Harvey Keitel: à l'ombre des ténèbres
Stéphane Benhamou, Erwan le Gac (2023)
Harvey Keitel est le seul acteur scorsesien auquel je suis vraiment sensible. Et grâce au documentaire de Stéphane Benhamou et Erwan le Gac, j'ai compris pourquoi. Celui-ci est en effet particulièrement précis et perspicace. La carrière riche et tourmentée de Harvey Keitel commence par un faux départ. Il a tout pour devenir une immense star, même le mentor puisqu'il prend son premier cours de comédie sans le savoir auprès de Lee Strasberg et rencontre un jeune réalisateur qui le fait jouer dans tous ses premiers films, Martin Scorsese. Harvey Keitel est alors à Martin Scorsese ce que Peter Falk est à John Cassavetes et à Ben Gazzara: un alter ego grandi non à little Italy mais à "little Odessa" alias Brighton Beach, le quartier juif ukrainien de Brooklyn. Mais Harvey Keitel refuse d'entrer dans la lumière en déclinant le premier rôle de "Taxi Driver" au profit de Robert de Niro. Les raisons de cet auto-sabotage ne sont pas explicitées, sinon peut-être par le fait qu'il n'était pas prêt à endosser un personnage aussi proche de ses propres abysses. Par la suite, se brouillant avec Coppola sur le tournage de "Apocalypse Now", il devient infréquentable et sa carrière semble terminée avant même d'avoir réellement décollée. Les années 80 ressemblent à un purgatoire, même si le cinéma européen lui tend la main, en particulier Bertrand Tavernier à qui il rendra un hommage vibrant. Quant à Scorsese, il faut attendre 1988 pour qu'il rejoue dans un de ses films, "La dernière tentation du Christ" où il interprète Judas. Faut-il y voir un message? Enfin les années 90 sont celles de sa renaissance et de sa consécration. Après avoir purgé ses démons dans le "Bad Lieutenant" de Abel Ferrara, il se lance dans la production avec les premiers films de Paul Auster et Quentin Tarantino et le succès que l'on sait. Son nouveau rôle de mentor respecté, y compris dans le milieu hollywoodien ne l'empêche pas de se brouiller à nouveau avec un grand réalisateur, Stanley Kubrick sur le tournage de "Eyes wide shut" ni de participer à des films d'autres nationalités dont le sublime "La leçon de piano" de Jane Campion où il décroche un magnifique rôle à contre-emploi. Au final, même si la carrière de Harvey Keitel a été en dent de scies, elle s'avère passionnante par sa diversité et sa richesse. Il a été l'homme des premiers pas de réalisateurs parmi les plus importants de ces cinquante dernières années, il s'est épanoui dans le cinéma d'auteur européen et a trouvé l'un de ses plus beaux rôles dans un film au féminin. Fascinant.
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