Fatima
Philippe Faucon (2015)
On ne dira jamais assez combien l'écriture est salvatrice. Au coeur des périodes les plus sombres, quand la liberté de l'homme a été réduite à néant, beaucoup s'en sont sortis par l'écriture. Un des exemples les plus célèbres est l'énorme quantité d'écrits produits par les populations juives en voie d'extermination durant la seconde guerre mondiale dont l'un des plus connus est le journal d'Anne Frank. En période de paix, les mécanismes d'oppression sociale sont beaucoup plus insidieux mais non moins aliénants et écrire est un moyen imparable de leur résister. Le simple fait de pouvoir dire je, d'affirmer l'existence de sa personnalité, goûts, désirs, sensibilité, opinions est un formidable moyen d'émancipation. Or c'est à partir de deux livres de Fatima Elayoubi, "Prière à la lune" et "Enfin, je peux marcher seule" que Philippe Faucon a créé le personnage de Fatima (Soria Zeroual), cette femme de ménage maghrébine immigrée en France qui subit une double (op)pression sociale: celle, communautariste de ses consoeurs qu'elle côtoie au quotidien et qui passent leur temps à l'épier et à médire et celle, liée au rapport de domination de ses employeurs bourgeois (et par extension, de la société "d'accueil"*). Cette pression se cristallise sur les filles de Fatima et l'enjeu qu'elles représentent avec des injonctions contradictoires. L'aînée, Nesrine (Zita Henrot) qui est une brillante élève déterminée à réussir ses études de médecine suscite la jalousie (aussi bien des voisines qui se sentent snobées que des bourgeois qui se sentent concurrencés, surtout quand leurs propres enfants ne réussissent pas aussi bien). Fatima la soutient en prenant en charge ses besoins matériels quitte à se tuer à la tâche et vit par procuration sa réussite (comme le démontre une très belle dernière scène). La cadette, Souad (Kenza Noah Aïche) qui est au contraire une rebelle en voie de déscolarisation vaut à Fatima des injonctions moralisatrices sur ses prétendues failles éducatives. Le film montre aussi combien les relations entre Fatima et ses filles souffrent du grand écart culturel lié à l'immigration. En particulier ce qui est remarquablement mis en valeur par le film, c'est la fracture liée à la barrière de la langue au sein d'une même famille. Le fait d'avoir une autre langue maternelle que ses propres parents ou ses propres enfants et de ne pas maîtriser la deuxième langue suffisamment (ou pas du tout) a des effets dévastateurs qui conjugué à la honte sociale liée au métier et aux conditions de vie de Fatima pousse la cadette à rejeter sa propre mère, lui causant en retour une blessure invisible mais indélébile qui ne peut se soigner que par les mots que celle-ci va finir par formuler -et affirmer-. Ce qui m'a frappé en regardant le film, c'est sa profonde justesse, sa délicatesse, sa proximité avec les personnages qui en fait une oeuvre intimiste avant d'être un film social. Faire vivre de l'intérieur, redonner une dignité et de la visibilité à une personne que l'on ne perçoit d'ordinaire que comme une ombre en toile de fond tout en suscitant une identification universelle est en soi remarquable. Le casting mélangeant actrices professionnelles et non professionnelles est réussi.
* J'ai été dans mon enfance témoin des mêmes vexations que celle que subit Fatima en particulier, celle consistant à mettre de l'argent ou des objets de valeur (bijoux, sacs à main) bien en évidence pour "tester" l'honnêteté des employés, lesquels n'étaient autre que mes parents. Certains "marqueurs" de classe peuvent aussi se colorer de connotations racistes quand l'employé est d'origine étrangère (comme le tutoiement et la condescendance).
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