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Les naufragés de l'île de la Tortue

Publié le par Rosalie210

Jacques Rozier (1974)

Les naufragés de l'île de la Tortue

Le coffret consacré aux films de Jacques Rozier a permis de sortir "Les naufragés de l'île de la Tortue" des limbes où il a été longtemps confiné. Tourné en 1974 en huit semaines, il a fallu deux ans à Jacques ROZIER pour monter le film et lorsque celui-ci a été enfin prêt, sa société de production a fait faillite, compromettant la carrière du film en salles en dépit de la présence dans le rôle principal d'un acteur qui était alors une star de la comédie, Pierre RICHARD. Mais Jacques ROZIER est un cinéaste déroutant qui ne l'utilise pas de la même façon que les autres de même qu'il ne se soumet pas au rythme de fabrication "bankable" d'un film ou à un scénario pré-écrit. S'il y a un élément récurrent dans tous ses films, c'est l'élément aquatique et cela lui convient parfaitement car Jacques ROZIER aime épouser son rythme, ses flottements, hésitations, temps morts sans savoir où cela peut le mener.

Par conséquent "Les naufragés de l'île de la Tortue" porte la marque de cette improvisation permanente (qui rappelle que Jacques ROZIER est un cinéaste de la Nouvelle vague), le film s'inventant au fur et à mesure du tournage. Celui-ci est tellement naturaliste qu'il est difficile parfois de démêler ce qui relève de la fiction et ce qui relève du documentaire. Ainsi le refus de Joël Dupoirier (Maurice RISCH) d'accompagner aux Caraïbes Jean-Arthur (Pierre RICHARD) et son remplacement au pied levé par son frère Bernard (Jacques VILLERET) s'explique par l'indisponibilité de l'acteur. De même le coup de colère du plongeur qui décide de rentrer à Paris se confond avec celui de l'acteur qui l'interprète, excédé par les méthodes du réalisateur et qui plaque l'équipe en plein tournage.

Le film se construit sur deux dimensions entre lesquelles il ne tranche jamais. D'une part une rêverie, celle du bien-nommé Jean Arthur Bonaventure qui travaille dans une agence de voyages mais reste collé au sol dans la grisaille de sa routine. Dès les premiers plans, Jacques ROZIER insiste sur le regard de Pierre RICHARD dont les yeux bleus se prêtent à la rêverie. On le voit fixer du regard une affiche sur laquelle est représentée une femme noire dévêtue et ornée d'une belle coupe afro. Des cartons écrits nous informent qu'il s'est inventé une liaison qui lorsqu'elle deviendra réelle prendra les traits de cette femme. Et de fil en aiguille, Jean-Arthur se rêvera en nouveau Robinson, lisant devant son auditoire des passages entiers du roman de Daniel Defoe, matrice de son projet de concept de vacances nommé "Robinson Crusoé". La mise en scène nous fait douter de la réalité de cette aventure, notamment lorsque lors d'une scène magnifique le bateau disparaît de l'horizon sans explication. Comme d'autres films des années 70 tournés en extérieurs, "Les naufragés de l'île de la Tortue" rappelle le pouvoir d'envoûtement incomparable de la lumière naturelle notamment au crépuscule.

Mais d'autre part, l'aspect mercantile et chimérique de ce projet à la contradiction insurmontable (faire de l'argent avec une aventure authentique) est superbement démontré par ce qu'il faut qualifier d'anticipation visionnaire. En effet Jacques ROZIER dénonce avec trente ans d'avance les faux-semblants du jeu de survie du type "Koh-Lanta". Tout y est: la recherche d'une île déserte qui ne l'est pas (dès qu'on voit la première maison au fond du cadre, on comprend et par la suite la prison achève de nous désillusionner à ce sujet) et donc d'eaux turquoises qui ne le sont pas (elles sont au contraire infestées de déchets), la surenchère dans l'inconfort et le dénuement (slogans du type "3000 francs-rien compris" ou "Robinson démerde-toi", valises confisquées et jetées à l'eau, volonté de faire atteindre l'île à la nage, marches épuisantes, conditions de vie précaires etc.), les tensions savamment entretenues entre les participants obligés de cohabiter à huis-clos filmées comme un spectacle d'autant que par un effet de mise en abyme troublante, Jacques ROZIER s'appuie sur la réalité d'un tournage déstabilisant et éprouvant pour les acteurs. Il y a donc une réalité mise en scène comme dans la télé-réalité et c'est en cela que le film de Jacques ROZIER doit absolument être redécouvert aujourd'hui.

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