Maternité éternelle (Chibusa yo eien nare)
Kinuyo Tanaka (1955)
Maternité éternelle
Kinuyo TANAKA est l'un des nombreuses victimes de la transmission sexiste de l'histoire des arts. Alors que ses compatriotes des années 50 pour lesquels elle a joué Kenji MIZOGUCHI principalement mais aussi Yasujiro OZU notamment pour "Fleurs d équinoxe" (1958) sont reconnus en occident comme des piliers de l'âge d'or du cinéma japonais depuis des décennies (Ozu n'a cependant reçu la consécration mondiale que dans les années 70) il a fallu attendre 2022 pour que les six films qu'elle a réalisé entre 1953 et 1962 soient enfin projetés lors des festivals Lumière (dans la section créée en 2013 spécialement réservée aux femmes cinéastes) et cannois. Avec cette accroche risible: "Quand l'actrice de Mizoguchi et de Ozu devient une immense réalisatrice" alors qu'il aurait fallu écrire "Quand cette grande cinéaste de l'âge d'or du cinéma japonais obtient une reconnaissance institutionnelle internationale 45 ans après sa mort."
"Maternité éternelle", son troisième film dont le titre français est un contresens (il signifie "Féminité éternelle" ou "les Seins éternels") raconte l'histoire vraie d'une poétesse morte à 31 ans des suites d'un cancer du sein. Prenant pour point de départ l'imagerie presque "cliché" de l'épouse et de la mère nippone soumise à un mari absolument odieux, il prend ensuite un tournant inattendu. D'abord il explicite assez rapidement les raisons profondes de la haine que son mari lui voue: Fumiko s'adonne à une riche activité littéraire dans un club de poésie que son mari qui souffre visiblement d'un complexe d'infériorité ne supporte pas. Il l'humilie donc de toutes les façons possibles jusqu'à ce que cette dernière qui le surprend avec une autre ne craque et demande le divorce. On pourrait penser que cet acte marque le début d'un nouveau départ mais la réalité est bien plus complexe. Fumiko doit céder la garde de son fils à son mari et surtout, elle se découvre rongée par un cancer qui la prive d'abord des attributs de sa féminité (les seins) avant de la condamner. De façon tout à fait paradoxale, la maladie qui l'enferme dans une chambre d'hôpital la libère aussi. Libération par l'écriture poétique, par la reconnaissance littéraire qui advient quand elle tombe malade mais surtout libération des carcans moraux et sociaux qui lui permettent de sortir du refoulement et de connaître les moments les plus heureux de sa vie en exprimant et concrétisant ses sentiments amoureux et ses désirs sexuels. Kinuyo TANAKA colle à son héroïne en se permettant une franchise tant dans les mots que dans les situations peu courante à l'époque: Fumiko prend un bain là où l'homme qu'elle aimait et qui est mort sans que cet amour ne soit avoué avait l'habitude de prendre les siens. Fumiko avoue ses sentiments à sa veuve et l'oblige à regarder sa poitrine mutilée comme une ultime preuve que cet amour étouffé l'a détruite. Fumiko prend le journaliste qui vient à son chevet pour amant et Kinuyo Tanaka n'hésite pas à filmer l'intimité meurtrie de la jeune femme (les seins sur le point d'être coupés, les prothèses...) Enfin, parmi les escapades qui permettent à celle-ci de trouver son inspiration créatrice, il en est une qui nous marque plus que les autres et annonce sa fin car elle aboutit à un lieu condamné par un grillage: la morgue. Ainsi, la réalisatrice parvient à réunir dans un même élan le désir et la mort, l'un se nourrissant de la proximité de l'autre pour dresser le portrait d'une femme fauchée en pleine jeunesse mais à qui ce cruel destin a aussi donné le courage de s'émanciper.
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