Shakespeare Wallah
James Ivory (1965)
James IVORY est un réalisateur dont je me suis sentie proche dès le premier film que j'ai pu voir de lui quand j'avais une vingtaine d'années. En approfondissant ma connaissance de sa filmographie, les raisons en sont devenues évidentes. Je partage en effet avec lui un certain nombre de caractéristiques. Tout d'abord la distorsion entre une apparence classique et une force subversive cachée. Chez James Ivory, l'académisme est un faux-semblant, de subtiles fissures craquelant les plafonds des institutions les plus vénérables. Autre point commun, lié au premier, le multiculturalisme. Ne me reconnaissant pas dans mes origines, j'ai construit ma vie à cheval sur plusieurs continents, exactement comme il l'a fait en partenariat avec le producteur indien Ismail MERCHANT (avec lequel il était en couple) et la scénariste Ruth PRAWER JHABVALA, allemande mariée à un indien, oeuvre artistique et vie intime ne faisant le plus souvent qu'un. C'est ainsi que dans la plupart de ses films, on suit deux types de personnages: ceux qui échouent à se libérer du carcan dans lequel ils sont emprisonnés et en souffrent (consciemment ou non) et ceux qui y parviennent, au prix du choix d'une certaine marginalité.
"Shakespeare Wallah", son deuxième film réalisé en 1965 raconte l'histoire d'une véritable famille d'acteurs britanniques shakespeariens, les Kendal, renommés pour le film les Buckingham (ils jouent donc leurs propres rôles, dans la vie et sur scène) qui ont choisi de vivre et de se produire dans l'Inde postcoloniale. Coupés de leurs racines mais pas vraiment intégrés à la société dans laquelle ils vivent, ils semblent évoluer dans un monde à part qui est pourtant condamné: leurs contrats se raréfient et le public se détourne d'eux pour des formes de spectacles plus modernes et plus proches d'eux culturellement, principalement le cinéma bollywoodien (même si ironiquement celui-ci s'inspire beaucoup du mode de vie bling-bling de son homologue américain). De façon très symbolique, Lizzie, la fille du couple Buckingham alias du couple Kendal (jouée par Felicity KENDAL qui avait alors l'âge de son rôle, 18 ans) tombe amoureuse d'un jeune indien riche et oisif qui mène en parallèle une liaison avec une star de Bollywood, Manjula (Madhur JAFFREY). Pourtant Sanju (Shashi Kapoor) éprouve des sentiments plus profonds pour Lizzie que pour Manjula qui est de plus dépeinte comme une gamine trop gâtée, jalouse et capricieuse (pour ne pas dire garce). Mais leur relation est entravée par la différence culturelle, Sanju ne pouvant envisager que sa femme soit une actrice en butte aux désirs concupiscents mais également aux humiliations du public. Et les parents de Lizzie se rendent bien compte avec le déclin de leur art que l'avenir de leur fille en Inde est compromis et qu'ils doivent l'envoyer dans leur pays d'origine où elle n'a jamais mis les pieds.
Malgré le manque de moyens, le film est de toute beauté (la scène d'amour dans un brouillard pourtant produit artificiellement est assez extraordinaire d'expressivité et ce alors que de l'aveu même de James Ivory, il la croyait ratée) et très marqué par une autre fructueuse collaboration: celle de James IVORY et de Satyajit RAY qui signe la musique.