La Proie du vent
René Clair (1926)
Grâce au travail de restauration de la cinémathèque et à la plateforme de streaming gratuite Henri, on peut aujourd'hui admirer cette magnifique oeuvre muette de René CLAIR. Sous prétexte que l'intrigue est "conventionnelle" (le terme plus juste serait romantique mais à la manière d'un Alfred HITCHCOCK ou d'un Joseph L. MANKIEWICZ dans leur période gothique et onirique des années quarante), les critiques que j'ai lues ici et là sous-estiment le film, pourtant l'un des plus virtuoses, oniriques et sensuels qu'il m'ait été donné de voir dans le cinéma muet. D'un bout à l'autre, le film repose sur des ambiguïtés. Il est construit comme un rêve avec son pilote qui se pose en catastrophe -et se repose- dans un château hors du temps mais pourtant il est également tempétueux comme les émotions et désirs qui traversent son héros et comme le contexte historique qu'il reflète. Simplement le pays fictif dont sont originaires les personnages du château est déplacé de la Russie aux Balkans*. Un autre élément essentiel du film est son mystère et son suspens lié au fait que René CLAIR nous fait pour l'essentiel partager le point de vue de son héros, Pierre Vignal. Celui-ci est en effet pris en tenaille entre des sentiments ardents pour la châtelaine, Elisabeth et le fait qu'elle lui cache des secrets, secrets qui la lie à son beau-frère et à leur médecin mais dont Vignal est exclu. Avec la réapparition (pour le spectateur) d'une soeur soi-disant morte et qui accuse son mari et Elisabeth d'être des espions sur le point de la faire assassiner, Pierre ne sait plus à qui, à quoi se fier et la douleur et la jalousie le font chavirer. Et cela, René CLAIR l'illustre admirablement à l'aide d'une mise en scène qui se met à tanguer dès que les émotions deviennent trop fortes. A cela s'ajoute une incroyable séquence onirique très magrittienne s'ouvrant et se fermant sur le même plan (en zoom avant puis arrière) de fente lumineuse entrouverte derrière des rideaux que Pierre écarte pour lâcher ses pulsions de désir et de meurtre. Il en va de même de l'ébouriffante scène de course-poursuite et d'accident qui confirme que Pierre est bel et bien devenu "la proie du vent". Et pour couronner le tout, René CLAIR met en valeur le charisme de Charles VANEL de telle façon que celui-ci apparaît d'une sensualité folle**. Que ce soit lors de la scène de la cigarette dans laquelle il échange son mégot contre celui de l'être aimé (à son insu) dont il peut ainsi "goûter" les lèvres par le biais d'un objet que celles-ci ont touché ou bien celle dans laquelle ses mains filmées en gros plan caressent une lettre, tout semble d'un érotisme vibrant dans ce film si ancien et pourtant tellement plus vivant que tant de films contemporains.
* Evidemment il s'agit d'un film Albatros fondé par des émigrés russes dont la devise est "Debout malgré la tempête".
** René CLAIR a la même approche le concernant que Jane CAMPION avec Harvey KEITEL dans "La Leçon de piano" (1993). Tous deux ont utilisé à contre-emploi des acteurs spécialisés dans des rôles de truands, les transformant en grands personnages romantiques tout en les érotisant. Le toucher est d'ailleurs le sens le plus sollicité dans les deux films (par les mains mais aussi dans "La Proie du vent" par la bouche) ainsi que la vue.
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