déconstruisant. L'univers de la tribu dépeint comme un paradis terrestre sur le point d'être perdu m'a fait penser à "Tabou" (1929) de Friedrich Wilhelm MURNAU. L'intrigue fait penser quant à elle à celle d'un western et plus précisément à "La Prisonnière du désert" (1956). Mais les enjeux sont évidemment bien différents. Le père biologique de Tommy en veut à la tribu d'avoir enlevé son fils mais il ne manifeste jamais de racisme à leur égard et Tommy reste dans sa culture d'adoption. C'est même lui qui dans un renversement des rôles lui donne une leçon de vie. Car si Bill veut l'aider, il compte sur la technologie alors que Tommy fait quant à lui appel aux forces de la nature via le chamanisme. Avec toutes les conclusions qui s'imposent.
Certes "La Baule les Pins" n'est pas un grand film. C'est une chronique familiale estivale, période de pause propice aux bilans et remises en question avant un nouveau départ. Le contexte des 30 Glorieuses voit poindre un début d'affirmation féminine, même s'il reste bien modeste et que la férule du patriarcat se fait sentir à travers le sort que Michel (Richard BERRY) réserve à la voiture que vient d'acheter sa femme Lena (Nathalie BAYE) qui souhaite divorcer ou bien le personnage de sa soeur Bella (Zabou BREITMAN) qui tricote de la layette en attendant son cinquième enfant sous les yeux d'un mari plutôt beauf, Léon (Jean Pierre BACRI). De plus, les rêves de Lena semblent bien peu émancipateurs (devenir secrétaire, prendre un nouvel amant plus jeune joué par Vincent LINDON qui d'ailleurs est à peine esquissé). Mais en dépit de ce cadre petit-bourgeois pesant qui étrique les corps aussi bien que les esprits, la sensibilité à fleur de peau de Diane KURYS touche, en particulier quand elle se place du point de vue des enfants. Frédérique et Sophie, les deux filles du couple Michel-Léna expriment leur souffrance face à leurs parents qui se déchirent, chacune à leur manière et sans que personne ne leur prête vraiment l'attention dont elles auraient besoin. Combien d'enfants se sont sentis dans ces situations impuissants et encombrants, combien se sont retrouvés otages de l'un ou l'autre de leurs parents? Le sentiment de délaissement est en particulier très présent du début à la fin du film avec une scène particulièrement touchante où en dépit de leurs suppliques, le chien qu'elles ont recueillies est de nouveau abandonné à la fin des vacances. La manière dont est filmée cette scène la rend parfaitement révoltante. Cette sensibilité à fleur de peau se retrouve également dans d'autres scènes qui voient l'un des enfants du couple Bella-Léon se faire exclure d'un prix de la plus belle construction de sable parce qu'il ne fait pas partie du club de plage. Une injustice que les enfants sauront réparer à leur façon.
Ayant déjà écrit sur tous mes films préférés scénarisés et/ou interprétés par Jean-Pierre BACRI, je suis allée chercher dans ce qu'il restait de la filmographie de cet artiste et j'ai choisi "Parlez-moi de la pluie" (2007), réalisé par Agnès JAOUI. En dehors du "Le Goût des autres" (1999), inégal mais proposant quelques personnages et situations fortes, je ne suis pas convaincue par les films qu'elle a réalisé. "Parlez-moi de la pluie" (2007) ne fait pas exception, je le trouve académique sur la forme et faible sur le fond en ce qui concerne particulièrement l'analyse des crises de couple. Si je l'ai néanmoins revu, c'est moins pour son cadre géographique agréable (pour une fois, on sort de Paris et on s'aère un peu) que pour l'analyse ô combien juste qui est faite du racisme ordinaire. C'est même, je dois l'avouer la seule chose qui m'a marquée. Agathe et Florence Villanova (Agnès JAOUI et Pascale ARBILLOT) sont des filles de pieds-noirs rapatriés d'Algérie. Dans leurs bagages, leurs parents ont emporté leur domestique, Mimouna (Mimouna Hadji) qui perpétue un rôle devenu anachronique. Son fils, Karim (Jamel DEBBOUZE) qui tente de sortir du lumpenprolétariat en devenant cinéaste et de préserver son identité dans une société qui n'est pas faite pour lui subit la condescendance d'Agathe Villanova à qui il explique pourquoi il ne supporte pas les humiliations ordinaires que sa mère accepte sans broncher, en particulier le tutoiement. Un marqueur soulignant dans ce contexte le racisme mais aussi les inégalités sociales issues de la décolonisation. La finesse d'observation des Jabac fait ici d'autant plus mouche que tous deux sont issus de cette histoire coloniale douloureuse aux cicatrices mal refermées.
Avoir vu quasiment à la suite "The Servant" (1962) et "Accident" (1967) tous deux fruits de la collaboration du réalisateur Joseph LOSEY du dramaturge et scénariste Harold PINTER et de l'acteur Dirk BOGARDE m'a permis d'en voir les évidentes continuités: le huis-clos, étouffant; les pulsions réprimées et "médiatisées" par le ménage à trois (voire plus, j'y reviendrai); la précision de la mise en scène qui à chaque plan nous parle par la composition de l'image; Celle de la bande-son qui exacerbe encore la tension palpable et les non-dits (pas de gouttes d'eau qui s'écoule d'un robinet comme dans "The Servant" (1962) mais des sonneries de téléphone et des tic-tac d'horloge qui soulignent la pesanteur des silences sans parler du bruit du crash que l'on entend dans un parallélisme de plan parfait au début et à la fin sans rien en voir). Pour résumer, les deux films me font penser à une étude entomologique du désir. C'est d'ailleurs aussi souvent ce qui peut gêner dans le cinéma de Losey. Un cinéma brillant mais aussi froid qu'une table de dissection fait sur-mesure pour un Alain DELON (évidemment je fais allusion à "Mr. Klein") (1976). Mais dans "Accident", c'est pour la quatrième fois Dirk BOGARDE qui prête son intériorité tourmentée et pleine de contradictions au personnage du professeur Stephen pris au piège de la toile d'araignée que tisse autour des hommes la séduisante Anna (Jacqueline SASSARD). Pour filer la métaphore du titre, cet homme rangé des voitures qui évolue dans une micro-société corsetée voit un jour l'une d'elles venir se fracasser dans son jardin. A l'intérieur, son étudiant et secrètement rival William (Michael YORK), tué sur le coup et Anna, intacte et commotionnée mais à qui il prête des intentions meurtrières. Il faut dire que jusque là, c'est Anna qui a toujours mené le bal et lui qui n'a jamais réussi à s'y insérer, observant en bouillant de frustration celle-ci se faire sauter sous son propre toit (on reconnaît bien là la perversion du ménage à trois de "The Servant") (1962) par Charley (Stanley BAKER), l'un de ses collègues nettement plus téméraire et donc plus chanceux dans la vie. Mais voilà, après l'accident, Anna est en position de faiblesse et à sa merci et le loup qui sommeille en Stephen pourrait bien se réveiller derrière son attitude de pauvre victime de l'amour.
Construit sur un flashback qui s'entremêle avec le présent, "Accident" établit également un pont, volontaire ou non avec le cinéma de Alain RESNAIS. Delphine SEYRIG, l'une des égéries des premiers films du réalisateur français illumine de sa présence le film de Losey alors que Dirk BOGARDE ira traîner ses guêtres dix ans plus tard dans "Providence" (1977).
"Pour l'exemple" de Joseph LOSEY est systématiquement comparé au film de Stanley KUBRICK "Les Sentiers de la gloire (1957). Mais bien qu'abordant le même sujet (les soldats condamnés à mort et fusillés "pour l'exemple" par leur propre camp en 1917) il est dommage qu'il soit autant dans l'ombre de son illustre prédécesseur. Il est en effet bien différent. Plus froid, plus clinique avec ses nombreux passages d'arrêts sur image montrant des corps se dissolvant dans la boue, condamnés à l'anéantissement et à l'oubli. Et surtout, il est bien plus dur.
Dans le film de Stanley KUBRICK, le colonel Dax joué par Kirk DOUGLAS qui est l'avocat des soldats condamnés pour "lâcheté devant l'ennemi" ne parvient pas à sauver leur tête mais il s'en tire avec les honneurs en gardant toute son intégrité. Un réflexe très américain. Rien de tel avec le capitaine Hargreaves qui se fait l'avocat du soldat Hamp (Tom COURTENAY) accusé de désertion.
Certes, sa plaidoirie est tout aussi humaniste que celle du colonel Dax. Elle est tout aussi vouée à l'échec dans cette logique impitoyable de la guerre dans laquelle les hommes doivent tenir coûte que coûte, aucune défaillance n'étant tolérée mais tous les coups étant permis sous un vernis parfaitement légal. Légalité s'accompagnant d'ailleurs du mensonge d'Etat lorsque la missive parvenant à la famille indique que le soldat Hamp est mort au combat.
Mais en plus du verdict impitoyable, Joseph LOSEY démonte tous les mythes propagandistes autour des "héros" de guerre et autres concepts de "guerre propre". Non la guerre n'est jamais propre et l'ensemble du film nous le rappelle. Au sens propre puisque les hommes végètent du début à la fin sous une pluie battante dans la boue au milieu des rats, des cadavres et de leur propre merde (le pauvre Hamp est ravagé par la dysenterie) mais également au figuré. Il n'y a ni héros, ni méchant sur le front mais des hommes embarqués sur le même bateau qui sont là avant tout pour obéir aux ordres de supérieurs bien planqués qui consistent à assassiner leurs ennemis mais aussi parfois leurs propres camarades. Le capitaine Hargreaves ne fait pas exception à la règle. Il faut dire que celui-ci est joué -je devrais dire habité!- par l'expert en zones d'ombres et autres ambivalences humaines qu'est Dirk BOGARDE*. Son jeu exceptionnellement riche et nuancé superpose deux couches de sens qui rendent son personnage inoubliable. Hargreaves est un homme de devoir. Il s'avère donc aussi qualifié pour effectuer une plaidoirie vibrante d'humanisme en faveur du déserteur que pour l'achever. Mais il n'est pas uniquement un être de représentation ou un pantin exceptionnellement doué. Tout indique par son regard, par le ton de sa voix un être intérieurement tourmenté, tiraillé entre une éducation psychorigide et sa conscience qui vient de temps à autre le hanter. On peut aussi penser qu'à un moment donné, il a cru que son éloquence allait le tirer de cet enfer et que son réveil lorsqu'il apparaît avec les mains noires de boue -des mains sales- n'en est que plus douloureux.
* Co-scénariste et lui-même ancien soldat de l'armée britannique durant la seconde guerre mondiale.
Que l'humour soit l'ultime politesse du désespoir comme le disait Chris Marker, on ne peut plus en douter après avoir vu "Le Pigeon". Parce que lorsqu'on regarde les arrière-plans si travaillés du film dont la mise en scène joue admirablement sur la profondeur de champ, que voit-on? La misère, la misère et encore la misère. Le fond de la cour d'une prison, les borgate de la banlieue de Rome surplombés d'immeubles en construction, les grandes tables du réfectoire d'un orphelinat. Bref l'arrière-plan du film appartient sans aucun doute au néo-réalisme à la Roberto ROSSELLINI et contextualise le film. Et pourtant, on passe la majeure partie du temps à rire de bon coeur devant les déboires d'une belle galerie de losers qui tentent de monter un casse aussi minable qu'ils le sont eux-mêmes (façon "The Ladykillers" (1955) ou "Du rififi chez les hommes") (1954) avec un enthousiasme voire un abattage phénoménal. Car "Le Pigeon" est aussi un grand film choral qui réussit à merveilleusement équilibrer les talents des acteurs qui composent l'ahurissante bande de bras cassés qui enchaînent les catastrophes. Parmi eux, deux grandes futures stars: le boxeur raté beau parleur (Vittorio GASSMAN, hilarant quand il en fait des tonnes en s'accusant d'un crime qu'il n'a pas commis ou bien quand il se la joue "rusé") et le photographe plus qu'amateur (Marcello MASTROIANNI) toujours lesté d'un gosse dans les bras quand il n'a pas l'un d'eux dans le plâtre. Car ces clowns ont le coeur tendre et sont donc extrêmement attachants grâce aux touches d'humanité que parsème Mario MONICELLI et qui renvoient également à l'arrière-plan mélancolique. De ce point de vue, l'un de mes moments préférés est celui dans lequel Mario (Renato SALVATORI) achète trois tabliers identiques avec le personnage de Donald Duck au marché aux puces et qu'on découvre un peu plus tard avec une efficacité de mise en scène imparable qu'il les a offert à ses trois "mamans" de l'orphelinat. Ce même Mario qui tombe amoureux de la soeur de l'un de ses compagnons qui la surveille pourtant de près. Il faut dire qu'elle est jouée par Claudia CARDINALE dans l'un de ses premiers rôles.
Premier film de Joseph LOSEY, "Le Garçon aux cheveux verts" n'a rien perdu de son actualité. Le contexte a changé, le jugement social sur les petits garçons aux cheveux différents de la norme non. Par exemple, les cheveux longs et bouclés qui ne semblent pas poser problème quand ils sont portés par des petites filles deviennent étonnamment suspects quand ils le sont par des petits garçons, surtout à partir de l'entrée à l'école. Outre le trouble sur le genre qu'ils induisent et qui dérange on les accuse de transmettre des poux et on agite alors la menace de la tondeuse. Et c'est ainsi que la pression sociale normative continue à s'exercer en toute impunité dans une société dite "moderne".
Peter (Dean STOCKWELL alors enfant-acteur à la présence déjà remarquable) n'a pas les cheveux longs mais un matin, il découvre qu'ils sont devenus naturellement verts. Cette simple différence de couleur lui vaut la curiosité malsaine puis l'ostracisme et enfin l'hostilité de la petite ville américaine dans laquelle cet orphelin de guerre (le film date de 1948) pensait avoir trouvé un foyer. Outre sa beauté et sa mélancolie, le film offre un édifiant portrait de la gent humaine qui renvoie aux comportements racistes et antisémites observés pendant la seconde guerre mondiale. Le harcèlement vécu par Peter à l'école, les pressions exercées par le laitier qui craint que le changement de couleur des cheveux du garçon ne soit associé à son lait et ne lui fasse mettre la clé sous la porte, la docilité servile du coiffeur ou encore la lâche trahison du tuteur de Peter d'apparence si tolérant et qui plus est magicien. Rien de tel que la confrontation avec la différence pour révéler les tricheurs de tous bords, y compris ceux qui se drapent dans des oripeaux de vertu ou d'ouverture d'esprit.
Mais le film n'est pas qu'une fable sur la différence car celle-ci est signifiante. Peter porte bien malgré lui la mémoire de tous les enfants victimes de la guerre et la couleur de ses cheveux qui le rend visible est un moyen d'obliger les adultes à ne pas se dérober à leurs responsabilités présentes et futures pour que cela ne recommence jamais. Le film de Joseph LOSEY est donc humaniste et engagé et plus dérangeant que convenu en dépit des apparences. D'ailleurs celui-ci et ses collaborateurs subiront le sort de Peter en étant blacklisté par Hollywood au moment de la chasse aux sorcières.
Très grand film se situant au confluent du social et de l'intime, "The Servant" est l'histoire d'une relation d'emprise d'un valet sur son maître, nourrie de revanche sociale, de sadomasochisme et d'homosexualité refoulée. Comme l'époque interdit d'être explicite, ce sont le décor, l'agencement de l'espace et la mise en scène qui vont "parler" bien mieux que les propos des personnages. La première scène, programmatique, dit déjà à peu près tout. Un homme tiré à quatre épingles, impeccable d'élégance mais qui n'est pourtant qu'un domestique de niveau supérieur -un majordome en somme- entre chez son futur maître pour se faire embaucher. Mais en lieu et place du haut standing attendu, il découvre un lieu vide et décrépi et un homme endormi dans un laisser-aller total qui fleure bon l'esprit faible et décadent. Les yeux froids et intelligents de Barrett n'ont pas perdu une miette du spectacle (immense Dirk BOGARDE dont la fausse impassibilité cache une intériorité de plus en plus terrifiante) alors que la caméra le filme en contre-plongée, au-dessus du corps endormi de sa future victime. D'emblée, c'est Barrett qui domine, c'est lui qui rénove la maison selon ses propres directives et c'est lui qui va n'avoir de cesse d'en prendre possession, ainsi que du corps et de l'esprit de son propriétaire. Tâche d'autant plus facile que celui-ci n'offre que bien peu de résistance aux assauts de plus en plus violents de son bourreau dont les manières si parfaites cachent des trésors de perversité. Car Tony (James FOX, trente ans avant de rejouer les aristocrates dévoyés chez James IVORY) ne maîtrise rien de se qui se passe en lui et n'est qu'une chiffe molle sans volonté, rapidement vidée de toute substance. Il y a bien la fiancée de Tony, Susan (Wendy CRAIG) qui a flairé le piège et tente de reprendre prise sur l'espace et sur l'homme (l'enjeu des fleurs, des coussins etc.) mais le problème pour elle est que les instincts profonds de Tony sont contre elles et avec Barrett*. Ce dernier incarne de façon perverse un Figaro écrasant l'ADN supposé supérieur par sa seule intelligence. On a beaucoup parlé à propos du film de la dialectique du maître et de l'esclave et à juste titre tant celui-ci souligne notamment à travers la métaphore de la traversée des miroirs la dépendance infantile du maître à son domestique qui comble ses besoins et exerce un contrôle total sur lui mais celle-ci se double d'une attirance et fascination sexuelle tout à fait semblable à celle de "Furyo" (1982) ou de "Reflets dans un oeil d'or" (1967). Est-ce un hasard si les deux hommes ne se retrouvent sur un pied d'égalité que lorsqu'ils évoquent avec nostalgie l'époque de la "camaraderie" du régiment?
* Joseph LOSEY utilise exactement le même procédé que Basil DEARDEN dans "La Victime" (1961) pour révéler l'homosexualité refoulée de son personnage principal: des photos d'hommes érotisées accrochées au mur de sa chambre. C'est "La Victime" (1961) qui a révélé la vraie personnalité de Dirk BOGARDE et donné l'idée à Joseph LOSEY et à Luchino VISCONTI de l'employer.
Un titre trouvé par Bertrand BLIER, des acteurs sortis tout droit de "Talons aiguilles" (1991) de Pedro ALMODÓVAR (Victoria ABRIL et Miguel BOSÉ tous deux "caliente"), ça donne tout de suite de l'allure à cette comédie parfaitement jubilatoire qu'est "Gazon Maudit". Jubilatoire, iconoclaste (c'était la première fois qu'on parlait frontalement d'homosexualité féminine dans une comédie mainstream), décomplexée et tendre. Car si l'hétéro-beauf cavaleur, jaloux et homophobe en prend plein la gueule c'est pour mieux se réinventer par la suite. Ce n'est pas pour rien qu'il s'appelle Lafaille! Il faut dire que c'est Alain CHABAT qui s'y colle et qu'il n'a pas son pareil pour rendre crédible ce genre de métamorphose. Je est un autre disait en son temps Arthur Rimbaud. Et voilà que "l'autre" comme Laurent appelle sa rivale Marijo (Josiane BALASKO) avec tant de mépris, ça pourrait bien être en fait une partie ignorée de lui-même. Ignorée et refoulée tant qu'il s'accroche à son rôle de mâle-alpha insupportablement macho avec les femmes, la sienne y compris qu'il néglige, trompe à tire-larigot et à qui il ne cesse de mentir. Pourtant elle aurait de quoi le combler parce qu'à peine Marijo débarquée dans leur vie, ça devient tout de suite très chaud et sans tabou entre elles. Et ça finit même par le contaminer, lui. Seulement voilà, il faut qu'il accepte Marijo pour qu'il voie enfin vraiment sa femme et qu'il se voie aussi vraiment lui-même. Et ça c'est un gros travail d'acceptation de soi à travers cet autre honni justement. Car Laurent et Marijo ont un point commun: ils aiment Loli (il faut dire qu'elle est irrésistible!) Et Loli les aime tous les deux. Alors Marijo est bien obligée d'aller au-delà de sa détestation des hommes et Laurent au-delà de ses préjugés sur les "camionneuses". Et ça pourrait même accoucher de nouvelles configurations amoureuses et familiales tout ça, peut-être peu orthodoxes mais qu'importe si tout le monde y trouve son compte et peut s'y épanouir et en sortir enrichi.
Je n'accroche pas plus que ça aux films de James GRAY, quel que soit le genre auquel il s'adonne (thriller, drame historique, épopée spatiale, récit d'aventures). C'est sans doute trop distancié à mon goût et pas toujours juste humainement. Mais ici, cette distance sert le film qui est une critique plutôt pertinente de la civilisation occidentale colonialiste, ses fétiches (titres, breloques dorées), ses chimères (gloire, toute-puissance), sa soif non de véritables découvertes mais de conquête, de pouvoir et d'appropriation, ses tendances destructrices et autodestructrices incarnées par la première guerre mondiale. Le tout s'incarne dans le personnage du bien nommé Percival Fawcett (Charlie HUNNAM), un explorateur britannique ayant réellement existé, obsédé durant toute sa vie par la recherche d'une cité perdue au coeur de l'Amazonie sans laquelle il pense ne jamais pouvoir atteindre la plénitude. Hanté par l'idée de laver l'honneur de son nom entaché par les défaillances de son père qui a fait de lui un paria dans la haute société, il en oublie son épouse (Sienna MILLER) qu'en parfait homme de son temps, il ne revoit que le temps de lui faire un nouveau gosse entre deux expéditions*, gosses qui grandissent avec une image de père héros mais surtout absent. Avec toujours la même conséquence au bout du compte: un fils aîné (Tom HOLLAND) qui après une période de rébellion adolescente bien naturelle finit par devenir un parfait clone de son père, n'ayant trouvé que ce moyen pour le rejoindre.
Mais en dépit de tout ce que le personnage peut avoir de rétrograde aux yeux d'un homme du XXI° siècle, Fawcett est montré comme atypique, notamment dans sa relation avec les indiens dans laquelle il pratique un "lâcher-prise" aux antipodes du comportement d'un Murray aux allures de saboteur (Angus MacFADYEN). Indiens avec lesquels il cherche à communiquer, dont il cherche à comprendre les us et coutumes (notamment le cannibalisme) sans les juger et dont il apprécie les compétences, par exemple en matière d'agriculture. On se dit en le voyant faire qu'il aurait pu être un excellent anthropologue, une sorte de Marcel Mauss britannique. Au lieu de cela, sa recherche jusqu'au-boutiste de la chimérique cité de Z aura considérablement influencé les artistes occidentaux, du "Monde Perdu" de Sir Conan Doyle aux aventures d'Indiana Jones en passant par celles de Tintin et de Bob Morane.
* La rhétorique bien conservatrice du bonhomme lorsque sa femme lui propose de l'accompagner dans ses expéditions souligne le carcan mental dans lequel il a été élevé "depuis la nuit des temps, les hommes et les femmes se sont dévolus chacun à leur rôle" comme si celui-ci procédait d'un ordre naturel et immuable alors qu'il s'égit bien évidemment d'une construction sociale.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.