Anora
Sean Baker (2024)
J'ai eu du mal à entrer dans le film avec son début bling-bling oscillant entre boîte de strip-tease, maison de fils de milliardaire et casinos de Las Vegas, le tout au service d'un rêve en toc. Sans doute l'héroïne voit-elle ce qui lui arrive comme un conte de fées, celui du prince qui épouse la bergère mais quand on connaît un peu Sean BAKER, il est impossible de prendre ces images pour argent comptant. Car il prolonge d'une certaine manière avec "Anora" "The Florida Project" (2017) avec son hôtel "Magic Castle" destiné initialement aux touristes de Disney World et finalement investi par des déshérités. Anora (Mikey MADISON) qui en fait partie comme le montre la première séquence réaliste où on la voit dans sa vie quotidienne rêve justement de passer sa lune de miel dans le célèbre parc d'attraction. Et elle peut d'autant mieux rêver qu'elle a tiré le gros lot. Avec sa connaissance du russe (elle-même étant d'origine ouzbèque), elle a été mise en relation par sa boîte avec l'héritier pourri gâté d'un oligarque russe qui l'inonde de fric pour s'assurer ses services et finit sur un coup de tête par lui proposer le mariage. Evidemment, c'est le début des ennuis. Car Ivan ne s'avère être que la marionnette immature et lâche de ses parents qui envoient aussitôt la nouvelle connue leurs sbires aux trousses du couple. C'est seulement à ce moment que le film prend sa véritable dimension. On bascule dans une sorte de folie burlesque dans laquelle Anora, déchaînée met en pièce le décor et les sbires qui s'avèrent totalement dépassés par la situation. Mention spéciale au montage qui n'est pas pour rien dans l'impression de chaos indescriptible qui s'empare de la mise en scène. L'effet tornade se poursuit ensuite dans la recherche du mari évanoui dans la nature pendant la mêlée, les petites bombes semées auparavant par Sean BAKER (par exemple la rivalité entre Anora et une autre stripteaseuse de la même boîte) explosant au moment opportun. Mais au fur et à mesure que le rêve vire au cauchemar, une mélancolie sourde perce à l'écran tandis qu'une nouvelle trame scénaristique se révèle. C'est toute la force du film d'avoir ainsi mis en avant une intrigue tapageuse pour mieux dérouler une autre histoire dans son ombre. Cette construction savante et parfaitement huilée souligne le degré de maîtrise du film. J'avais adoré Yuriy BORISOV dans "Compartiment No6" (2021) et son rôle d'Igor semble en être le prolongement. Tout aussi peu loquace, il est le témoin silencieux mais pas indifférent de la déconfiture que subit Anora et tente discrètement de lui venir en aide. Face à cette présence qui ne parle quasiment qu'avec le regard (on l'a comparé à Buster KEATON mais je lui trouve des caractéristiques plus chaplinesques que keatoniennes), on voit celle-ci multiplier les mécanismes de défense envers lui jusqu'à la toute dernière scène qui va chercher bien plus loin dans sa vie (on le devine) que les péripéties auxquelles nous avons assisté dans le film. Car comme dans "Compartiment No6" (2021), début et fin se répondent sauf qu'au lieu de voir un visage triste s'illuminer, on voit un sourire plaqué s'évanouir dans un déluge de larmes "rien de plus fermé qu'un sourire forcé. La vraie tristesse est bien plus avenante que la fausse gaité" (René Bellaïche).
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