Il était une fois en Anatolie (BIR ZAMANLAR ANADOLU'DA)
Nuri Bilge Ceylan (2011)
"Il était une fois en Anatolie" porte un titre en forme de conte (revendiqué) et inscrit ses personnages dans les grands espaces désertiques ponctués de haltes, comme une version levantine du "Il etait une fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio LEONE. Néanmoins la comparaison s'arrête là. Car non seulement le récit "classique", celui d'une enquête policière est particulièrement étiré mais il n'est au final que secondaire. Ce qui compte dans le film, c'est le cheminement intérieur des personnages, tous reliés par la même souffrance existentielle dont on découvre peu à peu les différentes variantes au fil du récit. Une bonne partie du film se déroule pendant la nuit dans la steppe anatolienne, à peine trouée par le convoi de trois véhicules qui transporte l'équipage composite de l'histoire: un commissaire, un procureur, un médecin, un criminel et son complice, des chauffeurs et quelques militaires. Ils sont à la recherche du cadavre de l'homme que Kemal est censé avoir tué mais les souvenirs de celui-ci se dérobent et le convoi semble tourner en rond*. Pour tuer ce temps interminable et comme suspendu au bord du vide, chacun va venir le remplir avec sa propre histoire. Le film est donc en réalité un puzzle qui se reconstitue peu à peu au fur et à mesure que le passé de chacun s'éclaircit et que la nuit dorée cède la place à un jour blafard. Car derrière la diversité des parcours de chacun existe une profonde communauté de destins marquée du sceau de la tragédie. S'il y a quelque chose qui ne peut que frapper le spectateur, c'est l'absence dans ce microcosme des femmes ou plutôt leur relégation hors-champ, dans les paroles et les pensées des hommes qui sont littéralement "hantés" par elles ou plus exactement par l'impossibilité d'être avec elles et par son corollaire, l'empêchement de la paternité. Le moment qui souligne le plus ce qui relie tous les personnages est la scène renversante de beauté dans laquelle la fille du maire vient servir le thé. Eclairée par une lampe dans la nuit noire comme dans la peinture en clair-obscur, elle semble auréolée de lumière comme une divinité descendue sur terre pour offrir à ces hommes plongés dans la nuit un bref instant de grâce, ceux-ci assis à terre étant obligés de lever les yeux l'un après l'autre pour la contempler, éblouis, émus voire bouleversés comme Kemal. Mais cet instant ne dure pas et chacun est ensuite renvoyé à son enfer personnel. Les dix dernières minutes du film qui superposent deux champs sonores opposés se prolongeant jusqu'à la fin du générique nous poursuivent bien au-delà. Splendeur esthétique et profondeur philosophique font de ce film une expérience cinématographique exigeante certes mais inoubliable.
* Ce dispositif m'a rappelé celui de "Le goût de la cerise" de Abbas Kiarostami, l'une des influences majeures du cinéaste turc.
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